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La variation diachronique

Après avoir fait le point sur la variation diatopique, diastratique, diagénique et diaphasique, nous pouvons – pour terminer – aborder la variation diachronique, définie d’emblée comme englobante.

La variation diachronique est la variation selon le paramètre du temps ; son étude nous place au cœur des préoccupations propres à ce cours.

Il suffirait de lire quelques vers de l’un des premiers grands poètes français, Chrétien de Troyes (fin du XIIe siècle), pour se convaincre que la langue française d’aujourd’hui a sensiblement évolué depuis le Moyen Âge :

Le français à l’époque de Chrétien de Troyes
Ce fu au tans qu’arbre foillissent,
Que glai et bois et pre verdissent,
Et cil oisel en lor latin
Cantent doucement au matin
Et tote riens de joie aflamme,
Que li fix a la veve fame
De la gaste forest soutaine
Se leva […].[1]
Trad. C’est à la saison où les arbres se couvrent de feuillent, que le glaïeuls, les bois et les prés verdissent, que les oiseaux dans leur langage chantent doucement le matin et où toute chose s’embrase de joie, que le fils de la veuve de la profonde forêt perdue se leva.

Dans cet extrait, le locuteur actuel du français reconnait tout d’abord des mots qui appartiennent toujours au français tel qu’il le pratique (arbre, bois, latin, matin…), ainsi que des mots qui ressemblent fort à des mots actuels et ne s’en différencient que par une lettre (riens, forest…) ou plus généralement par l’orthographe, mais il suffirait de lire certains de ces mots à haute voix pour qu’ils redeviennent familiers à l’oreille à défaut de l’être à l’œil (tans = /tɑ̃/, fame = /fam/…), ce qui nous confirme qu’il s’agit bien d’une illustration de la langue française. On y trouve également des mots que l’on croit reconnaitre parce qu’ils sont familiers à notre œil, mais qui semblent n’avoir rien à voir avec l’éveil de la nature dont il est question dans le texte (cil n’est pas ici un poil du bord de la paupière !) ; d’autres ne font plus du tout partie de la langue moderne (foillissent, aflame, soutaine…) ; d’autres encore ne sont plus connus que de certains locuteurs (glai)… autant de mots qui nous confirment qu’il s’agit d’un échantillon de la langue française d’une autre époque que la nôtre et qu’entre cette époque et aujourd’hui les choses ont changé. Et pour cause, la langue de Chrétien de Troyes illustre une forme du français que l’on appelle techniquement l’« ancien français », alors que le français d’aujourd’hui est appelé « français moderne ».

« Ancien français » et « français moderne » sont deux chronolectes de la langue française, c’est-à-dire deux variétés de la langue française liées à des moments différents de l’histoire de cette langue – « chronolecte » étant le terme spécifiquement associé à l’étude de la variation diachronique :

Les dimensions de la variation linguistique – XI

Espace Groupe social Sexe Usage Temps
Variation diatopique Variation diastratique Variation diagénique Variation diaphasique Variation diachronique
Grammaire comparée
Linguistique comparative
Dialectologie
Sociolinguistique Sociolinguistique Sociolinguistique Grammaire historique
Dialecte
Géolecte
Régiolecte
Topolecte
Technolectes
Sociolecte
Sexolecte Registre
Style
Idiolecte
Chronolecte

Ferdinand Brunot, l’un des premiers à s’être intéressé à l’histoire de la langue française, s’est livré à un petit exercice qui permet de prendre aisément conscience des phases majeures de l’évolution de la langue française, considérée de l’intérieur, c’est-à-dire considérée dans son système grammatical.

Ferdinand Brunot est parti de ce que l’on considère traditionnellement et conventionnellement comme l’acte de naissance de la langue française, à savoir un passage d’un serment prononcé en 842 par les petits-fils de Charlemagne, texte connu sous le nom de « Serments de Strasbourg » et sur lequel nous reviendrons dans la suite du cours.

Texte manuscrit des Serments de Strasbourg

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Ferdinand Brunot, partant de la formulation « originelle » du texte des Serments de Strasbourg, c’est-à-dire de la forme sous laquelle ce texte a été conservé dans le plus ancien manuscrit connu, a fait subir aux quelques lignes qui le composent des transformations diachroniques successives jusqu’à obtenir une version en français du XXe siècle de ce fragment.

Un tel exercice est totalement artificiel et seul quelqu’un comme Ferdinand Brunot pouvait oser s’y risquer. Comme n’importe quel exercice de thème[2], cette « translation » suppose en effet une parfaite maitrise des différents chronolectes de la langue qu’on veut illustrer, une maitrise d’autant plus grande que les chronolectes considérés ici reflètent des états très éloignés de nous dans le temps (Moyen Âge), c’est-à-dire des langues mortes et qu’il n’existe plus personne de contemporain de ces chronolectes pour certifier ou corriger la copie de Brunot. Ces exercices de thème successifs ont été dictés à Brunot par le fait qu’il n’est pas vraiment possible, sans cet artifice, de donner une image frappante de l’évolution de la langue française, les textes dont nous disposons à travers le temps n’étant pas comparables (difficile de comparer un extrait de Chrétien de Troyes à un extrait de Rabelais et un extrait de Rabelais à un extrait de Diderot).

Les exercices auxquels s’est livré Brunot, même s’ils sont tout à fait artificiels, nous permettent de saisir au vol les transformations majeures subies par la langue française au fil des siècles :

Les Serments de Strasbourg, transcription du texte de 842 = protofrançais
Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun saluament, d’ist di in auant, in quant Deus sauir et podir me dunat, si saluarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra saluar dift, in o quid il mi altresi fazet. Et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai qui, meon uol, cist meon fradre Karle in damno sit.
Si Lodhuvigs sagrament, que son fradre Karlo jurat, conservat, et Karlus meo sendra de suo part non lo suon tanit, si io returnar non l’int pois, ne io ne neüls cui eo returnar int pois, il nulla aiudha contra Lodhuvig non li ju er.

Les Serments de Strasbourg, récriture du texte dans la langue du xie siècle = ancien français
Por Dieu amor et por del crestiien poeple et nostre comun salvement, de cest jorn en avant, quan que Dieus saveir et podeir me donet, si salverai jo cest mien fredre Charlon, et en aiude, et en chascune chose, si come on par dreit son fredre salver deit, en ço que il me altresi façet, et a Lodher nul plait onques ne prendrai, qui mien vueil cest mien fredre Charlon en dam seit.
Se Lodevis lo sairement que son fredre Charlon juret, conservet, et Charles, mes sire, de soe part lo soen ne tient, se jo retorner ne l’en puis, ne jo ne neuls cui jo retorner en puis, en nulle aiude contre Lodevic ne li i ier.

Les Serments de Strasbourg, récriture du texte dans la langue du xve siècle = moyen français
Pour l’amour Dieu et pour le sauvement du chrestien peuple et le nostre commun, de cest jour en avant, quan que Dieu savoir et pouvoir me done, si sauverai je cest mien frere Charle, et par mon aide et en chascune chose, si comme on doit par droit son frere sauver, en ce qu’il me face autresi, et avec Lothaire nul plaid onques ne prendrai, qui, au mien veuil, à ce mien frere Charles soit à dan.
Si Loys le serment que a son frere Charle il jura, conserve, et Charle mon seigneur, de sa part le sien ne tient, si je retourner ne l’en puis, ne je, ne nul que j’en puis retourner, en nulle aide contre Loys ne lui serai en ce.

Les Serments de Strasbourg, récriture du texte en français moderne
Pour l’amour de Dieu et pour le salut commun du peuple chrétien et le nôtre, à partir de ce jour, autant que Dieu m’en donne le savoir et le pouvoir, je soutiendrai mon frère Charles de mon aide et en toute chose, comme on doit justement soutenir son frère, à condition qu’il m’en fasse autant, et je ne prendrai jamais aucun arrangement avec Lothaire, qui, à ma volonté, soit au détriment de mon frère Charles.
Si Louis tient le serment qu’il a juré à son frère Charles, et que Charles, mon seigneur, de son côté n’observe pas le sien, au cas où je ne l’en pourrais détourner, je ne lui prêterai en cela aucun appui, ni moi nu nul que j’en pourrais détourner.[3]

Nous nous bornons ici à reproduire les « traductions » de Brunot telles qu’elles figurent dans son Histoire de la langue française. Nous l’analyserons en détail dans la partie du cours consacrée à la grammaire historique du français.

Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur une période aussi longue que l’a fait Brunot (du IXe au XXe siècle) pour mettre au jour le caractère évolutif de la langue, c’est-à-dire pour mettre au jour la variation diachronique et identifier des chronolectes. Entre l’état original du texte (842) et la première traduction livrée par Brunot des Serments de Strasbourg (XIe siècle), il n’y a que deux siècles, et des traits évolutifs se dégagent déjà.

L’observation diachronique peut être encore plus ramassée dans le temps. La production littéraire d’un écrivain comme Georges Simenon s’étale sur quarante ans, entre 1932 et 1972 (cinquante ans si on inclut ses Mémoires) ; au fil du temps, on voit progressivement disparaitre de ses romans les formes du subjonctif imparfait et du subjonctif plus-que-parfait : celles-ci sont très présentes dans les premiers romans mais presque totalement absentes des derniers[4]. Se dégage ainsi un trait évolutif du français, une variation diachronique, sur à peine quelques décennies, une variation presque générationnelle de la langue, qui prend place à l’intérieur d’un état du français appelé uniformément « français moderne » dont l’œuvre de Simenon n’est qu’un témoin parmi d’autres – ce qui montre bien que cette étiquette unique de « français moderne » cache une réalité hétérogène, et qu’au moins plusieurs chronolectes peuvent être identifiés à l’intérieur de ce qu’on appelle le français moderne.

Les différents chronolectes du français

Protofrançais Ancien
français
Moyen
français
Français
classique
Français
moderne
Français
contemporain
Français
avancé

L’étude de la variation diachronique permet ainsi de mettre au jour l’évolution de la langue dans ses structures internes, que ce soit sur quelques siècles ou sur seulement quelques décennies.

L’étude de la variation diachronique peut également se faire du point de vue de la linguistique externe. Elle permet dans ce cas par exemple de mettre au jour l’évolution des différents usages d’une langue, ces usages qui ont fait l’objet du chapitre précédent. Cet aspect de la dimension diachronique de la langue fera l’objet d’un chapitre à part entière du cours.


[1]Chrétien de Troyes, Le conte du graal, v. 69 à 76 de l’édition de Roach.
[2]Un thème est un exercice consistant à traduire dans une langue étrangère, morte ou vivante, un texte proposé dans la langue maternelle de celui qui va traduire.
[3]Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française, I, p. 144.
[4]Cf. Annick Englebert, « Vingt ans après », Jonas Bena Makamina, Edouard Jason et Willy Kangulumba Munzenza (éd.), Mélanges offerts au professeur Frère Gérard Mukoko Ntete Nkatu, Paris, L’Harmattan, p. 271-280.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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