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Les premiers avatars d’une norme linguistique

La volonté d’élire comme référence, ou comme norme, la langue de Paris n’est pas propre aux grammairiens du XIXe siècle. Au XIIe siècle se manifestent en effet les premiers signes d’une volonté d’ériger en norme une variété particulière de la langue, d’en faire un modèle à imiter. Cette volonté se manifeste notamment à travers l’anecdote, réelle ou fictive, peu importe, que rapporte Conon de Béthune dans un de ses poèmes – on le voit ici, le fait que la langue française soit désormais documentée ne profite pas qu’à l’étude de la langue pour elle-même, elle profite également à l’étude de l’émergence de la langue française et de l’espace francophone.

Conon de Béthune, poète picard du XIIe siècle, rapporte en effet les moqueries dont il a ou aurait fait l’objet de la part de la reine parce qu’il avait utilisé dans un de ses poèmes des mots de sa région, des picardismes :

La reine se moque de Conon de Béthune
La Roïne n’a pas fait ke cortoise,
Ki me reprist, ele et ses fieus, li Rois.
Encoir ne soit ma parole franchoise,
Si la puet on bien entendre en franchois ;
Ne chil ne sont bien apris ne cortois,
S’il m’ont repris se j’ai dit mos d’Artois,
Car je ne fui pas norris a Pontoise.
(« Moult me semont Amors que je m’envoise », Les chansons de Conon de Béthune, éd. par Axel Wallensköld, Paris, Champion, 1921, p. 5, II)
Trad. : La reine ne s’est pas montrée courtoise, / qui m’a repris, elle et le roi, son fils. / Certes, ma langue n’est pas du français,/ mais on peut la comprendre en français. / Ils sont malappris et discourtois / s’ils m’ont repris si j’ai utilisé des mots d’Artois, / car je n’ai pas été élevé à Pontoise.

On relèvera ici chez Conon de Béthune la mention de Pontoise, ville de référence infiniment plus parlante au Moyen Âge que ne l’était Paris. Au XVe siècle encore, Villon aussi dira qu’il est né à Paris, près de Pontoise, éprouvant le besoin de situer Paris par rapport à un repère plus familier – culturellement, géographiquement ou historiquement, peu importe – aux gens de son époque.

Restons quelques instants encore avec notre poète artésien, Conon de Béthune, et  cette reine « malapprise et peu courtoise » qui se moquait de ses picardismes.

Ce que nous rapporte ici Conon de Béthune – réalité ou fiction – est intéressant pour notre propos tout d’abord parce que l’anecdote est révélatrice de ce qu’il y avait une réelle conscience dialectale au Moyen Âge, ou dit autrement que les dialectes étaient perçus comme une réalité linguistique. Le propos de Conon est encore intéressant parce que son anecdote est la manifestation de ce qu’une personne influente – la reine – considère sa manière de parler le français comme supérieure à la manière de parler de Conon.

Le français de la reine n’est, à ce stade de l’histoire de la langue française, pas une variété géographique spécifique du français – ce que la linguistique variationnelle appellera plus tard une variante diatopique du français. D’une part, comme nous venons de le voir, il n’existe pas à l’époque de manière de parler propre à la ville de Paris, d’autre part l’installation de la famille royale à Paris date de ce XIIe siècle, et chaque membre de la famille royale parlait peut-être le français à sa manière, en fonction de ses origines, qui n’étaient pas forcément parisiennes.

Le français de la reine qui se moquait de Conon de Béthune peut être décrit comme le français d’un groupe social bien circonscrit, comme le français utilisé entre eux par les membres d’une même famille – en linguistique variationnelle, on parle ici de sociolecte. Les moqueries de la reine à l’égard de Conon de Béthune sont le signe que, dans l’esprit des membres de la famille royale au moins, le français de la cour était un modèle à imiter.

La cour siégeant régulièrement à Paris et Paris prenant de plus en plus d’importance, une attitude comme celle de cette reine reviendra progressivement à faire du français tel qu’on le parle à Paris la langue de référence, celle que tout le monde ambitionne de parler – c’est ce que fera par exemple Vaugelas au XVIIe siècle.

C’est ce processus de norme linguistique qui s’amorce ici, au XIIe siècle et qui transparait dans l’anecdote rapportée par Conon – que les faits aient existé ou aient seulement été imaginés est sans conséquence ici.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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