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Les déclinaisons

Les principales modifications que Brunot introduit dans sa version des Serments de Strasbourg en français du XIe siècle visent à rendre compte de changements phonétiques, notamment des palatalisations et des diphtongaisons. C’est qu’en effet, les changements phonétiques ont été prépondérants dans l’histoire de la langue française comme catalyseur de tous les autres changements.

Il y a toutefois dans la récriture de Brunot deux changements qui nous éloignent du champ de la phonétique. Le premier se manifeste à travers les formes Dieu/Dieus que Brunot substitue à De/Deus de la version primitive, Lodevis/Lodevic qu’il substitue à Lodhuvigs/Lodhuvig, Charles/Charlon qu’il substitue à Karlus/Karlo-Karle.

Ces oppositions de formes sont la manifestation de la déclinaison à deux cas caractéristique du protofrançais et de l’ancien français et qui s’inscrit dans le prolongement de celle du latin vulgaire, considérablement réduite par rapport à celle du latin classique.

Le cas sujet de la déclinaison française était hérité du nominatif, le cas régime était hérité de l’accusatif, devenu extensif dans ses emplois et se substituant aussi bien au génitif qu’au datif ou à l’ablatif. La forme Deo que l’on trouve dans la version primitive des Serments est d’ailleurs la forme que prenait l’accusatif en latin vulgaire : dans le latin classique deum, le –m final ne se prononçait pas et le u bref du latin classique se prononçait /o/ en latin vulgaire ; une forme de l’accusatif donc pour un nom qui occupe la fonction de complément du nom amur, c’est-à-dire là où le latin classique aurait mis un génitif, ce qui nous montre clairement que l’accusatif a supplanté tous les cas sauf le nominatif :

Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun saluament, d’ist di in auant, in quant Deus sauir et podir me dunat

La déclinaison à deux cas du protofrançais et de l’ancien français reposait essentiellement sur la présence ou l’absence de la marque finale –s, d’où l’alternance des formes Dieus >< Dieu et Lodevis >< Lodevic dans la récriture que donne Brunot :

Por Dieu amor et por del crestiien poeple et nostre comun salvement, de cest jorn en avant, quan que Dieus saveir et podeir me donet

Se Lodevis lo sairement que son fredre Charlon jurat, conservet, et Charles, mes sire, de soe part lo soen ne tient, se jo retorner ne l’en puis, ne jo ne neuls cui jo retorner en puis, en nulle aiude contre Lodevic ne li i ier.

Le modèle de la déclinaison des noms masculins protofrançais était en effet le suivant :

La déclinaison prototypique des noms masculins en protofrançais

  Singulier Pluriel
Cas sujet murs mur
Cas régime mur murs

La forme mes (siresde l’adjectif personnel, que Brunot substitue à meo est également une forme du cas sujet formée sur le même modèle (elle s’oppose à mon/mien, cas régime).

Dans le cas du couple Charles >< Charlon, l’opposition entre les deux formes casuelles est issue d’un processus analogique. Sur le modèle d’une déclinaison à alternance de radical étymologique :  

Hues >< Huon (ou Hugues/Hugon)

de nombreux noms français ont adopté une déclinaison en –e(s)/on au masculin, –e/–ain au féminin :

Charles >< Charlon
Pierre >< Pierron

Berte/Bertain
pute >< putain

On en trouve de nombreux exemples dans la Chanson de Roland où s’opposent Carles >< Carlun, Guenes >< Guenelun, Marsilie >< Marsiliun :

Carles li reis, nostre emper[er]e magnes (Chanson de Roland, v. 1)
Li emper[er]es Carles de France dulce (v. 17)

Mandez Carlun a l’orguillus, (e) al fier (v. 29)

Ces formes ont pu inspirer Brunot dans sa récriture.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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