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Le protofrançais

On parle de protofrançais pour désigner l’état de la langue française qui va de sa naissance – fixée conventionnellement à 842, date des Serments de Strasbourg – pour s'achever avant que ne s’en généralise le processus de mise par écrit, d’où l’appellation que l'on rencontre également de français prélittéraire. Ce chronolecte couvre ainsi la phase qui va du IXe au XIe siècle inclus.

Cet état du français reste assez peu documenté : les Serments de Strasbourg, la Séquence de sainte Eulalie, un brouillon de sermon de prêtre, une Vie de saint Léger, une passion, pièce de théâtre au statut linguistique contesté, et une Vie de saint Alexis, cités ici dans l’ordre chronologique, constituent à eux seuls la quasi-totalité de nos sources documentaires pour la langue continentale, mais le corpus s’enrichit à la fin du XIe siècle de quelques documents produits dans le nouveau dialecte normand né au contact de l’anglais, l’anglo-normand, qui prendra forme très rapidement en Angleterre.

C’est notamment dans ce français un peu particulier qu’a été écrite, dès le XIe siècle, la plus ancienne version connue de la Chanson de Roland, ainsi que, un peu plus tard, une abondante littérature d’ailleurs – Geoffroy de Monmouth et ses légendes d’Arthur et de Merlin, Béroul et son Tristan, Hugues de Rutland et ses romans d’aventures, une impressionnante littérature didactique et hagiographique, quelques chansons de geste, quelques fabliaux, etc. C’est aussi dans ce dialecte qu’ont été formulées les lois édictées par Guillaume Ier d’Angleterre au lendemain de la bataille de Hastings.

La Chanson de Roland, illustration de l’anglo-normand
Guenes respunt : « Pur mei n’iras tu mie !
Tu n’ies mes hom ne jo ne sui tis sire.
Carles comandet que face sun servise :
En Sarraguce en irai a Marsilie ;
Einz i f[e]rai un poi de [le]gerie,
Que jo n’esclair ceste meie grant ire. »
Quant l’ot Rollant, si cumençat a rire.
(La chanson de Roland, texte établi d’après le manuscrit Digby 23 de la Bodlean Library à Oxford)
Trad. Ganelon répond : « Tu n’iras pas à ma place ! / Tu n’es pas mon vassal et je ne suis pas ton seigneur. / Que Charles commande que je me mette à son service : / j’irai a Saragosse chez Marsile ; / Mais je ferai une petite folie / avant que je ne dissipe cette grande colère que j’ai. » Quand Roland l’entend, il se met à rire.

Ces différents témoins linguistiques doivent être traités avec la plus grande prudence :

  • à cette époque, la mise par écrit du français était une démarche encore exceptionnelle ; le français écrit n’avait pas encore été codifié et sa mise par écrit était le fait de lettrés qui ont nécessairement été influencés par le latin, la langue dans laquelle ils avaient appris à écrire ;
  • la majeure partie de ces témoins linguistiques sont des textes poétiques et l’une des principales caractéristiques, avouée voire proclamée, de la langue utilisée par les poètes est dans les libertés qu’elle prend par rapport à la langue commune.

Il est donc important de ne pas chercher à faire dire à ces documents plus qu’ils n’en disent vraiment. Mais comme ce sont les seuls dont nous disposions, nous ne pouvons pas non plus les négliger.

Ce sont les témoins linguistiques de la langue continentale qui retiendront ici notre attention, c’est-à-dire :

  • les Serments de Strasbourg, sur lesquels nous reviendrons également dans un chapitre qui leur sera intégralement consacré, formulés au ixe siècle :

Les deux parties des Serments de Strasbourg
Le serment de Louis à Charles
Pro Deo amour et pro christian poblo et nostre commun saluament, dist di in avant, in quant Deus sauir et podir me dunat, si saluarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra saluar dift, in o quid il mi altresi fazet. Et ab Ludher nul plaid nunqua’m prindrai qui, meon uol, cist meon fradre Karle in damno sit.
La réponse des soldats de Charles à Louis
Si Lodhuuigs sagrament que son fradre Karlo iurat conseruat, et Karlus, meos sendra, de suo part non lo’s tanit, si io returnar non l’int pois, ne io ne neuls cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra Loduuuig nun li iu er.
« Les serments de Strasbourg », édités par A. Henry, Chrestomathie de la littérature en ancien français, Berne, Francke, 1978, 6e édition

  • la Séquence de sainte Eulalie, composée au ixe siècle :

Buona pulcella fut Eulalia :          
            Bel auret corps, bellezour anima.
Uoldrent la ueintre li Deo inimi, 
            Uoldrent la faire diaule servir.
Elle non eskoltet les mals conselliers   
            Qu’elle Deo raniet chi maent sus en ciel,
Ne por or ned argent ne paramenz,      
            Por manatce, regiel, ne preiement ;
Niule cose non la pouret omque pleier 
            La polle sempre non amast lo Deo menestier.
Et por o fut presentede Maximiien,       
            Chi rex eret a cels dis soure pagiens.
El li enortet – dont lei nonq chielt –      
            Qued elle fuiet lo nom christiien.
Ell’ ent aduret lo suon element :
            Melz sostiendreiet les empedementz
Qu’elle perdesse sa virginitet.    
            Por o s’furet morte a grand honestet.
Enz enl fou la getterent, com arde tost :           
            Elle colpes non auret, por o no∙s coist.
A czo no∙s uoldret concreidre li rex pagiens ; 
            Ad une spede li roueret tolir lo chief.
La domnizelle celle kose non contredist :        
            Uolt lo seule lazsier, si ruouet Krist.
In figure de colomb uolat a ciel. 
            Tuit oram que por nos degnet preier,
Qued auuiset de nos Christus mercit    
            Post la mort, et a lui nos laist uenir
Par souue clementia.
« La séquence de Sainte Eulalie », éditée par A. Henry, Chrestomathie de la littérature en ancien français, Berne, Francke, 1978, 6e édition

  • les deux premières strophes d’une Vie de saint Léger composée au Xe siècle :

Premières strophes de la Vie de saint Léger
 I
Domine Deu devemps lauder,
Et a sos sancz honor porter.
In su’ amor cantomps dels sanz,
Quœ por lui augrent granz aanz;
Et or es temps et si est biens
Quœ nos cantumps de sant Lethgier.
II
Primes didrai vos dels honors
Quœ il awret ab duos seniors;
Aprés ditrai vos dels aanz
Que li suos corps susting si granz,
Et Ewruïns, cil Deu mentiz,
Que lui a grant torment occist.
Étude de la langue du manuscrit de Clermont-Ferrand suivie d’une édition critique du texte avec commentaire et glossaire [par] Joseph Linskill, Paris, Droz, 1937.

  • un passage du brouillon de sermon d’un prêtre du xe siècle :

Extrait du brouillon d’un sermon sur Jonas
<enil dunc> Ionas propheta habebat mult laboret e mult penet a cel populum co dict. e faciebat grant jholt. et eret mult las | <et preparauit Dominus> un edre sore sen cheve qet umbre li fesist. et repauser si podist. Et letatus est Ionas super edera
« Sermon sur Jonas », Textes d’étude édités par R.-L. Wagner, Genève, Droz, 1995, p. 17-20

  • et quelques strophes de la version la plus ancienne version de la Vie de saint Alexis, considérée comme le premier grand texte littéraire français, composée au au XIe siècle[1] :

Quelques strophes de la Vie de saint Alexis
I
Bons fut le siecles al tems anciënour,
Quer feit i eret e justisie ed amour,
S’i ert credance, dont or n’i at nul prout ;
Toz est mudez, perdude at sa colour ;
Ja mais n’iert tels com fut as anceisours.
II
Al tems Noe ed al tems Abraam
Ed al David, cui Deus par amat tant,
Bons fut li siecles : ja mais n’iert si vaillanz ;
Vielz est e fraieles, toz s’en voit declinant,
Si’st empeiriez toz biens vait remanant.
[…]
L
Soz le degret o il gist sour sa nate,
Iluec paist l’om del relief de la table.
A grant poverte deduit son grant parage :
Ço ne vuelt il que sa medre le sachat :
Plus aimet Deu que trestot son lignage.
LI
De la viande qui del herberc li vient
Tant en retient dont son cors en sostient :
Se luin remaint sil rent as provendiers ;
N’en fait musjode por son cors engraissier ;
Mais as plus povres le donet a mangier.
[…]
CIV
Entre els en prenent cil seignour a parler :
« Grant est la presse : nos n’i podroms passer.
Por cest saint cors que Deus nos at donet
Liez est li pueples, qui tant l’at desidret :
Tuit i acorent, nuls ne s’en vuelt torner. »
CV
Cil en respondent qui l’empereie, bail-lissent :
« Mercit, seignour ! nos en querroms mecine :
De noz aveirs feroms granz departides
La main menude, qui l’almosne desidret :
S’il nos font presse, donc en ermes delivre. »
La vie de Saint Alexis, texte du Manuscrit de Hildesheim (L).

Nous utiliserons ces documents, à des fins méthodologiques, pour montrer comment les spécialistes de l’histoire de la langue procèdent, à partir des documents dont ils disposent, à l’observation des faits et à la reconstruction des systèmes linguistiques.

Nous examinerons le protofrançais sous les angles suivants :

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Phonétique et prononciation du protofrançais

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Graphies du protofrançais

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Morphologie nominale du protofrançais

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Morphologie verbale du protofrançais

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Morphosyntaxe et syntaxe du protofrançais

 


[1]Les documents produits dans le dialecte insulaire, tout dignes d’intérêt qu’ils sont, sont trop complexes à analyser pour l’être dans le cadre d’une simple initiation à l’histoire de la langue.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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