Une première caractéristique des poésies française et provençale est donc leur « numérisme », c’est-à-dire le fait qu’elles se fondent sur le calcul du nombre des syllabes et non sur le poids syllabique, qui définit lui la poésie latine.
Le rôle de l’accent
Le passage d’un modèle poétique à l’autre a peut-être été conditionné par l’évolution de l’accentuation du latin, une accentuation qui était déterminante dans le schéma métrique du vers latin, où chaque syllabe lourde était accentuée.
Faisons un petit détour par la phonétique historique.
Alors que l’accent des mots du latin classique était un accent de hauteur (un accent mélodique), l’accent des mots français et provençaux est un accent d’intensité, dit accent tonique ou dynamique – même si l’accent du provençal avait, plus que l’accent français, gardé une certaine musicalité.
L’accent tonique n’est pas une « invention » française ou provençale : il caractérisait déjà le latin parlé de tous les jours (le latin vulgaire), dont sont issus le français et le provençal (ainsi que les autres langues romanes). Le français et le provençal ont donc hérité des caractéristiques accentuelles de leur langue-mère.
La différence de nature entre l’accent du latin classique et celui de ses langues-filles a été lourd de conséquence pour la poésie française et pour la poésie provençale – ainsi que pour l’évolution phonétique du latin vers les différentes langues romanes, évidemment, mais ce n’est pas notre propos.
Alors qu’un mot latin peut connaitre plusieurs accents, un mot français ou provençal ne connait jamais qu’un seul accent – en effet, la particularité de l’accent tonique est de mettre en relief une voyelle au détriment de toutes les autres. Dès lors, les règles poétiques du latin classique, qui reposaient sur l’accentuation, ne pouvaient pas être transportées telles quelles au français et au provençal.
Il en a été ainsi dans tout le monde roman, mais en français le renforcement du caractère dynamique de l’accent (vraisemblablement sous l’influence du francique, qui en sera le superstrat à l’issue des invasions franques) a occasionné une perte généralisée de la masse phonique des mots (les mots français comptent beaucoup moins de phonèmes, voire de syllabes, que les mots latins dont ils sont issus) et les règles de la poésie latine sont devenues totalement inopérantes, le changement s’est radicalisé. Le provençal a subi une influence moindre du francique (présent sur certains territoires d’oc seulement), mais le constat est le même que pour le français : la plupart des règles de la poétique latine sont devenues inopérantes pour le provençal comme pour le français.
Le rôle du chant
Le passage d’un modèle poétique à l’autre s’est peut-être fait aussi sous l’influence du chant, puisqu’on sait qu’à côté du chant modal (une syllabe = plusieurs notes d’une gamme) s’est développé pendant le Moyen Âge un chant syllabique (une syllabe = une note) qui dominait au moment où la métrique poétique des langues vulgaires s’est fait jour. Mais les spécialistes ne parviennent à s’accorder ni sur les dates ni sur les faits, aussi ne peut-on pas s’arrêter à cette seule explication musicale.
Retenons toutefois que la poésie médiévale en français comme en provençal était originellement chantée ou psalmodiée et que les relations entre texte et musique sont étroites, jusqu’à la fin du XIIe siècle au moins.
À partir du XIIIe siècle, le texte poétique prend de plus en plus d’autonomie par rapport à la musique. Eustache Deschamps semble être le premier, au XIVe siècle, à avoir clairement dissocié, pour le français, poème et musique – rappelons que Deschamps est l’auteur du plus ancien art poétique français que nous ayons conservé. Cette prise d’autonomie du texte poétique par rapport à la musique se caractérise par la présence du mot dit dans l’incipit d’un grand nombre de poèmes à partir du XIIIe siècle – notamment chez un poète comme Rutebeuf, même s’il est peu probable que les incipits de ses œuvres soient de son fait : le mot est symptomatique de ce qu’à l’époque de Rutebeuf déjà, un poème est un texte qui se dit, ce n’est plus un texte qui se chante.
La dissociation entre poème et musique à la fin du Moyen Âge n’est sans doute que l’aboutissement prévisible d’une évolution déclenchée par la substitution d’un accent tonique à un accent originellement musical : un texte simplement dit en français offre une ligne mélodique infiniment plus rudimentaire qu’un texte dit en latin, il est dès lors prévisible que la voix ne soit plus perçue comme un instrument de musique – c’est exactement ce que nous dit Deschamps. L’accent tonique combiné au numérisme contribue à donner au vers français son rythme propre.
Qu’il y ait désolidarisation de la musique et de la poésie à l’époque de Deschamps ne revient pas à dire que la poésie française de la fin du Moyen Âge se passait de tout accompagnement musical. Même à l’époque de Deschamps et encore au siècle suivant, les poèmes resteront accompagnés de musique, mais justement, à partir du XIVe siècle, la musique ne sera plus composée expressément pour un texte mais indépendamment du texte ; cette musique tiendra dès lors proprement de l’accompagnement musical ; un même accompagnement musical pourra être utilisé pour des pièces variées, pourvu qu’elles s’y prêtent – on sera très éloigné alors de l’esprit de la musique modale (où certaines tonalités sont liées à certaines atmosphères, voire à certains moments précis de l’année ou de la journée).