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Prestige linguistique et variétés de la langue

Avant d’en venir aux rapports de dominance entre langues, examinons quelques-unes des interactions entre le prestige linguistique et les différentes dimensions variables de la langue, ainsi que les interactions entre les variables elles-mêmes avec l’éclairage du concept de prestige linguistique.

Le choix d’employer une variété haute ou basse de la langue est essentiellement lié aux circonstances de la vie courante (c’est la dimension diaphasique de la langue qui intervient), et la plupart des locuteurs pratiquent généralement une variété haute et une variété basse de la langue, même s’ils n’en ont pas toujours pleinement conscience.

1. Prestige et variété diatopique

Nous avons vu dans la partie du cours consacrée à la variation diatopique  que la sociolinguistique tend à réhabiliter les régionalismes, et par là à déculpabiliser les locuteurs qui usent de régionalismes.

C’est vrai au moins dans la théorie, car dans la pratique, les locuteurs francophones ont souvent du mal à assumer leurs régionalismes ou alors le font dans l’ignorance de ces régionalismes.

Par exemple, Léa (jeune wallonne), qui prend quelques jours de vacances en France, va peut-être s’étonner du regard en point d’interrogation que lui lancera son voisin de table lorsqu’elle le traitera de taiseux parce qu’elle n’aura pas conscience que taiseux est un belgicisme, mais elle va peut-être dire soixante-dix pour s’aligner sur le lexique standard des Français parce que septante est de longue date pointé comme belgicisme. De la même manière, un Français va pouvoir s’étonner de ne rencontrer aucun aoutien à Québec parce qu’il n’a pas conscience qu’aoutien est un francisme, mais le même Français va peut-être utiliser le mot déjeuner en Belgique pour désigner le repas du matin et s’aligner sur le lexique local parce que déjeuner est reconnu comme l’équivalent belge du petit-déjeuner français.

Attirer l’attention sur ces comportements linguistiques particuliers liés à la localisation géographique des locuteurs ou à la nationalité de leurs interlocuteurs permet de pointer l’interdépendance entre deux formes de la variation linguistique : un même locuteur va adapter son lexique à la personne à laquelle il s’adresse (variation diaphasique) en prenant en considération des spécificités régionales (variation diatopique).

Cette flexibilité linguistique est d’ailleurs parfois indispensable pour garantir l’efficacité de la communication : dans un groupe composé de copains ou de cousins français et belges, quand on se fixe un rendez-vous pour le déjeuner, on a toujours intérêt à se faire préciser l’heure du rendez-vous, pour dénouer l’ambigüité régionale du mot déjeuner.

Mais lorsque Léa, en Belgique même, va utiliser un francisme plutôt qu’un belgicisme , elle ne le fera sans doute pas en vue de s’assurer qu’elle est bien comprise par les autres Belges : aucune ambigüité possible en Belgique quand, entre Belges, on se fixe rendez-vous pour le déjeuner… sauf pour celui qui en raison du prestige qu’il attribue au français de France s’est forgé un idiolecte dans lequel le mot déjeuner est utilisé dans le sens qu’il a en France. En d’autres termes, le Belge qui utilise un francisme en Belgique va peut-être le faire parce que, à ses yeux, le français de France est plus prestigieux que le français de Belgique. Et son attitude ne sera peut-être pas la même à l’égard du mot praline, auquel il ne renoncera pas nécessairement en faveur du mot chocolat utilisé en France pour désigner la même réalité, car on sait bien en Belgique qu’une praline et un chocolat ce n’est pas tout à fait la même chose, et le même locuteur qui rejette le belgicisme déjeuner pour le repas du matin, continuera peut-être de se régaler de pralines, parce que dans le domaine du chocolat, il va percevoir le lexique belge comme supérieur au lexique français : manger une praline, ce n’est pas manger n’importe quel chocolat, c’est manger du chocolat belge et la réputation du chocolat belge n’est plus à faire.

Sur un autre plan, au niveau de l’écrit cette fois, les étudiants qui usent de régionalismes, dans leurs travaux universitaires constateront que les réactions de leurs correcteurs seront assez diversifiées et plus ou moins indulgentes, mais tendant néanmoins plus vers la sanction que vers l’indulgence, car les régionalismes sont souvent source d’ambigüité, quand ce n’est pas d’incompréhension, deux défauts qu’il faut évidemment éviter dans un travail universitaire : l’usage d’un français standardisé est plus généralement préconisé dans les travaux des étudiants, ce qui les contraint à adapter leur langue à ce contexte (témoignage de la variation diaphasique). Cela suppose en outre d’avoir conscience de ses propres régionalismes et n’est donc pas toujours évident. La plupart des locuteurs du français de Belgique ignorent qu’ils font du verbe savoir un usage qui leur est propre (je ne sais pas lire ce qui est écrit au tableau au sens de ‘je ne parviens pas à lire ce qui est écrit au tableau’) et qui génère une totale incompréhension des autres locuteurs du français – en Europe, comme en Afrique ou en Amérique.

En d’autres termes, si la sociolinguistique contribue à réhabiliter les régionalismes, à déculpabiliser les locuteurs usant de régionalismes, le choix d’utiliser ou non des régionalismes peut être dicté par des considérations variées, relevant tantôt de l’interaction entre différentes variables linguistiques, tantôt du prestige plus ou moins grand que l’on attribue aux régionalismes dans leur ensemble, ou à tel régionalisme en particulier.

2. Prestige et variété diastratique

Les exemples qui précèdent décrivent une flexibilité linguistique généralement consciente liée à des situations ciblées, mais dans bien des cas la conscience que le locuteur a de sa propre flexibilité linguistique est moins flagrante, surtout dans le cas des locuteurs francophones.

La plupart des locuteurs francophones n’ont pas une conscience claire de pratiquer plusieurs variétés de la langue française en lien avec l’appartenance à des groupes sociaux, sans doute parce que le clivage entre les différents sociolectes et technolectes n’est pas toujours clairement marqué. Pourtant, un même locuteur pouvant appartenir à différents groupes sociaux (nous avons déjà souligné ce point au moment d’aborder la variation diagénique), il maitrise, qu’il en ait conscience ou non, le technolecte ou le sociolecte de chaque groupe auquel il appartient et il tendra, naturellement, à utiliser un technolecte ou un sociolecte répondant aux exigences de la situation dans laquelle il se trouve.

Par exemple, un étudiant francophone ne va pas utiliser dans ses travaux universitaires le même français que dans ses conversations avec ses amis. Il utilisera un technolecte universitaire dans le premier cas, un sociolecte plus ou moins branché dans le second.

Dans certains cas toutefois, le locuteur va pouvoir opter pour un technolecte ou un sociolecte qu’il juge plus prestigieux, ou moins prestigieux, que celui qui est socialement attendu dans une situation donnée.

Léa, toujours elle, appartient au groupe des femmes, des parents d’élèves, des infographistes… et pratique de ce fait plusieurs sociolectes et technolectes. Dans la plupart des situations de sa vie, elle adoptera un sociolecte ou un technolecte en lien avec le groupe social représentatif de la situation où elle se trouve : avec ses collègues, elle adoptera le technolecte de sa profession, avec ses enfants elle adoptera le sociolecte des jeunes, etc. Mais elle pourra aussi, consciemment ou non, préférer user d’un sociolecte ou d’un technolecte qu’elle juge plus prestigieux, ou inversement peu prestigieux, dans une situation donnée. Elle pourra ainsi utiliser son technolecte professionnel pour rabattre le caquet de sa voisine d’en face qui la prend pour une demeurée, mais elle pourra renoncer à ce même technolecte professionnel pour un sociolecte neutre afin de mettre à l’aise le jeune stagiaire qu’elle accueille dans son service, etc.

En raison du prestige plus ou moins grand d’un technolecte ou d’un sociolecte (variation diastratique), elle pourra adapter ses choix linguistiques à la situation de communication (variation diaphasique).

3. Prestige et variété diaphasique

Le fait d’adapter ses choix linguistiques à son interlocuteur ou à la situation de communication relève de la variation diaphasique, même lorsque le choix s’opère entre des variétés diatopiques (régionalismes) ou diastratiques (sociolectes et technolectes) de la langue. La flexibilité linguistique se fait doublement dans la dimension diaphasique de la langue quand un locuteur adapte ses choix linguistiques au contexte et opère ses choix entre différentes variétés diaphasiques de la langue.

Prenons un exemple.

La démarcation est devenue aujourd’hui tout à fait évidente à l’écrit entre le français de la lettre qu’on envoie à une administration et le texto (« SMS ») que l’on envoie avec son téléphone portable : l’écriture des textos développe un système graphique tout à fait indépendant de l’orthographe généralement admise, et il ne viendrait à l’idée d’aucun étudiant de rédiger un travail universitaire dans la même orthographe que celle qu’il utilise dans les textos échangés entre copains. En revanche, le même étudiant s’appliquera sans doute à composer dans l’orthographe conventionnelle le texto annonçant la réussite d’un examen à sa maman, parce qu’il peut craindre que sa maman ne décrypte pas l’orthographe inventive du texto, qui lui est moins familière, ou parce qu’il aura l’impression qu’un tel évènement mérite l’usage d’une orthographe plus prestigieuse.

Le courrier électronique est un terrain d’étude intéressant sur ce plan, car il occupe une position inconfortable entre deux variétés de la langue, l’une haute, l’autre basse : certains y adoptent un registre de langue très élevé, usant notamment des mêmes formules de politesse que dans une lettre formelle, d’autres y adoptent un registre plus bas, et ce quel que soit leur destinataire. On est peut-être ici dans un cas de mésolecte.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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