Le protofrançais consolide la morphologie nominale acquise à la fin de la période gallo-romane.
La déclinaison nominale bicasuelle est clairement attestée dans les Serments de Strasbourg, où Deus, Lodhuuigs, Karlus s’opposent à Deo, Loduuuig, Karlo/Karle :
Pro Deo amour et pro christian poblo et nostre commun saluament, dist di in avant, in quant Deus sauir et podir me dunat, si saluarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra saluar dift, in o quid il mi altresi fazet. Et ab Ludher nul plaid nunqua’m prindrai qui, meon uol, cist meon fradre Karle in damno sit.
Si Lodhuuigs sagrament que son fradre Karlo iurat conseruat, et Karlus, meos sendra, de suo part non lo’s tanit, si io returnar non l’int pois, ne io ne neuls cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra Loduuuig nun li iu er.
Les différents témoins linguistiques de l’époque montrent aussi l’existence de deux classes d’adjectifs, l’une dont le féminin n’est pas marqué et est indifférencié du masculin :
Por o s’furet morte a grand honestet (Eulalie, v. 18)
A grant poverte deduit son grant parage (Alexis, v. 248)
l’autre dont le féminin est spécifique :
Buona pulcella fut Eulalia (v. 1)
Ciel Laudeberz fura buons om (Léger, v. 197)
prolongeant les deux classes d’adjectifs latins. Mais si les deux classes se comportent distinctement à l’égard du genre, elles se rejoignent en ce qu’elles se déclinent en cas et en nombre, suivant le modèle de déclinaison bicasuelle des noms.
Les textes nous montrent que la déclinaison touche aussi les articles, de création romane (ils sont issus de démonstratifs latins de type ille pour le, de numéraux pour un) :
Uoldrent la ueintre li Deo inimi (Séquence, v. 3)
Qued elle fuiet lo nom christiien (v. 14)
Melz sostiendreiet les empedementz (v. 15)
Puis li bons pedre ad escole le mist :
Tant aprist letres que bien en fut guarniz ;
Puis vait li enfes l’emperedour servir. (Alexis, v. 33-35)
Ad une spede li roueret tolir lo chief. (Séquence, v. 22)
<et preparauit Dominus> un edre sore sen cheve qet umbre li fesist (Brouillon)
L’article de type le connaît de nombreux faits d’enclise :
Enz enl fou la getterent, com arde tost (Séquence)
Primes didrai vos dels honors (Léger, v. 7)
Iluec paist l’om del relief de la table (Alexis, v. 247)
Mais as plus povres le donet a mangier (v. 255)
tout comme le pronom le/les et le pronom en :
Elle colpes non auret, por o no∙s coist (Séquence, v. 20)
Se lui·n remaint si·l rent as provendiers (Alexis, v. 248)
Cel n’en i at qui·n report sa dolour. (v. 555)
Remarque : L’emploi du point médian relève d’une convention philologique moderne.
Les textes révèlent aussi la mise en place de formes nouvelles pour les démonstratifs, dérivées des démonstratifs latins renforcés au moyen de la « particule » ecce (‘voici’) :
si saluarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha (Serments)
Ionas propheta habebat mult laboret e mult penet a cel populum co dict (Brouillon)
Chi rex eret a cels dis soure pagiens (Séquence, v. 12)
A czo no∙s uoldret concreidre li rex pagiens (v. 21)
La domnizelle celle kose non contredist (v. 23)
Et Ewruïns, cil Deu mentiz (Léger, v. 11)
Ço ne vuelt il que sa medre le sachat (Alexis, v. 249)
La tendance à renforcer les adjectifs démonstratifs au moyen de ecce existait déjà en latin classique ; ecce intégrera complètement le paradigme des adjectifs démonstratifs du français :
- ecce + iste va fournir l’adjectif démonstratif de type cest, illustré dans mes Serments ;
- ecce + ille va fournir l’adjectif démonstratif de type cil, illustré dans la Séquence, dans le brouillon et dans la Vie de saint Léger ;
- ecce + hoc va fournir la forme ço, illustrée dans la Séquence et dans la Vie de saint Alexis.
Le démonstratif latin de type ille a en outre été réutilisé aux fins de former le pronom représentant de 3e personne du singulier. La Séquence atteste trois formes distinctes de ce pronom pour le seul cas sujet au féminin singulier :
Elle non eskoltet les mals conselliers (v. 5)
Ell’ ent aduret lo suon element (v. 15)
El li enortet (v. 13)
ainsi que différentes formes du cas régime :
Uoldrent la ueintre li Deo inimi (v. 3)
Uoldrent la faire diaule servir (v. 4)
El li enortet – dont lei nonq chielt – (v. 13)
Ad une spede li roueret tolir lo chief (v. 22)
La Vie de saint Alexis atteste les formes du masculin :
Ço ne vuelt il que sa medre le sachat (v. 249)
De la viande qui del herberc li vient (v. 251)
Toutes ces formes préfigurent un système qui s’installera durablement en ancien français.