Tentons de faire le point sur le situation linguistique de nos régions au XIIe siècle.
Nous avons vu à travers la mésaventure, réelle ou supposée, de Conon de Béthune, que le dialecte maternel de la famille royale commence à s’imposer au XIIe siècle comme une norme, comme la norme de la langue française, c’est-à-dire comme ce que l’on peut symboliquement appeler du français.
À l’époque, il n’y a plus vraiment lieu de dissocier la langue du roi et la langue du pouvoir, le pouvoir étant de plus en plus centralisé autour de la personne du roi.
Au cours du XIIe siècle, la langue du roi et du pouvoir devient aussi langue de l’administration, mais exclusivement pour les échanges entre la France et l’Angleterre (rappelons que le français est la langue de l’administration anglaise depuis la victoire de Guillaume à la bataille de Hastings) – à l’intérieur de la zone d’éclosion du français, on utilise le latin classique comme langue de l’administration.
C’est aussi en ce siècle, on vient de le voir qu’a commencé à se mettre en place la langue forgée artificiellement par les poètes, et cette langue dont nous avons jusqu’ici mis en avant la motivation essentiellement véhiculaire, est aussi une nouvelle langue de culture, puisqu’elle permettait d’assurer la transmission d’un savoir littéraire, même s’il subsiste encore une abondante littérature en latin.
C’est d’ailleurs au XIIe siècle, sous la plume de Chrétien de Troyes, l’un des poètes les plus représentatifs de son époque, qu’apparait la première occurrence attestée dans un texte de l’association de l’adjectif françois au nom langue :
Chrétien de Troyes et la langue française
mainte bele dame cortoise,
bien parlant an lengue françoise
(Chrétien de Troyes, Le chevalier de la charrete publié par Mario Roques, Paris, Champion, 1981, v. 39-40)
Trad. plusieurs belles et nobles dames / qui parlaient bien en langue française
Dans le domaine des sciences, si de nombreux textes latins devenus incompréhensibles sont traduits en français, ils le sont surtout dans les variantes locales de la langue (notamment en anglo-normand, l’Angleterre se montrant très active dans cette entreprise de traduction en langue vulgaire). Ces traductions du latin vers le français restent d’un usage limité et ne visent pas à la propagation des idées. Il n’empêche que c’est un premier pas vers l’utilisation du français dans le domaine des sciences et techniques.
Les différentes langues – français (« royal »), français dialectal, français supradialectal, latin classique, latin chrétien – se répartissent les usages de la manière suivante
La situation linguistique au xiie siècle
Au XIe siècle | Au XIIe siècle | |
Langue du roi | français dialectal | français |
Langue du pouvoir | latin classique | |
Langue de l’administration | latin classique | latin classique (+ français) |
Langue véhiculaire | français dialectal | français dialectal + français supradialectal |
Langue du culte | latin chrétien | latin chrétien |
Langue de la culture | latin classique + français dialectal |
latin classique + français supradialectal |
Langue du savoir scientifique | latin classique | latin classique + français dialectal |
Langue d’enseignement | latin classique | latin classique |
Langue vernaculaire | français dialectal | français dialectal |