Les technolectes ne sont en fait que des cas particuliers de sociolectes : un groupe professionnel peut en effet être assimilé à une forme particulière de groupe social, centré autour d’une activité professionnelle. Venons-en donc plus généralement aux sociolectes et à la variation liée à des groupes sociaux, classes sociales ou catégories sociales.
Dès le Moyen Âge, on a vu se mettre en place ce qu’on a longtemps appelé des « jargons », c’est-à-dire des manières de parler propres à des groupes sociaux généralement marginaux, comme le jargon dans lequel François Villon, l’un des plus célèbres poètes du xve siècle, aurait rédigé quelques ballades[1].
À l’heure actuelle, on appellerait plutôt argot que jargon ce type de sociolecte – jargon est plutôt utilisé aujourd’hui pour désigner des technolectes. En réalité, au Moyen Âge, le mot jargon désignait tout simplement une forme de langage difficile à comprendre : le chant des oiseaux était qualifié de jargon… ou de latin, autre mot qui servait à désigner une langue incompréhensible (ce qui est particulièrement révélateur de la manière dont le latin était perçu au Moyen Âge).
Après Villon et jusqu’au XVIIIe siècle, le mot jargon a été utilisé pour désigner le langage, secret ou simplement difficile à comprendre, de groupes de gens considérés comme vivant plus ou moins fortement en rupture avec l’ordre social (tricheurs, voleurs, mendiants, marchands ambulants, etc.). À partir du XVIIIe siècle, le mot jargon a été supplanté dans ce sens par le mot argot.
Il s’agissait, par la création de ces jargons ou argots, d’une part de mettre en place un vocabulaire technique permettant de donner une image la plus juste possible des activités du groupe (dans le cas de Villon, un groupe de mauvais garçons). Il s’agissait d’autre part de créer, par un langage qui ne soit compris que des membres du groupe, une sorte de complicité et de cohésion à l’intérieur du groupe : maitriser un jargon, c’était une marque d’appartenance à un groupe. Le jargon avait donc essentiellement une fonction identitaire.
Même si la sociolinguistique et la linguistique variationnelle ont développé les outils théoriques pour mieux comprendre les fonctions de ces jargons et argots, on ne les a, une fois encore, pas attendues pour s’intéresser à ces langages particuliers. Et de même que les Académiciens français ont exclu de leur dictionnaire les technolectes peu prestigieux, de même ont-ils exclu les termes d’argot. Furetière et Richelet furent, de leur côté, infiniment moins « frileux ». Le dictionnaire de Furetière offre ainsi une place privilégiée à de nombreux termes « de relation », c’est-à-dire à des mots glanés dans des récits de voyageurs et qui n’ont de sens que dans le contexte des récits de voyages. Le dictionnaire de Richelet inclut de nombreux mots qui appartiennent au langage du peuple.
Les jargons ne sont pas les seuls sociolectes à avoir retenu l’attention des linguistes.
Les grammairiens du XVIIe siècle étaient généralement d’accord sur le fait qu’il fallait décrire la langue de « la partie la plus saine de la nation » – c’est l’expression de Vaugelas dans l’introduction à ses Remarques sur la langue françoise –, en d’autres termes qu’il fallait décrire la langue de la classe sociale la plus prestigieuse, sans faire cas de la langue des autres classes sociales.
Le bon usage défini par Vaugelas
Le mauvais se forme du plus grand nombre de personnes, qui presque en toutes choses n’est pas le meilleur, et le bon au contraire est composé non pas de la pluralité, mais de l’élite des voix, et c’est véritablement celui que l’on nomme le maitre des langues. Voicy donc comme se définit le bon Usage […] c’est la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’escrire de la plus saine partie des Autheurs du temps. Quand je dis la Cour, j’y comprens les femmes comme les hommes, et plusieurs personnes de la ville ou le Prince réside, qui par la communication qu’elles ont avec les gens de la Cour participent à sa politesse.
Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, 1647, p. 2 de la préface
On le voit, toutes les catégories sociales n’ont pas suscité la même attention linguistique, n’ont pas sollicité cette attention aux mêmes moments.
Si on s’est très tôt préoccupé de technolectes et d’argot, et si les positions d’un Vaugelas montrent qu’on a eu tôt conscience de l’existence de manières de s’exprimer propres à certaines couches de la société, on s’est intéressé plus tardivement au langage des jeunes, actuellement au cœur des études sociolinguistiques, un langage qui définit une autre sorte encore de sociolecte.
[1]« Aurait » parce que, aujourd’hui encore, l’attribution à Villon de ces ballades en jargon ne fait pas l’unanimité. Cette question d’attribution ou de paternité importe peu ici, où ce qui prévaut est l’existence de telles ballades.