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Morphosyntaxe et syntaxe du protofrançais

Le latin vulgaire et le gallo-roman sont surtout connus par des documents qui prennent la forme de listes (l’Appendix Probi, les interpretamenta de Reichenau) ou de mots isolés (inscriptions funéraires, etc.), de sorte que l’idée que l’on peut se faire de leur syntaxe reste nécessairement conjecturale.

Pour le protofrançais en revanche, nous disposons de documents plus proprement textuels, qui nous donnent déjà une meilleure image de la syntaxe et de la morphosyntaxe de cet état de langue, même si le fait qu’ils soient principalement composés en vers conduit à les examiner avec la plus grande prudence.

La réunion de plusieurs fonctions sous la seule forme du cas régime est attestée notamment par la Séquence de sainte Eulalie, où Deo est tantôt un complément du nom, tantôt un objet  :

Uoldrent la ueintre li Deo inimi (v. 3)
La polle sempre non amast lo Deo menestier (v. 10)
Qu’elle Deo raniet chi maent sus en ciel (v. 6)

En revanche, les deux formes Krist et Christus semblent y fonctionner l’une et l’autre comme sujets :

Uolt lo seule lazsier, si ruouet Krist (v. 24)
Qued auuiset de nos Christus mercit (v. 27)

Le texte des Serments est particulièrement riche d’information sur l’ordre des mots. On y observe notamment que le verbe ne s’y positionne jamais en tête des principales et tend même à s’éloigner de la tête de la phrase :

si saluarai eo cist meon fradre Karlo
Et ab Ludher nul plaid nunqua’m prindrai

Il y est systématiquement rejeté à la fin des subordonnées :

in quant Deus sauir et podir me dunat
si cum om per dreit son fradra saluar dift
Si Lodhuuigs sagrament que son fradre Karlo iurat conseruat

Comme cet ordre des mots est caractéristique des langues germaniques, on considère généralement ce trait comme relevant du superstrat francique – ce qui se justifierait d’autant mieux quand on se souvient que les descendants de Charlemagne (dont Louis et Charles, qui ont prononcé les serments, et Nithard, qui les a transcrits) sont de langue maternelle francique.

Le prêtre rejette semblablement les verbes à la fin des subordonnées de son brouillon de sermon :

<et preparauit Dominus> un edre sore sen cheve qet umbre li fesist

Cette disposition du verbe est moins strictement respectée dans la Séquence, où la place du verbe est moins régulière, la recherche de la rime et des considérations stylistiques entrant en ligne de compte dans ce poème :

Bel auret corps, bellezour anima (v. 2)
Elle non eskoltet les mals conselliers (v. 5)
La polle sempre non amast lo Deo menestier (v. 10)
La domnizelle celle kose non contredist (v. 23)
Qu’elle Deo raniet chi maent sus en ciel (v. 6)

mais

Qu’elle Deo raniet chi maent sus en ciel (v. 6)
Uoldrent
la ueintre li Deo inimi (v. 3)

Elle l’est davantage dans la Vie de saint Léger et la Vie de saint Alexis :

Domine Deu devemps lauder (Léger, v. 1)
Primes didrai vos dels honors (v. 7)
Que lui a grant torment occist (v. 12)

Iluec paist l’om del relief de la table (Alexis, v. 247)
Ço ne vuelt il que sa medre le sachat : (v. 249)
De la viande qui del herberc li vient (v. 251)

On pourrait voir aussi une influence francique dans le fait que le déterminant précède le nom déterminé (même si le latin connaissait un principe semblable), dans les Serments :

Pro Deo amour et pro christian poblo et nostre commun saluament, dist di in avant, in quant Deus sauir et podir me dunat, si saluarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra saluar dift, in o quid il mi altresi fazet.

une caractéristique nettement moins accusée dans les autres textes, notamment dans la Séquence :

Uoldrent la ueintre li Deo inimi (v. 3)
La polle sempre non amast lo Deo menestier (v. 10)

mais

Qued elle fuiet lo nom christiien (v. 14)
A czo no∙s uoldret concreidre li rex pagiens (v. 21)

La présence de pronoms sujets doit aussi être soulignée en ce qu’elle démarque clairement le français du latin ; elle est surtout manifeste dans la Séquence, où subsistent toutefois de nombreuses phrases sans sujet formulé :

Elle non eskoltet les mals conselliers (v. 5)
Qu’elle perdesse sa virginitet (v. 17)
Elle colpes non auret, por o nos coist (v. 20)

Melz sostiendreiet les empedementz (v. 16)
Por o s’furet morte a grand honestet (v. 18)
Enz enl fou la getterent, com arde tost (v. 19)

de même que dans la Vie de saint Alexis :

Soz le degret o il gist sour sa nate (v. 246)
Ço ne vuelt il que sa medre le sachat (v. 249)
Plus aimet Deu que trestot son lignage (v. 250)
Tant en retient dont son cors en sostient (v. 252)

Pour nier le verbe, le protofrançais procède, comme le latin, en positionnant un morphème négatif devant le verbe ; ainsi, dans la Séquence :

Elle non eskoltet les mals conselliers (v. 5)
La polle sempre non amast lo Deo menestier (v. 10)
Elle colpes non auret (v. 20)

ou dans la Vie de saint Alexis :

Ço ne vuelt il que sa medre le sachat (v. 249)
N’en fait musjode por son cors engraissier (v. 254)

Des clitiques peuvent toutefois venir s’intercaler entre le morphème négatif et le verbe :

Niule cose non la pouret omque pleier (Séquence, v. 9)
Tres sei la tint, ne la volst demostrer,
Nel reconoissent usque il s’en seit alez. (Alexis, v. 286-7)

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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