Tout commence en 1066. Cette année-là, la mort d’Edouard le Confesseur laisse le trône d’Angleterre vacant. Un cousin d’Edouard le Confesseur, le duc de Normandie, appelé alors Guillaume de Normandie ou Guillaume le Bâtard, décide de faire valoir ses droits sur le trône d’Angleterre, alors que Harold II, l’homme le plus puissant du royaume d’Angleterre, oppose des prétentions tout aussi légitimes à ce même trône. Dans un premier temps, Harold, candidat anglais, s’impose comme roi d’Angleterre, dès la mort d’Edouard en janvier. Mais Guillaume, candidat français, obtient divers soutiens (dont celui, non négligeable, du pape) et les deux prétendants à la couronne d’Angleterre conviennent de décider de l’attribution de la couronne par un combat qui doit avoir lieu à Hastings le 14 octobre. Lors de la bataille de Hastings, les hommes de Guillaume de Normandie défont les hommes de Harold en une seule journée (il est vrai que les hommes de Harold venaient de traverser à pied toute l’ile, après avoir livré bataille au Nord de l’ile à un autre prétendant à la couronne d’Angleterre, le roi de Norvège, Harald Hardrada). Lors de la bataille de Hastings, tout se joue donc en une journée, Harold est tué, Guillaume de Normandie ou le Bâtard entre dans l’histoire sous le nom de Guillaume le Conquérant et est couronné roi le 25 décembre sous le nom de Guillaume Ier d’Angleterre. Guillaume Ier s’impose comme maitre de l’Angleterre durant les années qui suivent. En vingt ans de règne, il évince de la cour toute la noblesse anglo-saxonne, qui ne l’a pas soutenu contre Harold, et favorise ses barons normands ; il confie en outre les archevêchés anglais à des dignitaires normands. Guillaume Ier d’Angleterre et les Normands qui le rejoignent sur le sol anglais (on en estime le nombre à environ 20 000) parlaient le normand, un dialecte d’oïl teinté des mots nordiques apportés par les Vikings un siècle auparavant et que Guillaume a tenté d’imposer comme langue officielle de l’Angleterre, associant la présence d’un roi français en Angleterre à l’usage de la langue française. Un acte qui met bien en évidence le rôle identitaire des langues – ceci nous renvoie aux chapitres sur la variation des langues (variation diastratique) et sur la diglossie.
Malgré la politique linguistique menée par Guillaume Ier, c’est-à-dire malgré sa volonté marquée de faire du français, sous la forme de son dialecte normand, la langue de l’Angleterre, le normand est resté essentiellement langue de cour en Angleterre – le normand a été, notamment, pendant longtemps la langue des rois qui ont succédé à Guillaume. Cela peut sembler peu significatif, mais cela veut dire que le français, sous la forme du normand, était aussi la langue de tous ceux qui avaient affaire avec la cour : les fonctionnaires, les juges, les avocats, les clercs, les soldats, etc. Le français, sous sa forme anglo-normande, est également devenu une langue de culture en Angleterre, du fait que toute l’activité intellectuelle et culturelle gravitait autour de la cour : une abondante littérature s’est ainsi développée en Angleterre, dès le XIe siècle, dans cette langue normande (la Chanson de Roland, diverses versions du roman de Tristan, etc.), de même que de nombreux traités latins ont été, en Angleterre, traduits en normand durant les XIIe et XIIIe siècle (des traités de médecine, des lapidaires – traités concernant les pierres précieuses, des bestiaires – traités concernant les animaux, réels ou imaginaires, des traités de fauconnerie…). En Angleterre, à cette époque, le français est aussi devenu langue de l’enseignement universitaire à côté du latin – on a enseigné en français à Oxford. Et le français est encore devenu la langue des commerçants, qui devaient s’adapter à la présence des Normands sur le territoire anglais s’ils voulaient faire des affaires avec eux (on retrouve ici la fonction véhiculaire de la langue) ; on a d’ailleurs conservé d’intéressantes méthodes de français expressément destinées à des aubergistes anglais.
Une méthode de français pour les aubergistes
Hosteller, hosteller ! — Sire, sire, je su cy. — Purroums-nous bien estre loggez cyeyns ? — Certes, mes maistres, vous estez trés bien venuz tantostz. Combien estez-vous en nombre ? — Mon amy, nous ne sumus icy a present fors que 6 compaignons et 3 garçons, ovesque nœf chivalx, et més y sount plusurs de nous conpaignons derere. — Sire, vous serez loggez icy bien assez tout si vous eussez 100 chivalx. Sire, ont vous chivalx beu ?
« Dialogues français composés en 1415 », publié par P. Meyer in Romania, XXXII (1903), p. 51
Trad. – Aubergiste, aubergiste ! – Monsieur, monsieur, je suis ici. – Pourrons-nous être bien logés ici ? – Bien sûr, mes seigneurs, vous êtes les très bienvenus dès maintenant. Combien êtes-vous en nombre ? – Mon ami, nous ne sommes ici à présent que 6 hommes et 3 garçons d’écurie, avec neuf chevaux, mais plusieurs de nos compagnons sont restés derrière. – Monsieur, vous serez vraiment bien logés ici, quand bien même vous auriez 100 chevaux. Monsieur, vos chevaux ont-ils bu ?
Ainsi l’usage de la langue française en Angleterre était à l’époque limité à certaines classes sociales privilégiées de l’Angleterre, mais des classes sociales très actives autour desquelles gravitait beaucoup de monde.
Ces événements nous apprennent essentiellement qu’une langue s’exporte et s’importe : nous retombons ici sur la distinction entre langue endogène et langue exogène, apparue sporadiquement dans différents chapitres du cours mais qui n’a pas été systématisée. Nous verrons qu’au fil des siècles, la langue française n’a pas manqué de s’exporter par le biais de la colonisation ou a été importée en raison de son prestige.