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Système graphique de l'ancien français

Même si nous nous sommes arrêtés longuement aux graphies qu’attestent les documents en protofrançais, force nous a été de conclure que les tentatives de mise par écrit de l’époque étaient à la fois trop peu nombreuses et trop espacées dans le temps pour qu’on puisse réellement parler de la mise en place d’un système graphique, les scripteurs ayant tenté de résoudre trop diversement les problèmes qui se présentaient à eux, sans penser en termes de système aux conséquences de leur choix graphiques, quels qu’ils aient été.

En revanche, c’est un réel système graphique qui se met en place au XIIe siècle, un système d’une grande complexité, dont il importe de bien comprendre les rouages avant d’en donner la description.

Les rouages d’un processus complexe

Au moment où il a fallu mettre le français par écrit, les scripteurs se sont tout naturellement tournés vers l’alphabet du latin classique, seule langue de la Romania possédant à l’époque le privilège de la forme écrite.

L’alphabet latin est un alphabet de type phonémo-graphémique, c’est-à-dire un alphabet où chaque graphème correspond à un phonème et inversement. Or, nous avons pu voir que le phonétisme français s’est très vite désolidarisé du phonétisme latin, devenant plus riche en voyelles comme en consonnes, une désolidarisation qui a compromis le principe phonémo-graphémique qui réglait l’alphabet latin : le français, qui va utiliser cet alphabet pour passer à l’écrit, disposera de beaucoup moins de graphèmes qu’il n’en faut pour rendre de manière univoque ses nombreux phonèmes. La question va donc être pour les scripteurs : comment transcrire les nouveaux phonèmes ? comment mettre par écrit les sons qui ne correspondent à rien dans l’alphabet latin ?

En théorie, plusieurs solutions pour résoudre le problème posé par la transcription des phonèmes méconnus du latin se présentent :

  • créer des graphèmes spécifiques, c’est-à-dire compléter l’alphabet latin ou substituer à l’alphabet latin un alphabet constitué de graphèmes au tracé spécifique au français : cette solution ne sera jamais envisagée pour le français ;
  • recourir à des graphèmes appartenant à un autre système graphique : c’est ainsi que s’explique le –z–, d’origine grecque, que l’on trouve déjà dans les Serments de Strasbourg ou dans la Séquence de sainte Eulalie, et, dans une certaine mesure, le –k–, d’origine anglaise, que l’on trouve déjà dans la Séquence de sainte Eulalie ;
  • recourir à des signes diacritiques : il faudra attendre la fin du moyen français pour que se mette en place cette option ;
  • réemployer des graphèmes devenus disponibles : c’est déjà ce qu’ont fait les scripteurs du protofrançais en réutilisant à différentes fins le –h– qui ne correspondait à aucun phonème dans l’alphabet latin ;
  • constituer des digrammes, voire des trigrammes ou des quadrigrammes à partir des graphèmes de l’alphabet latin : c’est également ce qu’ont fait les scripteurs du protofrançais en combinant le –h– à différents graphèmes …

Définition : Digramme
Un digramme est une combinaison de deux signes écrits renvoyant à un phonème unique.

  • admettre qu’un même graphème puisse rendre plusieurs phonèmes : c’est cette « non-solution » qui prévaudra en définitive et qui sera à l’origine de toute la complexité du système graphique français

La mise en œuvre du processus

Maintenant que nous connaissons les données du problème, considérons le système graphique du français tel qu’il s’est mis en place, dans son intégralité, au XIIe siècle.

Commençons par la transcription des voyelles.

L’ancien français connaissait les voyelles orales suivantes :

i           y          e          ø          ɛ          a          ɑ          ə          ɔ          o          u

La transposition à l’écrit de /i/, /e/, /a/ et /o/ ne posait aucun problème : ces phonèmes existaient en latin et le français s’est contenté pour les transcrire d’utiliser les mêmes signes que ceux qu’adoptait le latin.

Restent :

y          ø          ɛ          ɑ          ə          ɔ          u

La transcription du /ɛ/, du /ɑ/, du /ɔ/ et du /ə/ propres au français a été résolue de manière similaire :

  • le /ɛ/ a été transcrit –e– comme le /e/ dont il ne se différenciait que par le timbre (c’est-à-dire par le degré d’aperture) ;
  • le /ɑ/ a été transcrit –a– comme le /a/, dont il ne se différenciait que par le point d’articulation ;
  • le /ɔ/ a été transcrit –o– comme le /o/, dont il ne se différenciait que par le timbre (c’est-à-dire par le degré d’aperture) ;
  • le /ə/ a été transcrit –e comme le /e/ et /ɛ/, sans que l’on puisse vraiment dire pourquoi ce choix a été préféré à d’autres, les caractéristiques articulatoires du /ə/ le mettant à égale distance de /e/ et /ɛ/ que de /o/ et /ɔ/  – les scripteurs du protofrançais avaient hésité entre –a–, –o–, –e–, –œ– ; on retiendra donc simplement ici que la solution retenue est unique, même si elle conduit à indifférencier /e/, /ɛ/ et /ə/.

Restent :

y          ø          u

La mise par écrit du /u/ a constitué la principale difficulté, car son traitement est indissociable de celui du /y/.

Le /u/ n’existait plus dans le vocalisme français au moment où a commencé à se développer la mise par écrit, c’est-à-dire en protofrançais. Le graphème qui rendait le phonème perdu, devenu disponible, a été réquisitionné pour rendre le nouveau phonème français /y/ – c’est ainsi que le –u– note clairement /y/ dans la Séquence de sainte Eulalie.

Mais le phonème /u/ a refait son apparition dans le système vocalique français à la fin du protofrançais, au XIe siècle, à un moment où le graphème qui le rendait dans l’alphabet latin n’était plus disponible. On a alors adopté pour rendre /u/ le digramme –ou–, reflet de la diphtongue /óu̯/ d’où proviennent certains /u/ français.

Le terme digramme est à utiliser ici avec une grande prudence. Au XIIe siècle, les diphtongues sont encore nombreuses, et dans les séquences de deux graphèmes renvoyant à des voyelles, les deux graphèmes notent encore deux sons distincts ; il n’est donc pas question de parler de digramme dans ce cas. Au XIIIe siècle, les diphtongues vont disparaître, mais les graphies ne vont pas être adaptées en conséquence, et on conservera les assemblages de deux signes écrits même s’ils ne renvoient plus qu’à des phonèmes simples, d’où les nombreux digrammes –ei–, –ai–, –eu–… dont use toujours la langue française pour rendre ses voyelles. C’est ainsi que s’explique le recours à –ou– pour transcrire /u/ ou le –eu– pour transcrire  /ø/. Quant au digramme –oi–, il cristallise la prononciation /oi̯/ propre au XIIe siècle de ce qui au XIIIe siècle se prononce /wa/ ou /wε/.

Les voyelles nasales spécifiques au français auraient pu poser également leur lot de problèmes de transcription. Mais les scripteurs du français n’ont jamais réellement cherché à rendre les voyelles nasales d’une manière qui permette de les distinguer des voyelles orales correspondantes : d’une manière générale, c’est la présence d’une consonne nasale, parfois doublée, derrière un voyelle qui permet d’inférer sa prononciation nasalisée.

Considérons maintenant la transcription des consonnes.

Les consonnes françaises connues du latin n’ont pas posé de problème de transcription, celle-ci  s’étant faite dans la continuité du latin. C’est ainsi que /p/, /b/, /m/, /f/, /t/, [d], /n/, /k/, /g/, /s/, /r/, /l/ et /j/ ont été écrits, respectivement, –p–, –b–, –m–, –f–, –t–, –d–, –n–, –c–, –g–, –s–, –r–, –l– et –i–.

Mais l’ancien français connaissait des consonnes qui lui étaient propres :

ɥ          v          z          ʦ         ʣ        ʧ          ʤ        ɲ          ʎ

Leur mise par écrit a connu des solutions variées.

Le /ɥ/ a été transcrit –u–, tout comme le /y/ auquel il est apparenté, de même que le latin transcrivait de manière indifférenciée /u/ et /w/. Le /v/ a également été transcrit –u–, tout comme le /w/ dont il dérive généralement, solution graphique dont nous n’avons pas conscience, les philologues convertissant systématiquement ce –u– en –v– dans leurs éditions des textes médiévaux. Mais ce sont bien trois phonèmes différents que rendait l’unique graphème –u–.

Restent :

z          ʦ         ʣ        ʧ          ʤ        ɲ          ʎ

Pour le /z/, transcrit –z– dans les Serments de Strasbourg et la Séquence de sainte Eulalie, la solution retenue par l’ancien français sera –s–, ce qui s’explique par le fait que la plupart des /z/ français dérivent de /s/ latins en position intervocalique. Le –z– sera utilisé au XIIe siècle pour transcrire /ʦ/ et /ʣ/.

Pour le /ʧ/, généralement issu du –c– latin, la solution adoptée sera le digramme –ch–, combinant le –c–, souvent étymologique, au –h–, qui va se spécialiser comme graphème combinatoire. Lorsque le /ʧ/ se réduira à /ʃ/, au XIIIe siècle, on conservera la transcription –ch–.

Pour le /ʤ/, si l’on excepte quelques tentatives isolées de créer un digramme –gh–, mobilisant le –h– de la même manière que pour transcrire /ʧ/, l’ancien français optera tantôt pour –g– (lorsqu’une voyelle palatale suit) ou –ge– (lorsqu’une voyelle vélaire suit), tantôt pour i–, à l’initiale, un –i– transcrit j– dans les éditions modernes des textes de cette époque. Les deux voies se confondant, les différentes solutions sont parfois interchangeables. Lorsque le /ʤ/ se réduira à /ʒ/, au XIIIe siècle, on conservera la même distribution des graphèmes.

Restent :

ɲ          ʎ

Ce sont les consonnes palatales qui donneront le plus de mal aux scripteurs de l’ancien français. Les graphies sont semblablement fluctuantes pour le /ʎ/ (–il–, –ill–, –li–, –lli–, –ll–, –lh–…) et pour le /ɲ/ (–in–, –inn–, –g–, –gn–, –ingn–, –ign–, –igni–…) et ne parviendront à se fixer que bien après le Moyen Âge (on hésite encore au XVIIe siècle).

Des interférences avec l’étymon latin, que les lettrés de l’époque pouvaient encore connaître ou reconnaitre, des habitudes graphiques propres à certains copistes, notamment anglo-normands et picards, la nécessité d’éviter toute équivoque pour les graphèmes ambigus… ont conduit à introduire :

  • des variantes graphiques –k–, –q–, –cq–, –qu–… pour /k/ de manière à déjouer l’ambigüité du graphème –c– qui pouvait aussi rendre /s/ ;
  • une variante graphique –ce– pour /s/, de manière à éviter la confusion avec le –c– rendant /k/ ;
  • une variante graphique –ss– pour /s/, de manière à éviter la confusion avec le –s– notant /z/ ;
  • une variante graphique –gu– pour /g/, de manière à éviter toute confusion avec le graphème –g– notant /ʒ/ ;
  • une variante graphique –uu– ou –vv– pour différencier dans la graphie le phonème /w/ des phonèmes /v/, /y/ et /ɥ/.

On le voit, un système graphique qui se caractérise d’emblée par le fait que de nombreux graphèmes rendent plusieurs phonèmes, et dont les apparentes irrégularités sont en réalité autant de stratégies imaginées pour déjouer les risques de confusion qui pourraient naitre des ambigüités graphiques.

On est encore très éloigné du concept d’orthographe, mais on est encore plus éloigné de l’idée d’une langue qui ne déploie aucune norme graphique, une idée que l’on trouve pourtant souvent formulée. Le système mis en place se caractérise avant tout par l’économie des moyens mis en œuvre : aucun graphème gratuit, autrement dit aucune « lettre muette » n’encombre la graphie des mots de l’ancien français ; chaque signe écrit joue un rôle, fût-il ambigu.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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