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Charles

Dans la version primitive des Serments de Strasbourg apparait le prénom Karlo/Karle, que dans ses récritures successives Brunot transformera en Charlon, Charles, Charle, pour ne retenir en définitive que le prénom Charles que nous connaissons actuellement. Brunot nous donne ainsi en raccourci l’histoire phonétique de ce prénom, auquel nous allons nous intéresser de manière plus détaillée sous l’angle de la phonétique historique.

La forme de départ, tout d’abord.

Pour expliquer le prénom Charles, on doit partir d’une forme supposée *Carolus.

Carolus est la forme latinisée d’un prénom franc.

C’est une précision importante : les mots qui entrent dans la langue française à un moment donné sont aussitôt naturalisés et traités comme tous les mots qui s’y trouvent déjà au même moment – à moins qu’ils n’y entrent de force, c’est-à-dire par la voie savante, ce qui n’est pas le cas ici.

Les prénoms francs, et d’une manière générale les mots d’origine francique, vont connaitre un traitement identique à celui des mots qui existaient à l’époque où ils sont entrés dans la langue. Quelle langue dans le cas qui nous intéresse ? La forme particulière qu’avait prise le latin vulgaire dans la zone d’éclosion du français, celle d’un latin vulgaire qui avait assimilé de nombreux mots celtiques et qui assimilera de la même manière de nombreux mots franciques pour devenir entre le Ve et le VIIIe siècles une langue appelée techniquement gallo-roman.

Carolus est donc un prénom franc latinisé, entré dans ce qui préfigure la langue française à l’époque des invasions franques, et qui va évoluer, phonétiquement comme s’il s’agissait d’un mot latin.

Comme ce prénom franc latinisé apparait sous sa forme latinisée Carolus dans des textes en latin tardif, nous pouvons lui supposer une prononciation classique /karolus/. Toutefois, nous savons que les langues romanes s’ancrent dans le latin vulgaire, non dans le latin classique, et que les lois de la phonétique historique du français partent toujours de l’état du mot en latin vulgaire, aussi devons-nous nous interroger sur la forme que prenait ce prénom en latin vulgaire.

Le résultat Charles est sur ce plan riche d’informations. La seule voyelle de l’étymon qu’on y trouve est en effet le /a/ de la voyelle initiale, ce qui nous indique que ce devait être la voyelle tonique, en d’autres termes que ce prénom était un proparoxyton. Le fait que ce prénom était un proparoxyton nous informe à son tour sur le timbre que devaient avoir les deux autres voyelles de l’étymon ; en effet, on ne peut avoir un proparoxyton que si la pénultième syllabe est légère en latin classique : *Cărŏlŭs. À partir de là, nous pouvons identifier le timbre des voyelles de Carolus en latin vulgaire : /karɔlos/.

La tonicité de l’accent du latin vulgaire va mettre le /a/ tonique en relief, au détriment des autres voyelles. Le /ɔ/ qui suit immédiatement cette voyelle tonique /a/ a très vite dû cesser de se prononcer. Ainsi aurait-il dû en être également du /o/ final, puisque l’amüissement des voyelles finales est propre au gallo-roman, mais l’amüissement de ce /o/ aurait généré ici une séquence /rls/, difficile à articuler. La voyelle finale s’est donc maintenue sous une forme affaiblie, celle du /ə/ tout à fait caractéristique du français : /karləs/.

L’amüissement du /ɔ/ posttonique (c’est-à-dire qui suit le /a/ tonique) a eu pour conséquence que la voyelle tonique s’est retrouvée dans une syllabe fermée : on est en effet passé de /ka.rɔ.los/ à /kar.ləs/. La voyelle tonique, qui aurait dû se diphtonguer si elle était restée en syllabe ouverte, se trouve entravée par le /r/, consonne qui va en empêcher la diphtongaison. Notre /a/ va donc rester un /a/ jusqu’au bout.

Le /k/ en position initiale s’est palatalisé dès l’entrée du mot en gallo-roman, une caractéristique du gallo-roman qui ne fait que prolonger une tendance du latin parlé. Passée la phase du gallo-roman, l’évolution du mot s’est alignée sur celle de tous les mots constitutifs du lexique.

La palatalisation a fait aboutir /k/ à /ʃ/ dès l’ancien français, après un passage par une affriquée /ʧ/ dont le système français n’a conservé aucune trace.

En ancien français, le /s/ final a cessé de se prononcer, comme d’une manière générale toutes les consonnes finales à la même époque ; mais à partir du moment où ce /s/ ne se prononce plus, le /ə/ d’appui ne sert plus à rien (/rl/ est une séquence qui ne pose pas de difficulté d’articulation), ce /ə/ inutile a fini par s’amüir lui aussi.

Enfin, le /r/, devant /l/ a eu en ancien français tendance à s’amuïr, comme la plupart des consonnes en position préconsonantique. Mais les grammairiens du XVIe et du XVIIe siècle ont lutté contre cet amüissement et le /r/ a fini par être rétabli dans la prononciation ; au début de l’ère moderne, ce /r/, jusqu’alors roulé, a déplacé son point d’articulation pour devenir le /ʁ/ grasseyé, lui aussi si caractéristique du français.

Ainsi est-on passé de carolus à Charles. De trois syllabes à une seule : c’est en effet un des grands traits de l’évolution des mots latins vers le français que la perte de la masse phonique.

L’histoire phonétique complète de ce prénom est :

  c ă r ǒ l ŭ s  
  k a r o l u s étymon en API
LV k a r ɔ l u s ouverture
  k a r l u s amuïssement
  k a r   l o s ouverture
  kj a r   l o s palatalisation
  tj a r   l o s antériorisation
  tjʃ a r   l o s assibilation
  a r   l o s dépalatalisation de tj
GR a r   l ə s affaiblissement
AF ʃ a r   l ə s réduction
  ʃ a   l ə amuïssement
MF ʃ a   l œ   labialisation
XVIe s. ʃ a   l   amuïssement
XVIIe s. ʃ a r   l     restitution sous l’action des grammairiens
XVIIe-XVIIIe s. ʃ a ʁ   l     déplacement du point d’articulation
Résultat ʃ a ʁ   l      
Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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