Nous avons vu dans la description des chronolectes précédents que l’évolution phonétique avait contribué à désorganiser complètement le système de conjugaison latine.
L’ancien français se caractérise en définitive par une conjugaison qui doit assez peu au latin :
- les quatre conjugaisons latines ne s’y retrouvent pas et s’y retrouvent d’autant moins que les verbes hésitent quant au modèle de conjugaison à suivre, de nombreux verbes disposant de plusieurs infinitifs et alignant le reste de leur conjugaison sur l’un ou l’autre, voir sur l’un et l’autre des différents paradigmes :
finer >< finir
taisir >< taire
ardre >< ardoir
- de nombreux tiroirs latins n’aboutissent à aucune forme en français, notamment les nombreux tiroirs du futur, les langues romanes optant toutes pour des formes du futur de création propre ;
- les désinences verbales hérités par la voie de la phonétique historique ont dès le gallo-roman cédé leur place à des désinences spécifiques :
Les désinences verbales en ancien français
Singulier | Pluriel | ||
1re pers. | – | 1re pers. | –ons |
2e pers. | –es | 2e pers. | –ez |
3e pers. | –e | 3e pers. | –ent |
En outre, du fait des règles de l’accentuation latine, les formes verbales connaissent un accent mobile.
Or on se souvient que l’accent tonique va entrainer dès le gallo-roman la diphtongaison des voyelles toniques. Dans le cas des verbes, dire que l’accent est mobile revient à dire que, dans un ensemble de formes d’un même verbe, ce n’est pas toujours la même voyelle qui est tonique et que ce n’est donc pas toujours la même voyelle qui va se diphtonguer.
Par ailleurs, une particularité de l’accent tonique est qu’il met une voyelle en relief au détriment de toutes les autres, de sorte que la tonicité de l’accent entraine de nombreux amüissements de voyelles atones. Dans le cas des verbes, dire que l’accent est mobile revient à dire que, dans un ensemble de formes d’un même verbe, ce n’est pas toujours la même voyelle qui est tonique et ce ne sont donc pas toujours les mêmes voyelles non plus qui sont atones et qui vont s’amüir.
Il en résulte, pour tout l’ancien français, une grande variété et une grande complexité dans la conjugaison des verbes, complexité que l’analogie réduira au fil du temps.
(je) manjue >< (nous) manjons
(je) parole >< (nous) parlons
(j’)aim >< (nous) amons
(je) pleur >< (nous) plourons
Remarque : Les pronoms sujets sont notés ici entre parenthèses parce qu’à cette époque, la désinence personnelle suffit à expliciter la personne grammaticale, l’usage des pronoms sujets étant alors quasi inexistant.
Voici quelques exemples des paradigmes du présent, révélateurs de la diversité et de la complexité de la conjugaison en ancien français :
- chanter, paradigme régulier
La conjugaison au présent en ancien français – I
Singulier | Pluriel | ||
1re pers. | chant | 1re pers. | chantons |
2e pers. | chantes | 2e pers. | chantez |
3e pers. | chante | 3e pers. | chantent |
- amer, paradigme à alternance vocalique sur 2 voyelles
La conjugaison au présent en ancien français – II
Singulier | Pluriel | ||
1re pers. | aim | 1re pers. | amons |
2e pers. | aimes | 2e pers. | amez |
3e pers. | aime | 3e pers. | aiment |
- trover, paradigme à alternance vocalique sur 3 voyelles
La conjugaison au présent en ancien français – III
Singulier | Pluriel | ||
1re pers. | truis | 1re pers. | trovons |
2e pers. | treuves | 2e pers. | trovez |
3e pers. | treuve | 3e pers. | treuvent |
- parler, paradigme à alternance syllabique
La conjugaison au présent en ancien français – IV
Singulier | Pluriel | ||
1re pers. | parol | 1re pers. | parlons |
2e pers. | paroles | 2e pers. | parlez |
3e pers. | parole | 3e pers. | parolent |
- boire/boivre, paradigme à alternance vocalique et consonantique
La conjugaison au présent en ancien français – V
Singulier | Pluriel | ||
1re pers. | boif | 1re pers. | bevons |
2e pers. | bois | 2e pers. | bevez |
3e pers. | boit | 3e pers. | boivent |
Les textes du XIIe siècle sont d’autant plus représentatifs de cette complexité qu’une réduction analogique des paradigmes en vue de leur simplification a déjà commencé, mais que les formes héritées par la voie phonétique coexistent à côté des formes refaites, une tendance qui s’accentuera encore au XIIIe siècle :
(je) chant >< (je) chante
(je) parole >< (je) parle
(nous) amons >< (nous) aimons
L’amuïssement des consonnes finales au XIIIe siècle et, dans une moindre mesure, la réduction des diphtongues à la même époque vont en outre contribuer à rendre homophones de nombreuses formes verbales :
chantes = chante = chantent
chanté = chantai = chanter
ce qui aura, comme dans le cas des déclinaisons, des conséquences importantes pour la langue et la fera progressivement évoluer vers sa modernité.