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La diglossie dans la préhistoire de la langue française

Différentes situations de diglossie ont présidé à l’histoire de la langue française, jalonnant toute sa préhistoire, c’est-à-dire la période antérieure à sa naissance, arrêtée conventionnellement en l’an 842.

1. Dans la Rome antique

Reprenons pour commencer l’exemple du latin, déjà traité au chapitre du prestige linguistique, et la distinction entre latin classique (variété haute) et le latin vulgaire (variété basse), deux variétés diastratiques et diaphasiques d’une même langue latine, distinguées précédemment dans le cours pour montrer la force exercée par le concept de prestige linguistique sur les savants, qui ont longtemps refusé l’évidence que le français, langue de prestige, soit issu du latin populaire, variété du latin la plus éloignée de cette langue de prestige.

Allons un peu plus loin dans notre examen de la situation linguistique de la Rome antique. Nous avons vu au chapitre précédent que chaque variété du latin était utilisée dans des circonstances différentes, témoignant de la variation diaphasique :

  • le latin classique était une variété haute du latin qu’on utilisait surtout à l’écrit ;
  • le latin vulgaire était une variété basse du latin qu’on utilisait presque exclusivement à l’oral.

Ces deux variétés du latin – classique et vulgaire – peuvent encore être observées sous l’angle de la distribution de leurs usages. Le latin vulgaire était dans la Rome antique ce qu’on appelle une langue vernaculaire, le latin classique une langue véhiculaire en même temps qu’une langue de référence.

Définitions : Rappels
Une langue vernaculaire est une langue maternelle utilisée pour la communication courante dans une communauté linguistique.
Une langue véhiculaire est une langue utilisée par les membres d’une communauté de langues maternelles différentes pour communiquer entre eux.
Une langue de référence est une langue utilisée pour la transmission du savoir, qu’il s’agisse de transmettre un savoir culturel (langue utilisée dans le domaine littéraire) ou un savoir scientifique (langue utilisée dans le domaine des sciences et des techniques).

Si on recoupe ces deux ordres d’observation, on peut synthétiser les choses en disant que latin classique et latin vulgaire étaient deux variantes génétiquement liées d’une même langue, variantes que les Romains de l’Antiquité utilisaient dans des circonstances distinctes de la vie.

Il en résultait au sein de la population de la Rome Antique une situation de diglossie latin classique – latin vulgaire.

2. À l’arrivée des Romains en Gaule

Lorsque les Romains ont envahi la Gaule, peu avant l’ère chrétienne, ils ont importé avec eux en Gaule leurs langues latines, c’est-à-dire d’une part le latin vulgaire, d’autre part le latin classique.

On suppose que s’est alors installée dans la Gaule romanisée une situation de diglossie celtique – latin.

En effet, si, une fois romanisés, les Gaulois ont continué d’utiliser leur langue maternelle, le celtique, dans le milieu familial comme basilecte (variété basse), ils ont appris le latin pour communiquer avec les Romains installés dans leurs régions (variété haute).

Quel latin ? En fait, le latin assimilé et pratiqué par les Gaulois a été principalement le latin vulgaire : c’est en effet dans les relations quotidiennes qui se sont créées entre les soldats romains et les populations gauloises que s’est propagé le latin, dans sa forme populaire, dans ses usages vernaculaires. Mais ce latin vulgaire servait vraisemblablement aux Gaulois pour communiquer avec les Romains dans toutes les circonstances où ils avaient affaire à ceux-ci, y compris dans les circonstances où les Romains utilisaient, eux, le latin classique. Un latin classique que les Romains ont pu continuer d’utiliser entre eux dans les hautes sphères de l’administration et de la culture, inaccessibles aux Gaulois.

Ainsi, le latin vulgaire, basilecte des Romains, est devenu, dans cette nouvelle situation de diglossie (celtique – latin vulgaire,) acrolecte des Gaulois, qui gardaient comme basilecte leur celtique, c’est-à-dire leur langue maternelle.

3. À l’arrivée des Francs en Gallo-Romania

Quelques siècles plus tard, vers le Ve siècle de notre ère, au moment où les Francs ont à leur tour envahi la Gaule romanisée, qu’on appelle plus souvent Gallo-Romania dans le contexte de l’histoire des langues romanes, les Gallo-Romains ne parlaient plus que le latin vulgaire.

En cinq siècles, les Gaulois, devenus Gallo-Romains, ont en effet abandonné le celtique pour utiliser le latin vulgaire dans toutes les circonstances de la vie courante ; en quelques générations, ils sont passé d’une langue maternelle (le celtique) à une autre langue maternelle (le latin vulgaire).

Il y a eu durant la période de romanisation de la Gaule et les siècles qui ont suivi ce qu’on appelle une assimilation linguistique (cf. chapitre sur les usages de la langue où l’assimilation linguistique a été définie au moment de parler de la situation linguistique du Québec), assimilation linguistique d’une langue dominée, le celtique, par une langue dominante, le latin, langue du colonisateur (on retrouve ici le rapport de forces entre les langues, évoqué au début de ce chapitre) ; on utilise dans ce cas précis d’assimilation linguistique du celtique par le latin le terme de latinisation.

Il faut noter que cette latinisation ne s'est pas faite de la même manière dans toute la Gaule : plus rapide au sud de la Gaule où la romanisation a été plus précoce et où la concentration de Romains était forte (région plus directement accessible aux Romains, par mer), elle a été plus lente au Nord, où la romanisation a été plus tardive et où les Romains étaient plus dispersés. Et les Gaulois qui vivaient dans des régions peu accessibles aux Romains et donc au latin (par exemple dans les montagnes) ont conservé leur langue celtique bien plus longtemps que ceux qui vivaient dans les plaines ou sur les bords de la Méditerranée.

Une fois le celtique abandonné et la Gaule latinisée, on ne peut plus parler pour cette région de situation de diglossie, les Gallo-Romains ne pratiquant plus qu’une seule langue, le latin vulgaire… toutefois cette situation linguistique sans diglossie n’a pas été durable.

4. À la suite des invasions franques

À la suite des invasions franques au Ve siècle, on suppose à la Francie (le nouveau nom de la Gallo-Romania, devenue littéralement ‘pays des Francs’, un nom imaginé par l’évêque Marius d’Avenches, au VIe siècle), une nouvelle situation de diglossie, latin vulgaire – francique cette fois, le francique étant la langue maternelle des Francs (nous avons traité du francique dans les chapitres précédents au moment de parler de la situation linguistique du Luxembourg et au moment de traiter du choix que fit Charlemagne d’une langue véhiculaire pour son empire).

La situation est ici un peu différente de celle qui vient d’être décrite pour le latin et le celtique à l’époque de la romanisation. Les Francs ne brillaient pas particulièrement par leur administration et ont donc conservé telle quelle l’administration gallo-romaine, héritée des Romains. Aussi, après les invasions franques, les Gallo-Romains ont-ils continué d’utiliser le latin en famille, mais également dans le domaine de l’administration ; ils ont peut-être utilisé le francique pour commercer et communiquer avec les Francs, en d’autres termes le francique a pu devenir pour eux une langue strictement véhiculaire, apprise en plus de leur langue maternelle qu’ils ont conservée, le latin vulgaire, dont la forme avait évolué pour devenir ce que les spécialistes ont appelé par la suite le gallo-roman.

Dans cette nouvelle situation de diglossie, la distribution entre les emplois du gallo-roman, issu du latin vulgaire, et ceux du francique est donc quelque peu différente de ce qu’elle était dans la situation de diglossie celtique – latin vulgaire à l’époque de la romanisation de la Gaule. Il n’y a en effet plus de réelle opposition entre une langue haute et une langue basse, les deux langues en présence se partageant diversement les emplois ; la diglossie est donc ici dans le fait que deux langues sont en distribution complémentaire. Minoritaire dans ses usages en Francie, le francique s’effacera progressivement au profit du latin vulgaire ; la langue dominante demeurera le gallo-roman, langue des colonisés, les Gallo-Romains.

Pour ceux des Gallo-Romains qui n’avaient pas encore totalement abandonné le celtique à l’époque franque (dans certaines régions de montagne, le celtique a résisté çà et là), on peut encore supposer une situation peu durable de triglossie gallo-roman – francique – celtique, qui se réduira encore une fois au fil du temps en faveur du latin.

Insistons sur le caractère conjectural de ces diglossies celtique – latin, latin – francique, qui n’ont été ni constatées ni, a fortiori, consignées par des contemporains et dont nous n’avons pas de traces tangibles, mais dont l’hypothèse toutefois permet d’éclairer différentes caractéristiques de la langue française : l’histoire de ces temps reculés, pour lesquels nous n’avons que peu de traces écrites, se reconstruit essentiellement par conjectures.

Ainsi, en Gaule, le latin, langue exogène, a réussi à supplanter le celtique, langue endogène au moment de la romanisation (mais exogène au moment de la l’arrivée des Gaulois en Gaule, quelques siècles auparavant), en raison du prestige de la civilisation romaine. Devenu langue endogène de la Gaule romaine quelques siècles plus tard, le latin a réussi à supplanter le francique, langue exogène, une nouvelle fois en raison du prestige de l’ancienne civilisation romaine. Et c’est ce latin, façonné une première fois au contact du celtique et une seconde fois au contact du francique qui donnera au IXe siècle naissance au français.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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