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Le système graphique

Nous venons de voir que Brunot, conformément aux habitudes graphiques de l’époque, avait utilisé, dans sa récriture des Serments en français du XIe siècle, le digramme ch pour rendre compte de l’affriquée /ʧ/.

Mais dans le même temps, le ch du christian de la version primitive a été modifié par Brunot en un simple c dans le mot crestiien de sa récriture en français du XIe siècle. Ce n’est pas une incohérence de la part de Brunot : il ne s’agit pas en effet, dans le mot crestiien, de transcrire le phonème /ʧ/.

À l’époque où la version primitive des Serments de Strasbourg a été transcrite (Xe siècle), le français n’était pas encore une langue vouée à être mise par écrit, et il est clair que la transcription qui a été faite des Serments a été fortement influencée par la manière d’écrire le latin : l’adjectif christian que l’on a dans la version primitive est l’image à peine francisée de l’adjectif latin christianum ; d’autres mots figurent d’ailleurs dans la version primitive sous la forme qu’ils auraient eue en latin classique : in, quid, nunquam

À partir du moment où le processus de mise par écrit du français s’est mis en route, on observe une tendance à régler la manière d’écrire les mots sur la manière de les prononcer, une des premières caractéristiques du système graphique mis en place pour le français étant qu’il n’y existait pas de lettre muette. Ainsi, les lettrés, même s’ils connaissaient le latin et s’ils ont pu être influencés par leur connaissance du latin dans leur mise par écrit du français, ont systématiquement éliminé de l’écriture du français toutes les lettres qui figuraient dans les mots latins mais qui ne correspondent à rien dans la prononciation des mots équivalents du français. C’est cette tendance que nous donne à observer Brunot lorsqu’il récrit christian en crestiien, abandonnant le h qui ne correspond à rien dans la prononciation du français. C’est encore ce que Brunot nous donne à observer lorsqu’il récrit commun en comun, simplifiant la consonne double du latin.

Remarque : Dans la suite de sa carrière de linguiste, Brunot sera l’un des plus fervents défenseurs d’une réforme radicale de l’orthographe du français, proposant ni plus ni moins de régler l’orthographe française sur sa prononciation.

L’histoire du h dans le système graphique du français mérite qu’on s’y attarde un peu.

Le h du christian de la version primitive des Serments de Strasbourg, se trouve déjà dans l’étymon latin christianum, lequel remonte à une forme grecque χριστιανός où le h combiné à c traduisait initialement le χ du grec prononcé /x/, phonème inconnu du latin. Les copistes du latin classique  avaient réquisitionné le h de leur système graphique, qui ne correspondait à rien dans la prononciation du latin (c’était un vestige du latin archaïque), pour créer, en le combinant à d’autres graphèmes, toute une série de digrammes permettant de transcrire les phonèmes des emprunts au grec inconnus du latin – ph, rh, th… Au XIe siècle, les copistes du français, formés au latin et en latin, ont reproduit le mécanisme et créé le digramme ch pour transcrire le phonème /ʧ/. 

Si nous retournons au texte primitif des Serments de Strasbourg, nous pouvons observer qu’un h est présent également dans les formes aiudha (‘aide’) et cadhuna (‘chacune’). Ce h procède du même principe, rendre compte dans la transcription du français de phonèmes qui n’existent pas en latin. Le h trahit cependant dans aiudha et cadhuna un autre processus phonétique que la palatalisation, celui de spirantisation. Ce processus connu du latin vulgaire et du gallo-roman a généré des consonnes spécifiques, inconnues du latin, notamment un /ð/, transcrit par le copiste de la version primitive en réactivant le mécanisme adopté par les anciens copistes latins, c’est-à-dire en combinant un h à la consonne présente dans l’étymon. Ces consonnes spirantes ne passeront pas le cap de la phase gallo-romane de l’évolution du français : Brunot a donc légitimement effacé ce h de sa récriture des  Serments en français du XIe siècle et écrit aiude et chascune – la trace de ces spirantes aurait aussi bien pu ne pas figurer dans la version primtive. Brunot a en revanche maintenu le h de Lodher (‘Lothaire’) et celui de Lodhuvigs-Lodhuvig (‘Louis’), qui n’étaient pas la trace d’une spirantisation gallo-romane, mais la trace de l’origine francique des ces prénoms – rappelons que les petits-fils de Charlemagne qui prononcèrent les Serments avaient le francique comme langue maternelle.

Ainsi en reprenant le principe du recyclage du h et de sa combinaison avec d’autres graphèmes, Brunot inscrit bien sa récriture des Serments dans le prolongement du texte primitif – une montagne de savoir se cachant derrière ce qu’un lecteur naïf pourrait prendre pour une petite retouche graphique.

Tout en restant sur le plan du système graphique, on peut également noter que Brunot passe de o (‘ce’) à ço et de fazet (‘fasse’) à façet, en adoptant dans l’écriture un ç avec cédille qui pose un double problème méthodologique. Le premier problème est dans le fait que l’écriture médiévale s’est longtemps passée de signes diacritiques ; la cédille, si elle est l’un des premiers signes diacritiques à être apparu dans les textes en français, est un emprunt à l’espagnol que l’on trouvera essentiellement sous la plume de copistes originaires de la région équivalent à la Catalogne et à la Gascogne actuelles ; sa présence dans le texte des Serments ne s’explique donc pas. Le second problème est dans le fait que l’introduction de signes diacritiques dans la transcription des textes médiévaux a été codifiée ; or si la graphie ço respecte la codification, la graphie façet ne la respecte pas. Le choix graphique effectué ici par Brunot reste obscur.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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