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La diglossie à l’aube de la naissance du français

Poursuivons notre avancée chronologique dans l’étude de cas de diglossie, progression qui nous conduit à l’aube de la naissance du français.

Qu’en était-il de la situation linguistique à l’époque de Charlemagne ?

Charlemagne, conscient de la nécessité de promouvoir une langue qui puisse assurer la communication à l’intérieur de son vaste empire, a réintroduit l’usage du latin classique et élevé celui-ci au rang de langue véhiculaire – nous avons vu cela au moment de définir l’usage véhiculaire de la langue.

Dans un premier temps, Charlemagne a confié au moine anglais Alcuin d’York l’organisation d’un enseignement en latin classique pour les moines, qui n’arrivaient plus à comprendre le texte de la Vulgate[1].

Le fait qu’il se soit tourné vers un Anglais pour accomplir cette tâche était tout à fait motivé, mais a été lourd de conséquence dans l’histoire de la langue française (et plus généralement dans celle des langues romanes). Pourquoi à un Anglais ? Parce que l’Angleterre, bien que romanisée, n’a jamais été latinisée, c’est-à-dire que le latin vulgaire ne s’y est jamais imposé, dans quelque usage de la langue que ce soit ; en revanche, le latin classique y a subsisté comme langue de l’administration romaine et comme langue de référence, et c’est justement cette préservation du latin classique en Angleterre qui a fait que Charlemagne s’est tourné vers un moine anglais pour réintroduire le latin classique dans son empire.

Sur le conseil d’Alcuin, Charlemagne a mis en place un enseignement du latin classique à trois niveaux ; au premier niveau, l’école palatine (à Aix-la-Chapelle) formait l’élite intellectuelle ; au deuxième, des écoles épiscopales ou monastiques prenaient en charge la formation des religieux ; au troisième, les curés auraient dû, en latin, initier les enfants à la grammaire et au calcul, mais ce niveau d’enseignement ne s’est pas établi de manière durable.

Le latin classique est redevenu alors dans l’empire de Charlemagne non seulement une langue véhiculaire, ce qu’ambitionnait Charlemagne, mais aussi la langue de la culture et la langue de l’enseignement, la langue du pouvoir royal et de l’Église et la langue de l’administration, en d’autres termes, le latin classique a été sous Charlemagne langue véhiculaire, langue de référence et langue officielle. De manière plus symbolique, le latin classique a été alors la langue de l’unification de ce vaste empire que Charlemagne venait de (re)construire.

Mais, du fait de cette réintroduction du latin classique, les lettrés carolingiens de nos régions ont pris conscience que la langue parlée quotidiennement (langue qui était issue du latin vulgaire) avait tellement évolué qu’il était devenu impossible de faire comprendre un texte en latin classique à ceux qui n’avaient pas étudié cette langue, même s’ils avaient le latin, vulgaire, pour langue maternelle. En témoignent notamment les conciles[2] de 813, que Charlemagne a réunis, entre autres, autour du constat que le peuple n’était plus capable de comprendre les homélies[3] que les prêtres prononçaient à l’église dans leur latin chrétien, une forme pourtant simplifiée du latin classique.

Recommandations des conciles de 813
[…] ut easdem omelias quisque aperte transferre studeat in rusticam Romanam linguam aut Theodiscam, quo facilius cuncti possint intellegere quae dicuntur […][4]
Trad. Et que chacun s’efforce de transposer clairement lesdites homélies en langue romane rustique ou en tudesque, afin que tous puissent plus facilement comprendre ce qui est dit.
Praedicet juxta quod intelligere vulgus possit[5]
Trad. Qu’il prêche de manière à ce que le peuple des fidèles puisse le comprendre.
Ut episcopi sermones et omelias sanctorum patrum prout omnes intellegere possunt secundum proprietatem linguae praedicare studeant[6]
Trad. Que l’on s’efforce de prononcer les sermons de l’évêque et les homélies des saints pères dans une langue appropriée, afin que tous puissent comprendre.

La réintroduction du latin classique n’a pas seulement occasionné une prise de conscience de la coexistence de deux langues, la langue officielle de l’empire de Charlemagne (latin classique), d’une part, et la langue vernaculaire (latin vulgaire), langue maternelle de la majorité de la population, d’autre part ; la réintroduction du latin classique a aussi creusé le fossé entre ce latin officiel et les dialectes issus du latin vulgaire, un latin vulgaire façonné notamment, sur l’ancien territoire de la Gallo-Romania, par le celtique puis par le francique.

Ainsi, à l’époque de Charlemagne, malgré leur lien génétique, le latin classique et la forme qu’avait prise le latin vulgaire étaient perçus comme deux langues distinctes, non plus comme deux variantes d’une même langue, tant elles s’étaient différenciées. Objectivement, on se trouvait alors dans une situation de diglossie telle que Ferguson conçoit ce concept, mais la perception que les locuteurs avaient de leur situation linguistique nous fait plutôt tendre vers la conception qu’a Fishman de la diglossie.

 

[1]          Nom donné à la traduction de la Bible en latin par saint Jérôme vers 400.

[2]          Concile : ‘assemblée d’évêques de l’Église catholique’

[3]          Homélie : ‘commentaire de circonstance prononcé par le prêtre lors d’une messe catholique’.

[4]          Tours, canon, 17  -  Canon : ‘texte qui précise une doctrine religieuse’.

[5]          Mayence, canon 25.

[6]          Reims, canon 15.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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