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Prestige et aveuglement scientifique

Le caractère prestigieux d’une langue est un concept tellement fort qu’il a pu conduire savants et linguistes à l’aveuglement.

1. Latin classique vs latin vulgaire

Commençons par examiner un exemple éloigné de nous dans le temps, mais hautement significatif dans le contexte d’une histoire de la langue française de l’aveuglement scientifique auquel peut mener le prestige linguistique.

Ce qu’on appelle le latin classique, c’est-à-dire la forme du latin que l’on étudie traditionnellement dans les cours de latin, était en réalité la variété haute de la langue latine pratiquée dans l’Antiquité. Mais il existait à la même époque une variété basse de la langue latine, appelée « latin vulgaire » ou « populaire », c’est-à-dire le latin parlé par le peuple (il ne faut donner à « vulgaire » ou « populaire » aucune connotation péjorative ; ces mots sont à prendre littéralement comme renvoyant au commun des mortels).

Or, si c’est la variété haute du latin – latin classique – qui est restée la plus connue et a réussi à traverser les siècles pour arriver jusqu’à nous quasiment intacte, c’est la variété basse du latin – latin vulgaire – qui s’est diversifiée et a évolué pour donner naissance à différentes langues dites romanes, dont le français, et, à l’intérieur du français, pour donner naissance aux différents dialectes qui ont été évoqués précédemment comme autant de manifestations de la variation diatopique.

En d’autres termes, le français est né d’une variété non prestigieuse de la langue latine.

L’observation n’est pas anodine ; on a pendant longtemps été convaincu que le français, langue prestigieuse, ne pouvait être issu que d’une autre langue prestigieuse.

On a ainsi d’abord tenté, au XVIIe siècle, de montrer que le français dérivait de l’hébreu ou du grec, langues de prestige par excellence (langues bibliques et, par une sorte de glissement, langues divines). Comme les efforts des savants en ce sens ne menaient pas à grand-chose, on s’est par la suite attardé à essayer de montrer la filiation du français au latin classique, ce qui était déjà un peu plus satisfaisant que les tentatives de filiation à l’hébreu et au grec, mais était loin de tout expliquer... d’où certaines tentatives, à la même époque, de faire remonter le français au celtique (la langue des Gaulois n’étant pas documentée, la démonstration était difficile à produire).

Il a fallu attendre Hugo Schuchardt, grammairien comparatiste du XIXe siècle (1842-1927), pour admettre l’idée que le français, et les autres langues romanes, soient issus de la variété basse du latin, c’est-à-dire le latin vulgaire.

Cet exemple, latin classique >< latin vulgaire, nous montre que les différentes dimensions de la variation linguistique sont étroitement liées, non seulement la variation diastratique et la variation diaphasique, mais également les variations diachronique et diatopique :

  • le latin classique était une variété haute du latin qu’on utilisait surtout à l’écrit (variation diaphasique) – la forme orale du latin classique était, par exemple, celle que Cicéron utilisait dans ses plaidoiries ;
  • le latin vulgaire était une variété basse du latin qu’on utilisait presque exclusivement à l’oral (variation diaphasique) ;
  • au fil du temps (variation diachronique), le latin vulgaire s’est fragmenté en différentes langues (variation diatopique) dont le français, alors que le latin classique restait figé dans la forme que nous lui connaissons encore aujourd’hui.

Mais ce même exemple nous révèle aussi toute l’importance du concept de prestige linguistique, qui a pendant longtemps aveuglé les savants, totalement fermés à l’idée qu’une langue de prestige comme le français puisse être née d’une langue non prestigieuse et braqués sur l’idée que le caractère prestigieux d’une langue lui est définitivement acquis et touche donc tous les chronolectes de cette langue.

2. Le « francien »

Cette forme d’obscurantisme linguistique n’est pas limitée aux savants du XVIIe siècle, qui avaient au moins l’excuse de ne pas disposer de tout le savoir dont nous disposons à l’heure actuelle sur les langues anciennes. Au XXe siècle encore, le concept de prestige linguistique a fait des victimes parmi les grammairiens les plus illustres.

Lorsque, à la fin du XIXe siècle, la grammaire historique, la grammaire comparée et la dialectologie, disciplines sœurs, ont fait prendre conscience de la diversité diatopique du français au Moyen Âge, le prestige de la capitale parisienne était tel que certains grammairiens ont développé l’idée que le français moderne ne pouvait être issu que du dialecte parisien et pour corroborer leur idée ont inventé le francien.

On trouve aujourd’hui encore le mot francien dans la plupart des ouvrages consacrés à l’ancien français, à la littérature composée dans ce chronolecte ou à l’histoire de la langue française prenant en compte le Moyen Âge. Or, le mot francien n’apparait dans aucun texte français du Moyen Âge, où il est en revanche régulièrement question du picard, du champenois, du normand ou du poitevin. En réalité, le terme « francien » est un mot valise pour ‘français ancien’ inventé à la fin du XIXe siècle. Et si nous retournons à la carte des dialectes français du Moyen Âge, nous constatons que le francien n’y est pas représenté :

Les dialectes de la langue française au Moyen Âge
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Le terme « francien » ne correspond en effet à aucune réalité médiévale, il ne correspond même pas à une zone géographique identifiable : on l’a certes localisé en Ile-de-France, c’est-à-dire à Paris, mais l’expression Isle de France n’apparait qu’à la fin du XVe siècle, en même temps que la réalité géographique qu’elle désigne. Il n’est même pas certain qu’au Moyen Âge on ait parlé dans la région parisienne un dialecte distinct de celui des régions limitrophes : on sait qu’on parlait picard, champenois ou normand jusqu’aux portes de Paris, qui n’était encore qu’une petite bourgade à l’époque. Au mieux peut-on dire que la région de Paris fut le lieu de convergence des dialectes les plus importants de la zone d’oïl et le lieu d’émergence de la langue supradialectale qui deviendra le français – c’est notamment le point de vue défendu par Wartburg (1962 : 89-90).

Le « francien » comme zone de convergence linguistique
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Si le francien peut avoir quelque réalité, c’est donc comme zone de convergence dialectale, mais non comme dialecte. Pourtant, même les ouvrages les plus récents touchant au sujet ne parviennent pas à se défaire de cette idée que le francien, dialecte de Paris, est devenu langue de prestige en raison du prestige de ville de Paris, alors qu’au plan sociolinguistique et historique, tout converge pour rejeter cette idée.

Pour en savoir plus, on peut se reporter à l’article de synthèse sur cette question complexe d’Anthony Lodge, « Francien et français parisien » (paru dans la revue Linx en 2002).

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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