Envisageons la récriture de Brunot en français du XIe siècle sous un autre angle que graphique – l’étude des graphies ayant révélé ses richesses en même temps que ses limites.
De la version primitive à la version récrite, on observe les modifications suivantes :
christian → crestiiens
poblo → poeple
Deus → Dieus
savir → saveir
podir → podeir
meon → mien
dift → deit
vol → vueil
sit → seit
sagrement → sairement
suo/suon → soe/soen
tanit → tient
er → ier
Ce dont Brunot rend compte ici, c’est des diphtongues, caractéristiques du protofrançais.
L’abondance des diphtongues est un des traits caractéristiques phonétiques du français jusqu’à la fin de l’ancien français .
La diphtongaison est un processus différenciateur qui a très tôt touché toutes les langues issues du latin vulgaire et qui est initialement lié aux changements successifs de la nature de l’accent depuis le début de notre ère. Le dynamisme, ou la tonicité, de l’accent du latin vulgaire a entrainé dans les langues romanes l’allongement des voyelles toniques, c’est-à-dire placées sous l’accent, et l’allongement des voyelles toniques a entrainé leur diphtongaison.
Le processus de diphtongaison des voyelles toniques a touché toutes les langues romanes, mais il a touché davantage de voyelles en français que dans les autres langues romanes (et davantage encore en wallon que dans les autres dialectes du français). Ce processus de diphtongaison des langues romanes a commencé au début de notre ère et s’est poursuivi jusqu’en ancien français, période à l’issue de laquelle il n’est cependant plus subsisté aucune diphtongue, un processus réducteur étant alors survenu à la fin du XIIIe siècle.
Les diphtongues et triphtongues sont donc une caractéristique indissociable du protofrançais et leur quasi absence de la version primitive des Serments de Strasbourg est un des éléments qui ont été le plus régulièrement pointés pour mettre en cause la fiabilité de la version conservée du texte en tant que témoin linguistique.
Les serments, version primitive
Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun saluament, d’ist di in auant, in quant Deus sauir et podir me dunat, si saluarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra saluar dift, in o quid il mi altresi fazet. Et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai qui, meon uol, cist meon fradre Karle in damno sit.
Si Lodhuvigs sagrament, que son fradre Karlo jurat, conservat, et Karlus meo sendra de suo part non lo suon tanit, si io returnar non l’int pois, ne io ne neüls cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra Lodhuvig non li iu er.
En rendant compte des diphtongues et triphtongues d’une manière appuyée dans sa récriture du texte, Brunot donne de celui-ci une image plus proche de ce qu’on pourrait appeler prudemment une « vérité » linguistique :
Les serments, récriture du texte dans la langue du XIe siècle
Por Dieu amor et por del crestiien poeple et nostre comun salvement, de cest jorn en avant, quan que Dieus saveir et podeir me donet, si salverai jo cest mien fredre Charlon, et en aiude, et en chascune chose, si come on par dreit son fredre salver deit, en ço que il me altresi façet, et a Lodher nul plait onques ne prendrai, qui mien vueil cest mien fredre Charlon en dam seit.
Se Lodevis lo sairement que son fredre Charlon jurat, conservet, et Charles, mes sire, de soe part lo soen ne tient, se jo retorner ne l’en puis, ne jo ne neuls cui jo retorner en puis, en nulle aiude contre Lodevic ne li i ier.
Les formes introduites par Brunot dans sa récriture sont assez révélatrices de sa manière de travailler : on les retrouve transcrites à l’identique dans les autres témoins linguistiques du protofrançais :
Qued elle fuiet lo nom christiien (Séquence de sainte Eulalie, v. 14)
D’un arcbaleste ne poet traire un quarrel (Chanson de Roland, v. 2265)
Li reis Marsilie esteit en Sarraguce. (v. 12)