Ferdinand Brunot est l’un des premiers à s’être intéressé à l’histoire de la langue française, tant interne qu’externe. Pour mieux faire prendre conscience des phases majeures de l’évolution, interne, de la langue française, il s’est livré à un exercice qui va nous retenir longuement.
Brunot est parti de ce que l’on considère traditionnellement et conventionnellement comme l’acte de naissance de la langue française, à savoir un passage de serments prononcés en 842 par Louis et Charles, deux des petits-fils de Charlemagne. Ce texte que Brunot analyse est connu sous le nom de « Serments de Strasbourg ».
Brunot, partant de la formulation « originelle » de ces serments (nous reviendrons sur ce caractère originel), a fait subir au serment qu’a prêté Louis à Charles des transformations successives pour qu’il reflète la langue française à différentes époques, jusqu’à en obtenir une version en français du XXe siècle ; il en donne ainsi , dans l’ordre chronologique, une version en latin classique, une version en « latin parlé (vers le viie siècle) », la version conservée, une version en français du xie siècle, une en moyen français et une en français contemporain.
Cet exercice, qui figure dans le premier volume de la monumentale Histoire de la langue française de Brunot, est évidemment tout à fait artificiel et seul quelqu’un comme Brunot pouvait oser s’y risquer. Comme n’importe quel exercice de thème, cette « translation » suppose en effet une parfaite maitrise des différents chronolectes de la langue qu’on veut illustrer, des compétences tout à fait particulières que peu de spécialistes peuvent prétendre partager avec Brunot.
Remarque : Brunot reprend en réalité dans son Histoire de la langue française (1905) le travail qu’il avait déjà réalisé précédemment (1896) pour les pages de l’Histoire de la langue et de la littérature française dont Louis Petit de Julleville lui avait confié la rédaction.
Mais la difficulté de l’exercice n’est pas uniquement, en amont, dans sa réalisation par Brunot, elle est également dans l’interprétation que nous pouvons donner, en aval, de ses « récritures », car Brunot lui-même ne livre aucun commentaire sur un travail dont il ne nous offre que le résultat final. On peut certes se contenter de lire, en lecteur naïf, les différentes versions qu’il donne du texte l’une à la suite de l’autre et se borner à saisir au vol des différences parfois très directement perceptibles – c’est d’ailleurs à ces « comparaisons rapides » que nous invite Brunot lui-même (1905 : 143). Il nous semble toutefois plus intéressant d’essayer de comprendre ce dont Brunot a voulu rendre compte, en nous appuyant sur le savoir grammatical acquis dans le chapitre précédent. Nous allons donc nous livrer à une analyse minutieuses des différentes versions en français que nous offre Brunot des Serments de Strasbourg.