Dans l’histoire de la langue française, les exemples les plus marquants de langues véhiculaires ne sont toutefois pas centrés sur ces artéfacts du français que sont la langue des poètes, la langue de la diplomatie ou le pitinègue, mais sur le latin, plusieurs fois expressément élevé au rang de langue véhiculaire, au plan international cette fois, avec des conséquences chaque fois importantes pour la langue française.
1. À l’époque de Charlemagne
Quelques siècles avant nos poètes et peu avant que ne naisse officiellement, et conventionnellement, la langue française (en 842), Charlemagne s’est trouvé en situation de recourir à une langue véhiculaire pour résoudre des problèmes de communication avec des populations de langues maternelles différentes.
En effet, lorsque Charlemagne se fit couronner empereur en 799, ce qui allait devenir son Empire s’étendait du nord de l’Espagne jusqu’aux limites orientales de l’Allemagne actuelle, de l’Autriche et de la Slovénie.
L’empire carolingien sous Charlemagne
L’Empire reconstitué par Charlemagne formait un territoire linguistiquement hétérogène : ses sujets s’exprimaient en effet dans de nombreux dialectes romans, germaniques ou slaves.
L’hétérogénéité linguistique de l’empire de Charlemagne
Conscient de la nécessité de promouvoir une langue qui puisse assurer la communication à l’intérieur de son vaste empire entre des sujets aux langues maternelles si diversifiées, Charlemagne éleva le latin classique au rang de langue véhiculaire et en réintroduisit l’apprentissage dans tout son empire.
Quel fut l’impact de cette décision et de sa mise en œuvre pour l’histoire de la langue française ? Le latin réactivé par Charlemagne comme langue véhiculaire de son empire était le latin classique, une forme du latin en réalité très éloignée de la variété du latin qui était devenue la langue maternelle des habitants de nos régions dans les siècles qui ont suivi leur latinisation. La mise en présence renforcée de ces deux formes différentes du latin – le latin classique, réintroduit par Charlemagne, et le latin pratiqué localement depuis plusieurs siècles – a eu pour effet d’agrandir le fossé entre l’une et l’autre forme du latin, et de ce fait d’accélérer l’évolution du latin pratiqué localement vers les différentes langues romanes.
Charlemagne avait également conçu le projet d’élever au rang de langue véhiculaire sa propre langue maternelle, le francique, auquel il était très attaché. Mais il ne vécut pas suffisamment longtemps pour pouvoir mettre en œuvre cet autre projet, qui aurait d’ailleurs demandé beaucoup plus de temps : contrairement au latin classique, qui était déjà utilisé dans tout son empire comme langue de l’administration et était déjà pratiqué par les lettrés et par les religieux (le détail de ces situations est donné au chapitre consacré en propre à l’histoire de la langue française), le francique ne jouissait alors d’aucun autre usage que celui d’être la langue maternelle des Francs, regroupés principalement dans le nord-est de la zone d’éclosion du français, c’est-à-dire dans ce qui correspond à l’actuelle Belgique (rappelons que Charlemagne est né à Liège), et généraliser l’usage du francique comme langue véhiculaire dans tout l’empire de Charlemagne aurait nécessité de déployer des moyens autrement importants que ceux qui ont permis de généraliser le latin dans cet usage véhiculaire.
2. À l’époque d’Érasme
Quelques siècles plus tard, au XVIe siècle, ce même latin classique est redevenu la langue véhiculaire de l’Europe des lettrés, à l’initiative cette fois de Didier Érasme, qui en a encouragé l’usage afin que les intellectuels des différents pays de l’Europe renaissante puissent échanger leurs idées et répandre plus aisément les nouvelles valeurs humanistes. Érasme définissait ainsi grâce au latin classique un espace virtuel de communication appelé « République des Lettres ».
Une fois encore, cela n’a pas été sans conséquence pour la langue française, même si l’impact fut moins grand que celui de la politique linguistique menée par Charlemagne. En effet, à l’époque d’Érasme, le latin issu du latin classique dont l’usage avait été instauré par Charlemagne dans les différents pays qui constituaient son empire et qui était resté langue officielle et langue véhiculaire de l’Europe après dislocation de l’empire de Charlemagne, était prononcé dans chaque pays avec une prononciation calquée sur celle de la langue maternelle de la population locale. Les Italiens, les Français, les Hollandais, les Allemands… prononçaient ainsi différemment le latin et ne parvenaient pas à communiquer entre eux dans cette langue. Didier Érasme a pris alors l’initiative de réformer la prononciation du latin classique, de la normaliser, de la standardiser, de manière à adopter au sein de la « République des lettres » une prononciation unique du latin classique, proche de sa prononciation originelle (du moins le supposait-on).
Définition : Standardisation linguistique
La standardisation, en linguistique, est le processus par lequel on codifie une langue pour la faire répondre à une norme unique.
L’initiative d’Érasme a eu pour effet de faire régresser la prononciation de certains mots français, qui ont aligné leur prononciation sur celle des mots latins dont ils étaient issus.
Dans le cas de la politique linguistique menée par Charlemagne, comme dans celui de la politique culturelle de Didier Érasme, les conséquences sur la langue française, si elles sont réelles, relèvent de la linguistique interne. Nous ne nous y attarderons donc pas dans cette partie du cours consacrée à la linguistique externe.