L’usage véhiculaire du français peut être mis en évidence par le biais de deux exemples, illustrant deux moments distincts de l’histoire de la langue française.
1. La langue des poètes du Moyen Âge
Ce qui va nous retenir dans un premier temps est le cas de la langue française à la fin du Moyen Âge.
Au Moyen Âge, la population de la zone d’éclosion de la langue française (qui correspond à l’heure actuelle à la France, et, partiellement, à la Belgique, au Luxembourg et à la Suisse – en orange sur la carte ci-dessus) :
La zone d’éclosion de la langue française
c’est-à-dire les régions où le français est une langue endogène, en d’autres termes encore les régions où le français est une langue héréditaire, la population s’exprimait dans des dialectes.
Définition : Dialecte
Un dialecte est une variété linguistique circonscrite à une aire géographique réduite et suffisamment distincte des aires voisines pour rendre difficile la communication entre personnes originaires de régions différentes.
Les dialectes « français » au Moyen Âge
Pour cette époque, ce que nous appelons « français » (et ce « nous » renvoie au point de vue actuel des spécialistes aussi bien qu’à celui de l’homme de la rue), c’est en fait, pour une grande part, le français issu de la langue qu’utilisaient les poètes, une langue qui présente la particularité d’avoir été forgée artificiellement et progressivement par les poètes pour pouvoir diffuser leurs œuvres dans un territoire chaque fois un peu plus étendu, pour pouvoir être compris d’un public de langue maternelle, ou plus précisément de dialecte maternel, chaque fois différent.
Il faut savoir en effet que, si l’on excepte quelques rares poètes de cour[1], qui connaissaient une situation privilégiée, les poètes du Moyen Âge étaient des artistes itinérants, obligés de se déplacer pour pouvoir vivre de leur art, et donc obligés d’adapter leurs œuvres à chaque région traversée et à chaque situation linguistique nouvelle. Durant tout le Moyen Âge, la langue des poètes était en réalité un artéfact, au sens anglais du terme.
Définition : Artéfact
Au sens anglais, l’artéfact est un produit ayant subi une transformation, même minime, par l’homme et qui se distingue ainsi d’un autre provoqué par un phénomène naturel.
Au sens français, l’artéfact est un phénomène créé de toutes pièces par les conditions expérimentales.
Si nous revenons à la définition que nous avons donnée plus haut de la langue véhiculaire, cet artéfact des poètes médiévaux n’est pas une langue de communication, puisqu’il n’est pas nécessaire que les poètes l’apprennent en plus de leur langue maternelle, sa caractéristique principale étant justement qu’elle est un produit de leur langue maternelle. Mais nous avons vu que, telle quelle, cette définition de la langue véhiculaire comme langue apprise en plus de la langue maternelle n’est pas vraiment opérationnelle, aussi devons-nous envisager de nous forger une autre définition de la langue véhiculaire.
Le « français » des poètes du Moyen Âge était une langue véhiculaire en ce sens qu’il permettait aux poètes de communiquer entre régions de dialectes maternels différents. Cette langue forgée pour être comprise dans des zones dialectales différentes faisait office de langue commune ou koinè ou, plus techniquement encore, de langue supradialectale – littéralement une langue qui englobe plusieurs dialectes.
Au XIIIe siècle, le principe d’une langue supradialectale à usage véhiculaire s’est étendu à un autre contexte : du fait de la réputation de sage et de diplomate acquise par saint Louis, une langue française semblablement « décolorée », débarrassée de ses traits dialectaux, est devenue la langue de la diplomatie (un sous-emploi de la langue véhiculaire) à travers toute l’Europe (la langue française a perdu par la suite ce statut de langue de la diplomatie, statut qu’elle a retrouvé à l’époque de Louis XIV).
C’est le principe de ces artéfacts, produits des dialectes du français, de cette langue supradialectale, qui s’est progressivement imposé pour déboucher sur ce qu’on appelle aujourd’hui le français. On est donc très loin ici de l’idée que le français soit issu d’un unique dialecte, quel qu’il fût, idée que nous retrouverons au chapitre consacré au prestige linguistique.
2. Le pitinègue
Le Moyen Âge n’est pas la seule époque dans l’histoire de la langue française durant laquelle s’est forgé, pour les besoins de la communication, un artéfact à partir de la langue maternelle d’un groupe de locuteurs – poètes ou diplomates.
Au XXe siècle s’est développée une forme simplifiée du français qui a été utilisée comme langue véhiculaire dans certaines colonies françaises : le « pitinègue » ou « petit nègre », enseigné par l’armée coloniale française aux habitants indigènes des zones colonisées. Par extension, cette expression a été utilisée par la suite pour désigner d’une manière générale toutes sortes de langues simplifiées, mais au départ, cette expression visait strictement une forme simplifiée du français.
Le « français tirailleur » est une autre forme de français simplifié mise en place par les autorités françaises durant la première Guerre mondiale pour que les gradés puissent se faire comprendre des conscrits originaires des colonies françaises de l’Afrique subsaharienne, qui avaient des langues maternelles différentes, d’une part, et ignoraient le français, d’autre part. Son nom vient de ce que ces conscrits constituaient un corps de tirailleurs (fantassins), parmi lesquels les tristement célèbres tirailleurs sénégalais (massacrés en 1944 à Thiaroye par les Français).
[1]Rares parmi les trouvères, dont il est question ici, mais nombreux parmi les troubadours.