Dit 6 : Jehan Fumee, par la grace du monde (MCCCXCVIII)
[La chartre des fumeux][1]
[9 décembre 1368]
1 Jehan Fumee, par la grace du monde 404b
2 Ou tous baras et tricherie habonde
3 Empereres et sires des Fumeux,
4 Et palatins de Merencolieux,
5 A tous baillis, prevosts et seneschaulx,
6 Dus, contes, princes, tresoriers, mareschaulx,
7 Gardes de villes, de pors et de passaiges,
8 Aux admiraulx qui gardent les rivaiges,
9 Au Connestable et a tous les sergens
10 De nostre empire et a tous lieutenens.
11 Semblablement, a tous noz justiciers,
12 Auxquelz ces lettres s’adreceront premiers,
13 Et a chascun d’eulx en division,
14 Amour, salut avec dilection !
15 Il est venu a nostre congnoissance,
16 Que pluseurs saiges de fait par leur puissance
17 Veulent congnoistre par leur presumpcion
18 D’aucuns qui sont de no subgection
19 En faiz, en diz, en robe, en renommee,
20 Que nous tenons subgiéz de la Fumee
21 Ou ne s’en doivent nullement exempter,
22 Et les ont fait devant eulx appeler
23 Par pluseurs fois et contraint a respondre,
24 Dont nostre court par ce point pourroit fondre.
25 Laquelle chose est ou grief prejudice
26 Et ou contempt de la noble justice
27 De nostre empire et de tous noz subgis,
28 S’en ce n’estoit par nous remede mis,
29 Et pour ce que bien pourroit estre
30 Qu’entre vous, baillis, pourroit nestre
31 Uns grans debas par aventure,
32 Se vous ne savéz la nature
33 Des Fumeux, pour eulx justicier,
34 Toutefoiz qu’il seroit mestier,
35 Ou s’ilz estoient nullement 404c
36 Emprinsonnéz d’estrange gent,
37 Pour querir le renvoy d’iceulx,
38 Comme de l’ordre des Fumeux,
39 Vous esclarciront[2] leur maniere
40 Et leur condicion premiere.
41 Ilz parlent variablement.
42 Ilz se demainent sotement.
43 Chaux sont de cuer, mouvent de teste
44 Plus que fouldre ne que tempeste.
45 Pour trop pou de chose se peuvent
46 Et ne scevent dont ilz se[3] duelent ;
47 Plaint sont de grant merancolie,
48 Et si veulent qu’om s’estudie
49 A acorder quanqu’ilz diront,
50 Et devant tous l’approuveront,
51 Et s’aucuns veult riens approuver,
52 Tantost le veulent repprouver.
53 Estre veulent saiges tenus.
54 De vent sont plains et de sens nus,
55 [Et] vaines questions demandent.
56 Nulle solucion n’y rendent.
57 Trop sont saiges aprés le vin,
58 Mais rien ne scevent au matin.
59 Contraires sont aux diz d’autruy
60 Et ne font raison a nulluy.
61 Mainte foiz se sont entremis
62 De pluseurs choses non requis ;
63 Un chascun veulent dotriner
64 Et rien ne se laissent moustrer.
65 Es tavernes vont voulentiers,
66 Car c’est leur souverain mestiers.
67 Aux eschés, aux dez et aux tables
68 Houent, en rien ne sont estables.
69 Riotes mueuvent et contemps 404d
70 A leur pouoir en trestous temps.
71 Estre ne veullent a Raison
72 Subgit, n’entrer en sa maison,
73 Car ilz font leur droiz a la main,
74 L’un a present, l’autre demain.
75 Ilz en ont un propre pour eulx,
76 Et pour leurs voisins en ont deux.
77 Ly uns se vest court d’un juppon,
78 Ly autres long jusqu’au talon.
79 L’un porte sa chauce barree,
80 L’autre la porte dessiree.
81 Au jour d’uy [ilz] sont bien vestus,
82 Demain seront tous desconfus.
83 Cilz qui plus estrange habit porte,
84 C’est li droiz sires de la sorte.
85 Devant eulx fait mauvais parler :
86 Mieulx scevent batre que vanner.
87 A pluseurs font affliction
88 Par leur rude pugnicion.
89 S’uns prodoms dit aucune chose,
90 Saiges sera, s’on ne li glose
91 Sa parole diversement
92 Au plus perilleux sentement.
93 Ilz ne doubtent honeur ne honte,
94 Prelat, empereur, duc ne conte,
95 Pour ce que dame Oultrecuidance
96 Maine chascun d’eulx a sa dance.
97 Folie par la main les tient,
98 Orgueil les gouverne et soustient
99 Et les vest de riches[4] joyaulx,
100 Et Jeunesce, qui est si beaux,
101 Leur prie, amonneste et ennorte
102 Que chascuns folement se porte.
103 Deduis les tient en son vergier, 405a
104 Et Plaisance a tout son dragier
105 Les sert si bien de ses espices
106 Que nulz d’eulx n’y a, tant soit nices,
107 Qui ne soit siens a son depart,
108 Tant leur fait du sien large part.
109 En divers ploy les met souvent.
110 En autant d’eure com le vent
111 D’un costé a autre se tourne
112 Leur condition se bestourne,
113 Et entrent en divers propos,
114 Ou en autant d’eure c’uns cos
115 Met a chanter ilz se varient,
116 Et ailleurs leur pensee lient.
117 Ilz sont du nombre pluratif
118 Et du grant muef infinitif,
119 Car en multiplicacion
120 Mettent leur applicacion.
121 Pareceus sont d’ouir la messe,
122 A boire n’ont nulle paresse,
123 Et de nulle euvre terrienne
124 N’ont cure, tant soit encienne.
125 A bien gaingnier ont leur advis,
126 Mais l’ouvraige en font trop envis.
127 En riens qui soit ne sont parfais
128 N’en dis n’en pensee n’en fais.
129 Chargeurs, envieux, arrogans,
130 Sanz cause triste, autruy moquans,
131 De vaine floire et de barat
132 Sont garnis et de tout debat.
133 L’u nrit maintenant, l’autre pleure.
134 En un point ne peulent estre heure,
135 Tant son plain de fumeuse vie
136 Et de merveilleuse sotie.
137 Ne nulz n’en diroit le centyme 405b
138 En prose, par bouche, n’en rime.
139 Cestes sont les proprietéz
140 Sanz nulles contrarietéz
141 Des vraiz subgiéz de nostre empire,
142 Et mesmement vous pouons dire
143 Que toutes ces condicions
144 Sont en pluseurs religions
145 Et en grans quantitéz d’eglises,
146 Qui sont en nostre garde mises
147 De droit commun et ancien,
148 Ou nous metterons gardien,
149 Car il y a pluseurs abbéz
150 Pour leurs grans fumees gabéz,
151 Abbesses, prieur, simples moynes,
152 Chantres, doyens, princes, chanoines,
153 Cathedraulx et collegiaulx,
154 Refistreux et officiaulx
155 Et pluseurs des Hospitaliers,
156 Carmes, Jacobins, Cordeliers,
157 Augustins, convers et converses,
158 Et pluseurs autres gens idverses,
159 Nobles, bourgois et chevaliers,
160 Et personnes de touz mestiers,
161 Qui sont a nostre loy de Romme
162 Serf subgiet et de leur corps homme.
163 Et comme nous soyons tenus
164 Que par nous soyent soustenus
165 Et que nous les doyon deffendre,
166 S’aucuns veult contr’eulx entreprendre,
167 Nous, qui voulons nourrir en paix
168 Nos subgiéz, et porter le fais
169 De [fort] resister au contraire
170 A ceulx qui leur veulent forfaire,
171 Comme droit Sires souverains, 405c
172 Pensons dedenz .iii. moys prouchains
173 Tenir nostre noble consile
174 A nostre puissant domicile
175 De Fumagor sur la Perriere.
176 La tendrons nostre court pleniere
177 Ou dongon et sur la marine
178 Qui rent toudis moult de bruine.
179 La seront tuit musicien
180 Et maint maistre astronomien,
181 Engineurs, maçons, charpentiers
182 Que Fumee suist volentiers.
183 Joueurs d’orgues et de cymbales
184 Feront mestier es maistres sales
185 Refroidiéz et[5] trestout le corps,
186 Dont maint d’eulx ont [ja] esté mors
187 Par souvent descouvrir leur chief.
188 Et pour obvier au meschief
189 Et destourner l’epidemie
190 Qui est a nature ennemie
191 Et qui vient par teles froidures,
192 A pluseurs de noz creatures
193 Especialment en yver,
194 Et pour ce, et afin que ly ver
195 Ne puissent de leur corps pestre,
196 Et que c’est noble chose d’estre,
197 Ce dient li clerc ancien,
198 Et afin que phisicien
199 Ne vous tiengnent en leur balance,
200 Faisons partout une ordonnance
201 Que nous voulons estre tenue
202 De grosse gent et de menue
203 A tousjours mais sanz rappeller,
204 Que nul semblant de defubler
205 En yver devant nul ne face, 405d
206 Tant porte precieuse face,
207 Soit clers ou lais, bourgois ou prestres,
208 Ne sires, s’il n’est trop grans maistres
209 Ou descendus du sang royal,
210 Car ilz sont trop especial,
211 Fors sanz plus de mettre au chapel
212 La maon sanz descouvrir la pel,
213 Ou d’un pou touchier la barrette,
214 [Et] sanz qu’autre chose en soit fecte
215 Fors que par signe seulement.
216 Et qui le fera autrement
217 Jusques le nouvel temps vendra,
218 Male froidure le prandra
219 Et si perdera son aumuce
220 Incontinent, s’il ne la muce,
221 Laquele nous habandonnons
222 Des maintenant, et la donnons
223 Pour lors a celle ou a celli
224 Qui plus tost mettra[6] main a li
225 En quelconque lieu qu’om le truisse,
226 Puis que la force avoir en puisse,
227 Laquele on ara en la fin
228 Par my une pinte de vin,
229 Et tant en ordonnons a prandre
230 Avant ce qu’om la doye rendre.
231 Si vous mandons et commandons
232 Que vous laissiéz voz chaperons
233 Ainsi comme dessus est dit,
234 Car l’oster vous est entredit
235 Et sur la paine dessur dicte,
236 Sin non de male [mort] subite
237 Puist mourir par qui trspassee
238 Sera l’ordonnance ordonnee
239 Par le conseil de nostre court ! 406a
240 Car pluseurs sont devenu sourt,
241 Pour ce le vous met par exemple,
242 Par le froit qu’ilz ont a la temple,
243 Qui leur est monté ou cervel.
244 Pour quoy, nous, Eustace Morel,
245 Afin que ce soit ferme chose,
246 Et que nulz contredire n’ose
247 Nostre ordonnance, avons fait mettre
248 Nostre grant seel en ceste lettre,
249 Qui fut donnee en nostre chambre
250 Le.ixe. jour de decembre,
251 L’an mil .ccc. .lx. et huit,
252 Une grant chnadoille en la nuit,
253 Et le tiers an de nostre empire,
254 Qui chascun jour se mue en pire.
[1] Titre suppléé d’après la table du ms.
[2] Raynaud corrige en esclaircirons
[3] Ms. ilz ne se
[4] Ms. richesces
[5] Raynaud corrige en en
[6] Ms. mettera