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La latinisation

Sur le territoire conquis de la Gaule, les Romains ont trouvé à peu près dix millions d’autochtones :

  • des Grecs, dans la région de Marseille (Massalia) où ils s’étaient installés dès 600 avant notre ère, qui parlaient grec ;
  • des Ligures, installés dans la région sud-est de la Gaule narbonnaise depuis la même époque, qui parlaient ligurien ;
  • des Ibères, installés dans la région ouest de la Gaule narbonnaise depuis cette même époque également, qui parlaient ibère ;
  • des Germains, aux confins de la Gaule belgique, qui parlaient diverses langues germaniques ;
  • et bien sûr essentiellement des Gaulois, qui parlaient une langue celtique qui ne devait vraisemblablement présenter aucun caractère unitaire.

Bien que la Gaule soit restée une région de faible immigration romaine (20 000 colons, fonctionnaires et soldats, surtout concentrés dans la région de Lyon, la première région à avoir été conquise), et bien que les Romains n’aient pas imposé leur langue, le latin, aux populations conquises, ces dix millions d’autochtones ont changé de langue et se sont mis progressivement au latin entre le IIe siècle et le Ve siècle, pour des raisons d’abord pratiques – il s’agissait de communiquer efficacement avec le peuple colonisateur –, et pour des raisons aussi sociales, économiques et culturelles sur le détail desquelles nous n’entrerons pas ici. C’est ce processus d’assimilation qu’on appelle « latinisation ».

Cette latinisation ne s’est pas faite de la même manière dans toute la Gaule : plus rapide au sud de la Gaule où la romanisation a été plus précoce et où la concentration de Romains était forte (région plus directement accessible aux Romains, par mer), elle a été plus lente au Nord, où la romanisation a été plus tardive et où les Romains étaient plus dispersés. Et les Gaulois qui vivaient dans des régions peu accessibles aux Romains et donc peu accessibles au latin (par exemple dans les montagnes) ont conservé leur langue celtique bien plus longtemps que ceux qui vivaient dans les plaines ou sur les bords de la Méditerranée.

Les autochtones que les Romains ont trouvé en zone conquise, Grecs, Ligures, Ibères, Germains et Gaulois, de langues maternelles variées, ne se sont pas tous mis à parler le latin de la même manière.

Pour se faire une idée de la situation linguistique de nos régions à cette époque, il nous suffit de faire un saut dans le temps, de nous placer à l’époque actuelle et d’imaginer que demain se tienne à Bruxelles (ou dans n’importe quelle ville européenne) un grand sommet européen et qu’on décide que tous les représentants de tous les pays qui participeront à ce sommet ne parleront que l’anglais – un scénario qui n’a rien de surréaliste. Tous ceux qui prendront la parole lors de ce sommet international ne parleront pas l’anglais avec l’accent oxfordien du représentant britannique : les Français parleront l’anglais avec leur accent français, les Italiens avec leur accent italien, les Polonais avec leur accent polonais, etc. Ainsi devait-il en être du latin de la Gaule romanisée : les Ibères qui ont abandonné leur langue au profit du latin devaient parler le latin à la manière des Ibères (avec l’accent ibère), les Germains à la manière des Germains (avec l’accent germanique), et les Gaulois à la manière des Gaulois… Ces différences d’accent sont d’ailleurs des manifestations de la variation de la langue, latine cette fois.

En outre, le latin qui s’est implanté à l’époque dans la Gallo-Romania (manière de désigner la Gaule romanisée usuelle dans les travaux linguistiques) était une variante parlée du latin, assez éloignée du latin classique que nous connaissons et apprenons dans les écoles, une langue non littéraire avec des formes simplifiées ou familières, un vocabulaire imagé. Le latin qui s’est implanté en Gaule était une langue populaire de tous les jours, désignée techniquement sous l’appellation moderne de latin vulgaire (nous avons abordé cette question dans le chapitre consacré au prestige linguistique).

Cette appellation unitaire – latin vulgaire – de la langue qui s’est implantée en Gallo-Romania ne doit pas masquer l’absence d’unité de cette langue courante, autrement dit de cette langue vernaculaire. En effet, le latin, langue initialement utilisée dans le Latium, c’est-à-dire dans la région de Rome, était devenu la langue vernaculaire de l’Italie suite aux différentes vagues des conquêtes romaines à l’intérieur des limites de l’Italie – les Romains, c’est-à-dire, littéralement, les habitants de Rome, ont dû conquérir l’Italie avant de conquérir l’Europe. Le latin des Romains avait rencontré sur les territoires italiens conquis différentes langues (le grec dans le sud, l’étrusque dans le centre, le celtique dans le nord…), des langues au contact desquelles il s’était altéré diversement (nous retrouvons ici la problématique des langues en contact).

Les Romains qui s’implantèrent en Gaule emportèrent donc avec eux leur latin de tous les jours, leur latin vernaculaire, plus ou moins marqué par la langue originelle de leur région, que le latin avait supplanté. Certains de ces Romains étaient effectivement originaires de Rome, mais d’autres venaient du sud de l’Italie ou des Alpes et il n’y a aucune raison de penser qu’ils parlaient tous le même latin (comme il n’y a aucune raison de penser que tous les Gaulois parlaient le même celtique ou que dans l’espace francophone actuel nous parlons tous le même français).

Nous nous trouvons ainsi dans une situation où dix millions de Gaulois, mêlés à des Ibères, des Grecs, des Ligures et des Germains, qui ne parlent pas la même langue au départ, apprennent le latin sur le tas avec 20 000 Romains qui ne parlent pas le même latin. Le résultat est, on l’imagine aisément, tout sauf un latin, homogène, lisse, sans faux pli.

Et comme si tout cela ne suffisait pas, la configuration géographique de la Gallo-Romania a elle aussi eu un impact sur la configuration linguistique de nos régions. Les Romains qui s’installèrent dans le sud de la Gaule arrivèrent essentiellement par mer des régions méditerranéennes de l’Italie (dont Rome) ; ceux qui s’installèrent dans le nord de la Gaule passèrent par les montagnes et pénétrèrent la Gaule par la voie fluviale, en provenance des régions aussi bien méditerranéennes qu’adriatiques.

Les voies d’accès vers la Gaule romanisée
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Certaines régions de la Gaule ont ainsi connu une concentration plus grande de Romains venus de telle ou telle autre région de l’Italie, ayant emporté avec eux un latin vernaculaire plus ou moins marqué par les langues originelles de leurs régions.

La configuration géographique n’a pas seulement joué un rôle à l’échelle de la Gaule romanisée, ou Gallo-Romania, elle a agi dans toutes les régions romanisées, en renforçant les différences là où étaient présentes des barrières naturelles. Ces barrières naturelles ont agi comme frein aux échanges linguistiques : les Pyrénées ont concouru à accuser la différence entre les langues de la péninsule ibérique, qui vont évoluer vers l’espagnol et le portugais, et celles de la Gallo-Romania, qui vont évoluer vers le français, les Alpes ayant joué le même rôle que les Pyrénées face à ce qui va évoluer vers l’italien.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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