Même si les témoins écrits du protofrançais sont plus nombreux et plus riches d’informations que ceux du latin vulgaire ou du gallo-roman, un constat demeure inchangé : pour écrire le protofrançais, c’est l’alphabet du latin classique qui a été retenu, en dépit de son inadéquation, le système phonétique s’étant considérablement enrichi et les nouveaux phonèmes posant des problèmes de transcription.
Les textes conservés sont particulièrement intéressants sur ce point en ce qu’ils font état des difficultés à transcrire le /ə/ propre au système vocalique du français, une hésitation que l’on retrouve sous la forme d’alternances
- entre –e et –a, voire –o, dans les Serments
Pro Deo amour et pro christian poblo et nostre commun saluament, dist di in avant, in quant Deus sauir et podir me dunat, si saluarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra saluar dift, in o quid il mi altresi fazet. Et ab Ludher nul plaid nunqua’m prindrai qui, meon uol, cist meon fradre Karle in damno sit.
- entre –a et –e dans la Séquence de sainte Eulalie :
Buona pulcella fut Eulalia (v. 1)
Niule cose non la pouret omque pleier (v. 9)
- ainsi que dans la Vie de saint Alexis :
Ço ne vuelt il que sa medre le sachat :
Plus aimet Deu que trestot son lignage (v. 249-250)
- et entre –e et –œ dans la Vie de saint Léger :
Primes didrai vos dels honors (v. 7)
Quœ nos cantumps de sant Lethgier (v. 6)
Seul le prêtre dans son brouillon de sermon ne semble pas hésiter :
un edre sore sen cheve qet umbre li fesist
Par ailleurs, si la Séquence adopte le graphème –u– pour rendre le phonème /y/ :
Buona pulcella fut Eulalia (v. 1)
et ne l’utilise pour rendre le phonème /u/ que dans les diphtongues :
Buona pulcella fut Eulalia (v. 1)
Enz enl fou la getterent, com arde tost (v. 19)
le texte des Serments, s’il rend /y/ par –u– :
si saluarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa
Si Lodhuuigs sagrament que son fradre Karlo iurat conseruat
hésite entre –ou– (amour) et –u– (dunat) pour transcrire la diphtongue /óu̯/ :
Pro Deo amour et pro christian poblo et nostre commun saluament, dist di in avant, in quant Deus sauir et podir me dunat
Le scripteur de la Vie de saint Léger semble utiliser –u– pour pour transcrire aussi bien /o/ que /u/ :
Quœ nos cantumps de sant Lethgier (v. 6)
Que li suos corps susting si granz (v. 10)
alors que celui de la Vie de saint Alexis utilise –u– pour /y/, mais hésite pour la transcription de /u/ entre –o– et –ou– :
Plus aimet Deu que trestot son lignage (v. 250)
Soz le degret o il gist sour sa nate (v. 246)
L’attitude des différents scripteurs face aux nombreuses diphtongues que présente le protofrançais est d’une manière générale fort dissemblable. Si la Séquence rend assez fidèlement compte par ses graphies des nombreuses diphtongues et triphtongues qui caractérisent le système vocalique de l’époque :
Buona pulcella fut Eulalia (v. 1)
Uoldrent la ueintre li Deo inimi (v. 4)
Ell’ ent aduret lo suon element (v. 15)
Melz sostiendreiet les empedementz (v. 16)
comme le feront les textes ultérieurs :
Et or es temps et si est biens (Léger, v. 5)
Quœ nos cantumps de sant Lethgier (v. 6)
Iluec paist l’om del relief de la table (Alexis, v. 247)
Toz est mudez, perdude at sa colour ;
Ja mais n’iert tels com fut as anceisours. (v. 4-5)
le texte des Serments fait en revanche très peu état des diphtongues :
Pro Deo amour et pro christian poblo et nostre commun saluament, dist di in avant, in quant Deus sauir et podir me dunat, si saluarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra saluar dift, in o quid il mi altresi fazet. Et ab Ludher nul plaid nunqua’m prindrai qui, meon uol, cist meon fradre Karle in damno sit.
Si Lodhuuigs sagrament que son fradre Karlo iurat conseruat, et Karlus, meos sendra, de suo part non lo’s tanit, si io returnar non l’int pois, ne io ne neuls cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra Loduuuig nun li iu er.
alors que certaines diphtongues nées de la segmentation des voyelles toniques libres faisaient partie intégrante du système vocalique depuis plusieurs siècles.
Le texte des Serments note encore dans la graphie des voyelles et des consonnes finales dont on sait qu’elles n’étaient déjà plus prononcées, parfois depuis plusieurs siècles :
Et ab Ludher nul plaid nunqua’m prindrai qui, meon uol, cist meon fradre Karle in damno sit.
Le –m final ne se prononçait déjà plus en latin au début de notre ère ; les voyelles finales autres que /ə/ ont cessé de se prononcer durant la phase gallo-romane
Le scripteur de la Séquence en efface les traces de même que les scripteurs des textes ultérieurs, donnant ainsi une image de la langue plus proche de ce qu’elle devait être à leur époque.
Toutes ces hésitations témoignent surtout de la difficulté que pouvait représenter la mise par écrit d’une langue parlée, ce dont les hésitations du brouillon du sermon sur Jonas témoignent de manière bien plus parlante encore, puisque le prêtre éprouve bien du mal à s’en tenir à la langue vernaculaire, adoptant des graphies résolument latines pour des constructions résolument gallo-romanes :
<et preparauit Dominus> un edre sore sen cheve qet umbre li fesist. et repauser si podist. Et letatus est Ionas super edera
Les Serments, la Séquence et la Vie de saint Léger attestent encore l’usage du graphème –z– :
si cum om per dreit son fradra saluar dift, in o quid il mi altresi fazet (Serments)
Bel auret corps, bellezour anima. (Eulalie, v. 2)
Ne por or ned argent ne paramenz (v. 5)
La domnizelle celle kose non contredist (v. 23)
In su’ amor cantomps dels sanz
Quœ por lui augrent granz aanz (Léger, v. 3-4)
un graphème qui n’appartenait pas en propre à l’alphabet latin et est utilisé ici soit pour rendre /z/, soit pour rendre compte des affriquées /ʦ/ et /ʣ/, des phonèmes inconnus du latin.
Les Serments, de même que la Vie de saint Léger, font encore apparaître le –h– dans des mots qui n’en présentent pas dans leur forme latine :
si saluarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa (Serments)
Quœ nos cantumps de sant Lethgier (Léger, v. 6)
et dans un contexte qui ne correspond à aucun contexte connu du latin, pour rendre compte de faits de spirantisation ; le –h– apparaît dans ce cas comme un graphème à vocation essentiellement combinatoire, une fonction qui sera abondamment exploitée lors de la mise en place du système graphique du français.
La principale originalité graphique des témoins linguistiques de cette époque vient de la Séquence de sainte Eulalie, qui introduit dans le système graphique hérité du latin le graphème k, emprunté aux copistes anglo-saxons et qui deviendra par la suite une caractéristique distinctive des copistes picards :
Elle non eskoltet les mals conselliers (v. 5)
Niule cose non la pouret omque pleier (v. 9)
La domnizelle celle kose non contredist (v. 23)
Uolt lo seule lazsier, si ruouet Krist (v. 24)
Qued auuiset de nos Christus mercit (v. 27)
Les différences que l’on peut observer d’un texte à l’autre attestent, et c’est important, d’une prise de conscience linguistique de locuteurs confrontés à une langue qui ne se confond plus avec le latin, en même temps qu’elles témoignent de la difficulté de mettre par écrit une langue dont la principale caractéristique était jusqu’alors l’oralité. Des tentatives isolées échelonnées sur plus de deux siècles d’histoire de la langue française ne pouvaient aboutir à des résultats convergents ; il faudra pour cela attendre l’ancien français.