Au XIIe siècle, les documents qui nous permettent d’étudier le lexique français se diversifient, principalement parce que c’est à partir de cette époque que la langue française accède au statut de langue écrite : les témoins linguistiques conservés commencent à se multiplier et leur étude nous permet d’avoir une meilleure vue d’ensemble sur la physionomie du lexique français.
L’essentiel du lexique de cette époque continue de se caractériser par le fonds latin ou roman, c’est-à-dire par les mots d’origine latine ou créés en gallo-roman et en protofrançais à partir de matériau latin, mais aussi par les mots d’origine celtique, francique, norroise qui ont subi une évolution phonétique, qui ont connu l’usure naturelle du temps.
On peut d’ailleurs observer que les mots d’origine celtique, francique ou encore norroise que la langue a assimilés ont subi la même évolution phonétique que les mots provenant du latin et sont totalement francisés au XIIe siècle :
latin debet > deft > deit > doit
latin spatham > espedhe > espee > épée
celtique cerevisia > cervoise
francique werra > guerre
L’une des caractéristiques les plus marquantes du lexique de cette époque, découlant de l’évolution phonétique, est la grande richesse de ses suffixes. Le latin, qui a fourni une grande quantité de mots français, connaissait déjà de nombreux suffixes. Par ailleurs, un même suffixe latin a pu évoluer diversement, selon son environnement phonétique ; ainsi le suffixe –itia a pu évoluer vers –oise, –ece/–esse, –ise/–ice selon le radical sur lequel il était greffé.
Les différents suffixes qui existaient déjà en latin et les aboutissements français d’un même suffixe latin sont rapidement devenus interchangeables et ont produit à partir d’une base commune un nombre de dérivés synonymiques qu’on a encore du mal à estimer : folie, foleur, folesse, foleté, folison, folance sont ainsi autant de termes que l’on utilise à cette époque, là où le français moderne n’a retenu que le seul mot folie.
Autre caractéristique du lexique du XIIe siècle : à partir de cette époque, la langue française ne connaitra plus à proprement parler de nouveaux substrats ou superstrats, principalement parce qu’il n’y aura plus de rapport de force entre différentes civilisations et donc entre différentes langues dans sa zone d’éclosion – or on a vu que pour qu’il y ait substrat ou superstrat, il faut qu’il y ait une relation dominant-dominé. Ceci ne signifie évidemment pas qu’à partir du XIIe siècle, la langue française sera fermée à tout apport extérieur. Bien au contraire, de nombreux mots venus d’autres langues intégreront la langue française, mais on en parlera davantage en termes d’emprunts linguistiques.
L’emprunt est, pour dire les choses fort simplement, le processus qui consiste, pour une langue, à introduire dans son lexique un terme venu d’une autre langue. Différentes motivations peuvent venir justifier les emprunts opérés par une langue dans une autre :
- un mot désignant une réalité nouvelle peut apparaitre dans une langue et manquer dans une autre :
Le mot zéro, emprunté à l’arabe via l’italien, manque en latin parce qu’il ne correspond à aucun besoin dans le système de comptage romain, mais s’introduit dans la langue française du XVe siècle, à une époque où un système de comptage spécifique au français se développe.
- une langue peut être sentie comme plus prestigieuse et cette perception peut encourager les locuteurs à emprunter des termes perçus eux aussi comme plus prestigieux :
Le belgicisme praline est préféré au mot chocolat en raison du prestige du chocolat belge
- un mot peut désigner une réalité méconnue d’une culture et attractive pour celle-ci, l’emprunt de cette réalité entrainant l’emprunt de sa désignation :
Le mot chemise, emprunté au celtique, n’existe pas en latin parce que le vêtement qu’il désigne est propre aux Gaulois
etc.
On le voit, l’emprunt est un terme générique, qui englobe le substrat, le superstrat et l’adstrat. Les motivations de l’emprunt apparaissent également en étroite corrélation avec le concept de prestige, linguistique ou non. Nous verrons s’étoffer la définition de l’emprunt lexical tout au long de notre parcours dans l’histoire du lexique français.
Au XIIe siècle, les échanges réguliers entre la France et l’Angleterre (liés au fait que depuis le siècle précédent, les rois d’Angleterre étaient d’origine française) ont permis à quelques mots d’origine anglo-saxonne d’intégrer le français, surtout dans le domaine maritime où les Anglais ont toujours dominé les Français (nort, sut, est, west… dérivent du vieil anglais), tandis que les premières croisades ont eu comme conséquence linguistique l’intégration au français de quelques mots d’arabe (par exemple le mot sucre qui est entré dans la langue française en transitant par d’autres langues que sa langue-source).
Mais dans ce domaine des emprunts linguistiques, la langue française du XIIe siècle s’est surtout caractérisée par une abondance d’emprunts faits au latin, qui vont contribuer à une relatinisation partielle de son lexique.
On parle de relatinisation pour désigner la réintroduction dans la langue française de mots issus du latin classique ou du latin chrétien qui n’ont pas subi l’usure du temps, qui ont tout simplement subi un petit toilettage formel pour ressembler davantage à des mots français qu’à des mots latins. Dans la plupart des cas, on va se limiter à franciser leur finale : le mot latin causa va être naturalisé français sous la forme cause, alors que par usure naturelle il a donné le mot chose.
À cette époque en effet, on a entrepris de traduire en français de nombreux textes latins (le français s’était tellement éloigné du latin que ce travail de traduction s’imposait, l’aptitude à lire le latin classique dans le texte s’étant perdue même chez les lettrés). On a alors traduit principalement les textes religieux, mais également des textes didactiques et scientifiques.
Des mots latins ont ainsi été introduits dans le français par les traductions de la Vulgate :
abominable, convertir, déluge…
Les traductions des textes latins ont contribué à façonner la langue française, dans laquelle elles ont introduit à partir du XIIe siècle une quantité importante de mots savants issus du latin, réalimentant le fonds latin du français.
Dans la plupart des cas, les mots empruntés venaient combler un vide, notamment quand, dans le domaine des sciences et techniques, il s’agissait de donner un nom français à des réalités nouvelles. Les sciences ont ainsi puisé dans le fonds savant, grec ou latin, des noms comme :
améthyste, calendrier, équinoxe, occident, solstice…
La philosophie y a puisé :
cause, forme, idée, multiplier, substance…
L’Église elle-même y a puisé :
autorité, discipline, pénitence, quotidien…
Dans d’autres cas, les mots empruntés doublaient des mots d’origine latine, mais altérés au fil du temps et souvent devenus méconnaissable. Les deux formes (celle ayant évolué par la voie naturelle et celle de l’emprunt savant), formant ainsi un doublet, coexistent à cette époque avec des sens et des emplois identiques, mais qui ont pu se différencier au fil du temps. Ainsi, le mot chose issu du latin causa mais devenu quasiment méconnaissable va coexister à partir de cette époque aux côtés du mot cause, mais chacun va se doter d’un sens qui lui est propre (le même sens qu’ils ont encore aujourd’hui).
Si nous voulons résumer, nous pouvons dire que le lexique français du XIIe siècle se caractérisait essentiellement d’une part par son fonds roman, c’est-à-dire par des mots hérités du latin vulgaire, auxquels s’ajoutent des mots provenant du celtique et du francique, des mots qui, du fait d’une usure naturelle (ou évolution phonétique), ont pris une forme tout à fait spécifique et souvent méconnaissable si on les met en regard de leurs étymons et d’autre part par un nouveau fonds latin, constitué d’emprunts au latin classique qui ont été réintroduits dans le lexique français sous une forme artificiellement francisée. Ce lexique s’est enrichi en outre de quelques mots empruntés au vieil anglais.