De la poésie latine à la poésie en langue vulgaire

Aucune des caractéristiques de la poésie latine qui viennent d’être évoquées – si l’on excepte le principe de la césure dans les vers longs – n’est proprement transportable à la poésie française ou à la poésie provençale.

La rupture est si nette entre, d’une part, le vers latin et, d’autre part, les vers français et provençaux qu’elle a plongé et plonge toujours les chercheurs dans un abime de perplexité. Georges Lote débute son Histoire du vers français, impressionnante somme de recherches et d’érudition, par cette petite phrase :

Il n’y a pas de problème plus controversé que celui des origines du vers français.
 (1949 : 1, 333)

Le constat que fait Lote vaut aussi pour le vers provençal, même si c’est sur le vers français qu’il se focalise.

La controverse ne se règlera pas en quelques pages. Dans le cadre de ce cours, nous nous bornerons à pointer çà et là des éléments qui ont pu jouer un rôle dans l’émergence du vers français et du vers provençal et les doter des caractéristiques qui les différencieront fondamentalement du vers latin.

Ces caractéristiques des vers français et provençaux, quelles sont-elles ?

Les traités médiévaux qui décrivent les vers français sont tous d’accord pour dire qu’un vers français consiste essentiellement en un certain nombre de syllabes et se termine par une rime – une définition qui nous met bien loin de ce qui vient d’être décrit pour la poésie latine classique.

Les traités médiévaux consacrés aux vers provençaux disent exactement la même chose des vers provençaux.

Les traités médiévaux consacrés aux vers latins pointent dans la poésie médiévale latine l’existence de vers présentant les mêmes caractéristiques que les vers français et provençaux, ce qui témoignerait d’une bifurcation de la poésie latine, à un moment et pour des raisons non identifiés.

Même si les traités de poétique française sont très en retard sur la production poétique (plusieurs siècles séparent la théorie de la pratique… en tout cas si nous nous fondons sur les textes que nous avons conservés, car dans la réalité des poètes du Moyen Âge, la théorie et la pratique étaient indissociables : on apprenait le métier de poète en faisant des vers), les caractéristiques que les traités donnent comme celles du vers français sont présentes dans le premier poème en langue française que nous ayons conservé, la Séquence de sainte Eulalie, antérieure de plusieurs siècles aux premiers traités :

            Buona pulcella fut Eulalia :
            Bel auret corps, bellezour anima.
            Uoldrent la ueintre li Deo inimi,
4          Uoldrent la faire diaule servir.
            Elle no’nt eskoltet les mals conselliers
            Qu’elle Deo raneiet chi maent sus en ciel,
            Ne por or ned argent ne paramenz,
8          Por manatce, regiel, ne preiement ;
            Niule cose non la pouret omque pleier
            La polle sempre non amast lo Deo menestier.
            Et por o fut presentede Maximiien,
12         Chi rex eret a cels dis soure pagiens.
            El li enortet – dont lei nonque chielt –
            Qued elle fuiet lo nom christiien.
            Ell’ ent aduret lo suon element :
16        Melz sostiendreiet les empedementz
            Qu’elle perdesse sa virginitet.
            Por o∙s furet morte a grand honestet.
            Enz enl fou la getterent, com arde tost :
20        Elle colpes non auret, por o no∙s coist.
            A czo no∙s uoldret concreidre li rex pagiens ;
            Ad une spede li roueret tolir lo chief.
            La domnizelle celle kose non contredist :
24        Uolt lo seule lazsier, si ruouet Krist.
            In figure de colomb uolat a ciel.
            Tuit oram que por nos degnet preier,
            Qued auuiset de nos Christus mercit
28        Post la mort et a lui nos laist uenir
            Par souue clementia.
« La séquence de Sainte Eulalie », éditée par A. Henry

Il s’agit d’une suite de 29 vers présentant la double caractéristique de compter tous, à l’exclusion du dernier, le même nombre de syllabes (10) et de rimer deux à deux. Dans ce poème, le dernier vers est isolé en ce qu’il ne rime avec aucun autre vers du poème et ne compte pas le même nombre de syllabes que les 28 autres vers – il n’entre donc pas dans la définition du vers français et on pourrait aussi bien en faire abstraction.

La tradition parle plutôt d’assonance que de rime pour décrire les finales des vers de la Séquence, ce qui pourrait faire dire que ce poème n’illustre pas pleinement la définition du vers français. Mais l’assonance est une forme minimalisée de la rime. Cette question sera reprise plus loin.

Dans le manuscrit où ce précieux texte a été conservé, le schéma métrique particulier du poème a été mis en évidence par la mise en page, qui nous donne des indices très instructifs sur la manière de « lire » le texte.

Les vers qui riment ensemble sont alignés sur la même ligne du parchemin et sont séparés d’un point. Chaque vers (autrement dit, chaque demi-ligne) débute par une majuscule. Le dernier vers se démarque des autres par son centrage sur la ligne. La mise en page et l’analyse métrique se superposent ainsi parfaitement.

La double caractéristique que l’on trouve dès ce tout premier poème français – nombre significatif de syllabes du vers + rimes – sera une constante dont la poésie française ne se départira jamais : quelle que soit l’époque que l’on considère, la poésie française restera une poésie numérique (c’est-à-dire fondée sur le calcul des syllabes) et rimique (c’est-à-dire fondée sur la rime).

Les plus anciens poèmes en langue d’oc que nous ayons conservés, ceux de Guilhen de Peiteu, composés à la charnière du XIe et du XIIe siècle présentent également cette double caractéristique :

            Mout jauzens me prenc en amar
            Un joy don plus mi vuelh aizir,
            Et pus en joy vuelh revertir
4          Ben dey, si puesc, al mielhs anar
            Quar mielhs onra·m, estiers cuiar,
            Qu’om puesca vezer ni auzir.[1]
Guillaume IX duc d’Aquitaine, Mout jauzens me prenc en amar, p. 21, v. 1-6

Nous allons examiner de manière détaillée chacune de ces deux particularités de la poésie française et de la poésie provençale.

tpp 32

Une poésie numérique

tpp 32

Une poésie rimique

 


[1]Trad. : Plein de joie, je me prends à aimer / une excitation à laquelle je veux vraiment m’abandonner / et puis que je veux revenir à cette excitation / je dois bien, si je peux, tendre vers ce qu’il y a de mieux / car sans me faire des idées, je me sens honoré / par le mieux qu’on puisse voir ou entendre.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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