Nous allons quitter les sentiers de la sociolinguistique pour nous intéresser dans ce chapitre à la partie de la linguistique variationnelle qui s’attache à décrire le diasystème d’une langue, domaine de la linguistique qu’on appelle parfois la « théorie des dia– » parce qu’elle se sert d’une terminologie dont le préfixe « dia– » constitue le dénominateur commun – un préfixe d’origine grecque, qui signifie littéralement ‘à travers’ et intervient dans la composition de mots qui impliquent l’idée de processus, et par là de variation, comme le mot « dialecte », que nous avons déjà rencontré au chapitre précédent. Nous allons donc nous intéresser ici aux différents paramètres de variation de la langue, en illustrant notre propos d’exemples rattachés à la langue française.
Commençons par définir le diasystème – un premier mot préfixé en « dia– ».
Définition : Diasystème
Le diasystème de la langue est l’ensemble de toutes les variétés d’une langue.
Le diasystème constitue un espace appelé architecture de la langue, qui englobe toutes les variétés observables d’une langue, tous les types de variation linguistique.
Quatre dimensions interviennent principalement dans le fait que la langue varie, c’est-à-dire dans la variation linguistique : le temps, l’espace, le groupe social et les conditions de l’usage. Les développements récents de la linguistique variationnelle y ajoutent parfois une cinquième dimension de variation, le sexe, que nous prendrons en considération en vue de donner une description la plus nuancée possible, voire occasionnellement une sixième, le média, que nous nous contenterons d’évoquer.
Soit figurativement :
Les dimensions de la variation linguistique – I
Temps | Espace | Groupe social | Usage | Sexe |
La variation d’une langue selon la dimension temporelle est dite diachronique. Ce type de variation, qui met en évidence le caractère évolutif des langues, est, pour ce qui est des langues européennes en tout cas, essentiellement étudié depuis le XIXe siècle, époque qui a vu la naissance et l’essor d’une grammaire dite « historique » et où on a commencé à s’intéresser à la description des états anciens des langues vivantes et à rechercher la généalogie des différentes langues vivantes et mortes.
Avec Ferdinand de Saussure, linguiste de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, initiateur de la linguistique moderne, l’étude de ce type de variation a été délaissé au profit d’études portant sur un état de la langue précisément délimité dans le temps, dites études synchroniques. L’étude de la variation diachronique a, aujourd’hui encore, bien du mal à se remettre du coup porté par la linguistique saussurienne. En effet, beaucoup de linguistes qui se réclament aujourd’hui de la diachronie se livrent de fait à des études tout à fait synchroniques, délimitées dans le temps, d’états anciens de la langue ; les vrais diachroniciens, ceux qui étudient réellement les variations linguistiques sur l’axe du temps, sont rares. Se dégage clairement ici la différence de sens entre histoire et diachronie : étudier le Moyen Âge ou l’Antiquité, c’est faire de l’histoire, mais ce n’est pas faire de la diachronie. Faire de la diachronie suppose que l’on suive un parcours évolutif et contrastif, mettant en regard deux moments distincts sur la ligne du temps.
Voilà donc pour la variation linguistique selon le paramètre temporel, c’est-à-dire la variation diachronique :
Les dimensions de la variation linguistique – II
Temps | Espace | Groupe social | Usage | Sexe |
Linguistique diachronique | ||||
Grammaire historique |
La variation d’une langue selon la dimension spatiale est dite diatopique. La variation diatopique est, comme la variation diachronique, ancrée dans l’évolution des langues et est responsable de la formation de langues différentes.
Dans le domaine des langues européennes, ce type de variation est surtout étudié depuis le xixe siècle également, époque de la naissance de la grammaire comparée et de la dialectologie, dont la grammaire historique n’est en fait qu’une forme particulière. La grammaire comparée étudie en effet la variation entre langues-filles issues d’une même langue-mère, c’est-à-dire entre langues-sœurs ; elle est donc inscrite dans une perspective généalogique, comme la grammaire historique, qui étudie, elle, les relations entre une langue-mère et ses langue-filles.
Un exemple concret permettra sans doute de mieux mettre au jour la différence entre grammaire comparée et grammaire historique.
Commençons par rappeler qu’on appelle langues romanes toutes les langues issues du latin, c’est-à-dire toutes les langue-filles d’une même langue-mère, le latin :
Généalogie des langues indo-européennes
Lorsqu’on étudie les points communs et les différences entre le français et l’italien, deux langues romanes, c’est-à-dire deux langues-sœurs, issues d’une même langue-mère, le latin, on fait de la grammaire comparée. Lorsqu’on étudie comment le français et l’italien se sont différenciés à partir du latin pour devenir deux langues totalement distinctes, on fait de la grammaire historique. Dans l’un et l’autre cas, ce que l’on fait reste inscrit dans des préoccupations généalogiques, puisqu’on compare des membres d’une même famille linguistique.
La dialectologie est, elle aussi, une des formes spécifiques de la grammaire comparée. Elle étudie les différentes formes régionales que peut prendre une même langue et tente de tracer les frontières entre ces différentes formes régionales (nous aurons l’occasion de reparler de la dialectologie plus loin dans le cours).
À la grammaire comparée et à la dialectologie, s’est ajoutée plus récemment la linguistique comparative, qui se différencie de la grammaire comparée en ce que la dimension généalogique, et donc diachronique, des langues comparées en est absente. En effet, la grammaire comparée compare nécessairement des membres d’une même famille linguistique ; en revanche, la linguistique comparative peut comparer des langues non apparentées génétiquement, par exemple le français et le finnois ou le russe et le wolof, c’est-à-dire des langues de familles linguistiques différentes.
Voilà pour ce qui est de la variation linguistique selon le paramètre spatial, c’est-à-dire la variation diatopique :
Les dimensions de la variation linguistique – III
Temps | Espace | Groupe social | Usage | Sexe |
Variation diachronique | Variation diatopique | |||
Grammaire historique | Grammaire comparée Linguistique comparative Dialectologie |
La variation diastratique est la variation linguistique à l’intérieur d’une communauté sociale et apparait liée à la hiérarchisation sociale. L’étude de la variation diastratique permet d’identifier aussi bien des langues de spécialité (langues des sciences, des techniques… propres à des groupes professionnels) que des langues propres à des groupes d’âge. L’étude de cette variation a été essentiellement favorisée au xxe siècle par la spécialisation du monde professionnel et par la diversification de la société. Elle est essentiellement l’affaire de la sociolinguistique :
Les dimensions de la variation linguistique – IV
Temps | Espace | Groupe social | Usage | Sexe |
Variation diachronique | Variation diatopique | Variation diastratique | ||
Grammaire historique | Grammaire comparée Linguistique comparative Dialectologie |
Sociolinguistique |
La variation d’une langue à l’intérieur d’un groupe selon le contexte d’usage (selon les circonstances, selon l’interlocuteur…) est dite diaphasique (ou encore situationnelle ou stylistique). L’étude de cette variation est également l’affaire de la sociolinguistique :
Les dimensions de la variation linguistique – V
Temps | Espace | Groupe social | Usage | Sexe |
Variation diachronique | Variation diatopique | Variation diastratique | Variation diaphasique | |
Grammaire historique | Grammaire comparée Linguistique comparative Dialectologie |
Sociolinguistique | Sociolinguistique |
Enfin, la variation d’une langue à l’intérieur d’un groupe selon le sexe du locuteur est dite diagénique ; son étude est comme celle des deux précédentes l’affaire de la sociolinguistique :
Les dimensions de la variation linguistique – VI
Temps | Espace | Groupe social | Usage | Sexe |
Variation diachronique | Variation diatopique | Variation diastratique | Variation diaphasique | Variation diagénique |
Grammaire historique | Grammaire comparée Linguistique comparative Dialectologie |
Sociolinguistique | Sociolinguistique | Sociolinguistique |
Des différentes variations – diachronique, diatopique, diastratique, diaphasique, diagénique – de la langue découlent différentes variétés – diachronique, diatopique, diastratique, diaphasique, diagénique – de cette langue. Ce sont ces différentes variétés de la langue qui en fondent le diasystème.
L’étude de ce diasystème est l’objet principal de la linguistique variationnelle, une désignation qui englobe toutes les linguistiques qui ont pour objet une forme de variation :
La linguistique variationnelle
Temps | Espace | Groupe social | Usage | Sexe |
Variation diachronique | Variation diatopique | Variation diastratique | Variation diaphasique | Variation diagénique |
Grammaire historique | Grammaire comparée Linguistique comparative Dialectologie |
Sociolinguistique | Sociolinguistique | Sociolinguistique |
Les différentes variations de la langue ont comme caractéristique d’être interdépendantes.
Ainsi, par exemple, la variation diachronique englobe les autres types de variations : il est impossible d’étudier l’évolution d’une langue dans le temps en faisant abstraction de données géolinguistiques (espace) ou sociolinguistiques (groupe/contexte). La variation diachronique est également tributaire des variations diastratiques, diaphasiques et diagéniques : une variation dans les conditions d’emploi d’une langue (variation diaphasique) peut par exemple déclencher une évolution de cette langue (variation diachronique) – nous y reviendrons. La variation diachronique englobe donc les autres types de variations qui peuvent, seules, faire l’objet d’une étude synchronique – c’est-à-dire d’une étude à un moment donné de l’histoire.
Selon les époques, les différentes dimensions de la variation sont plus ou moins développées : au Moyen Âge, le français connaissait principalement des variations diatopiques (la dialectalisation, c’est-à-dire la différenciation régionale, y est très marquée) ; à l’époque actuelle, la variation diatopique du français est minimisée (c’est un des effets majeurs de la standardisation), mais la variation diastratique et la variation diaphasique sont de plus en plus développées.
Les données théoriques qui viennent d’être exposées brièvement, et la terminologie en « dia– » qui permet d’en rendre compte, vont servir à exposer le diasystème du français.
Bien que les variations soient souvent interdépendantes, pour les besoins de l’exposé, c’est-à-dire par artifice pédagogique, elles seront traitées distinctement dans les paragraphes qui suivent, afin de pouvoir donner du diasystème du français une vue simplifiée, sans entrer dans des détails qui n’intéresseraient que des spécialistes. Comme la variation diachronique est englobante, elle sera abordée en dernier lieu.