Les corrélations entre prestige linguistique et usages de la langue apparaissent dans les définitions mêmes de l’acrolecte et du basilecte. Nous allons explorer quelques-unes de ces corrélations en les illustrant d’exemples empruntés à l’histoire de la langue française, pour mieux dégager le rôle que le prestige linguistique a joué dans l’histoire et dans la construction de l’espace francophone.
1. D’un basilecte à un acrolecte
La langue maternelle est la langue que l’enfant apprend à parler « sur les genoux de sa mère ». C’est au départ clairement un basilecte : elle existe exclusivement sous une forme orale et ne fait l’objet d’aucune codification ; elle peut être différente dans chaque noyau familial ; elle ne jouit d’aucun prestige.
Des circonstances sociales et historiques peuvent toutefois amener une langue maternelle à acquérir un certain prestige, notamment quand le groupe social qui la parle gagne lui-même en prestige – par exemple parce que la famille est puissante, en nombre de personnes ou en richesses.
C’est ce qui s’est passé en France au XIIe siècle quand la langue de la famille royale a commencé à devenir une norme que les poètes devaient chercher à reproduire s’ils ne voulaient pas être moqués comme le fut le poète Conon de Béthune, originaire de Picardie, poète dont la reine de l’époque se serait moquée parce qu’il avait utilisé des mots de sa région, des picardismes, dans un poème.
La reine se moque de Conon de Béthune
La Roïne n’a pas fait ke cortoise,
Ki me reprist, ele et ses fieus, li Rois.
Encoir ne soit ma parole franchoise,
Si la puet on bien entendre en franchois ;
Ne chil ne sont bien apris ne cortois,
S’il m’ont repris se j’ai dit mos d’Artois,
Car je ne fui pas norris a Pontoise.[1]
Trad. : La reine ne s’est pas montrée courtoise, / qui m’a repris, elle et le roi, son fils. / Certes, ma langue n’est pas du français,/ mais on peut la comprendre en français. / Ils sont malappris et discourtois / s’ils m’ont repris si j’ai utilisé des mots d’Artois, / car je n’ai pas été élevé à Pontoise.
Que l’anecdote soit ou non véridique nous importe peu ici : ce qui importe en effet est ce dont témoigne ce que nous rapporte Conon.
Cette anecdote nous montre que la langue supradialectale que les poètes du Moyen Âge avaient mise au point restait une langue qui n’était pas totalement exempte de traits dialectaux, sans quoi Conon n’aurait pas pu encourir le reproche de ses picardismes ; mais les traits dialectaux qui subsistaient, même repérables et repérés par un locuteur d’un autre dialecte, n’entravaient pas la compréhension que pouvait avoir ce locuteur de cette langue.
Ce qui a conduit la reine à réagir comme elle l’a fait vis-à-vis de la langue de Conon de Béthune, ce n’est pas de n’avoir pas compris pas de quoi celui-ci traitait, c’est à la fois le fait qu’elle n’aurait pas utilisé les mêmes mots que Conon pour dire la même chose et le fait qu’elle ait estimé que sa propre manière de dire était supérieure à celle de Conon – nous dirions aujourd’hui que la langue de Conon devait faire aux oreilles de la reine très « province ».
L’attitude de la reine évoquée par Conon est représentative de l’attitude générale des groupes sociaux influents ; de telles jugements de valeur vont contribuer à « raboter » encore cette langue supradialectale des poètes, à la lisser pour en faire une vraie langue commune, préfigurant la démarche de standardisation de la langue qui va aller s’accentuant au fil des siècles. C’est le prestige de la langue de la sphère royale qui met en œuvre le processus de standardisation : les locuteurs vont adapter la langue aux attentes linguistiques d’un groupe social influent.
Le caractère prestigieux de la langue de la sphère royale s’illustrera une nouvelle fois au XVIIe siècle quand Vaugelas décidera que la seule langue française digne de ce nom est la langue pratiquée par la « partie la plus saine » de la cour du roi. Ce qui est intéressant dans le cas de Vaugelas, c’est qu’il choisit comme acrolecte la langue d’un groupe social auquel il n’appartient pas, mais dans le cas de Conon de Béthune comme dans celui de Vaugelas, c’est bien le caractère prestigieux de la langue de la sphère royale qui est le moteur.
2. D’un basilecte à une langue d’enseignement
Lorsqu’une langue maternelle gagne en prestige, elle tend à se codifier pour pouvoir être comprise d’un nombre grandissant de personnes, et donc à se standardiser. Standardisée, elle peut accéder au statut de langue écrite, se doter d’une littérature, devenir un objet d’enseignement. Elle peut dans des conditions favorables devenir majoritaire – et c’est ce qui s’est passé au début du XXxe siècle en France. La langue française, standardisée au fil des siècles depuis Vaugelas, est devenue en France à la fin du XIXe siècle un objet d’enseignement ; jusqu’alors, en dehors de quelques cas isolés au XVIe siècle, on n’enseignait pas le français, les seules langues objets d’enseignement étaient le latin et, dans une moindre mesure, le grec. Le français n’est donc devenu un objet d’enseignement qu’au bout d’un long parcours de plusieurs siècles.
Le parcours pour que le français devienne une langue d’enseignement, et non plus seulement un objet d’enseignement, est tout aussi long. Une première tentative a pris place en France à l’époque où le protestantisme s’est développé, les protestants ayant mis en place les bases d’un enseignement en langue vernaculaire … mais ils ont été chassés de nos régions par Louis XIV et le système scolaire envisagé n’a pas pu s’implanter durablement. En réalité, il a fallu attendre les lois françaises sur l’obligation scolaire, c’est-à-dire la fin du XIXe siècle, pour que la langue française devienne la langue de tous les enfants de France, et une génération plus tard, la langue de tous les Français.
Ce qui n’était au départ que la langue maternelle d’une petite cellule familiale (la famille royale) est ainsi, plusieurs siècles plus tard, devenu une langue maternelle majoritaire, gagnant à la fois en prestige et en nombre de locuteurs. Ce qui était au départ un basilecte est devenu au fil des siècles un acrolecte.
3. D’un basilecte à une langue officielle
À partir du moment où un basilecte devient acrolecte, par exemple à partir du moment où une langue acquiert le privilège d’une écriture et d’une littérature, cela lui confère suffisamment de prestige pour qu’elle soit apte à devenir une langue de référence ainsi qu’une langue officielle.
C’est ainsi que le « français » n’est devenu la langue de la sphère administrative de la France qu’au XVIe siècle, quand François Ier, roi de France, a décidé, en 1539, par ordonnance royale (l’Ordonnance sur le faict de justice, connue sous le nom d’Ordonnance de Villers-Cotterêts), que le latin cesserait d’être la langue de la justice en France au bénéfice des langues maternelles, à une époque où le français n’était encore, outre la langue du roi, qu’une langue vernaculaire, et partageait encore avec le latin le statut de langue de référence, utilisée dans le domaine de la littérature, des sciences et des techniques. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce que François Ier désigne sous le nom de « français » est paraphrasé par l’expression « langage maternel » et vise plus vraisemblablement la langue vernaculaire en général, tous dialectes confondus, que la langue que François Ier lui-même utilise dans la rédaction de son ordonnance – François Ier était en effet trop fin stratège pour prendre des mesures d’exclusion envers l’un ou l’autre dialecte maternel.
Bien plus que ce décret, dont les effets sont restés longtemps confinés à la seule sphère de l’administration royale, c’est la politique menée globalement par François Ier contre le latin (en fait contre l’Église catholique, qui s’identifie à l’usage du latin) qui a contribué à son époque à propulser le français sinon au statut de langue officielle, au moins à celui de langue de référence.
En effet, la politique habilement menée par François Ier contre le latin ne l’a pas seulement conduit à imposer l’usage de la langue vernaculaire dans les tribunaux (une mesure qui mettra encore bien du temps à être suivie d’effet, même si François Ier formulait lui-même ses arrêts en français) : elle l’a surtout mené à soutenir l’usage du français comme langue de référence (protection d’écrivains qui s’exprimaient en français, soutien aux imprimeurs qui imprimaient en français[2]…) et comme langue d’enseignement (création du Collège de France où Forcadel a enseigné brièvement les mathématiques en français, où Pierre de la Ramée a enseigné brièvement la grammaire en français), ce qui a contribué bien davantage au rayonnement de la langue française que la célèbre ordonnance. C’est un pas franchi dans l’expansion de l’usage du français en France, une langue qui est toutefois encore loin d’être quantitativement représentative à cette époque (c’est la langue d’à peine 2 % de la population !). C’est un pas franchi dans l’accession du français au statut de langue de prestige.
Mais ce qui est encore plus intéressant dans la démarche de François Ier, ce n’est pas tant que sa politique linguistique ait conduit à diversifier les usages de la langue française et par là à rehausser le prestige de la langue française ; c’est le fait que pour s’attaquer à l’Église catholique et au prestige dont elle jouissait à son époque, François Ier ait mis en place une politique linguistique contre le latin : dans le chef de François Ier, faire diminuer le prestige de la langue latine, la faire dégringoler de son statut d’acrolecte, était le moyen le plus sûr de faire diminuer le prestige de l’Église.
4. En bref
Ces rapides exemples montrent qu’un des facteurs qui font qu’une même langue peut assumer des usages différents, parfois en des points différents de son histoire, est le prestige linguistique qu’une personne ou un groupe attribue à sa langue (la reine à l’époque de Conon de Béthune, au XIIie siècle ; François Ier au XVIe siècle) ou le prestige dont jouit une langue aux yeux d’une personne ou d’un groupe (Vaugelas et dans sa suite les grammairiens normatifs).
À l’inverse, une politique linguistique menée contre une langue (François Ier) peut en faire baisser le prestige, avec des conséquences parfois importantes pour cette langue comme on le verra dans le chapitre suivant, consacré notamment aux rapports de dominance entre langues.
[1]« Moult me semont Amors que je m’envoise », Les chansons de Conon de Béthune, éd. par Axel Wallensköld, Paris, Champion, 1921, p. 5, II).
[2]En français, en grec et en hébreu… François Ier étant trop fin stratège pour propulser le français au premier plan de manière trop visible.