Une poésie rimique

La première caractéristique de la poésie française et de la poésie provençale est donc leur numérisme – dont l’origine est obscure et qu’on ne peut que constater à défaut de pouvoir l’expliquer. La seconde est dans leurs rimes, dont l’origine est au moins aussi obscure.

Le principe de la rime a des origines lointaines. On trouve déjà chez Plaute (254-184) des vers rimant entre eux, par exemple dans les Menechmes (pièce de théâtre, qui raconte l’histoire de jumeaux dont l’un s’est fait enlever enfant et l’autre, devenu homme, part à la recherche de sa moitié) :

[…]
Non internosse posset quae mamman dabat
Neque adeo mater ipsa quæ illos perpererat
Ut quisam ille dixit mihi, qui pueros viderat,
Ego illos non vidi, ne quis vostrum censeat.[1]
Plaute, cité par Lote (1949 : 1, 96)

En poésie latine classique, de telles séquences rimiques (dabat : perpererat : viderat : censeat) sont toutefois occasionnelles – c’est-à-dire que la recherche de la répétition de sonorité en fin de vers n’est pas systématique chez Plaute ou chez les classiques latins. Cela ne veut toutefois pas dire qu’elles soient accidentelles : il est en effet probable que ce jeu de sonorités, s’il n’est pas systématique, soit au moins voulu aux endroits où il apparait.

Plus proche de nous, et des premiers poèmes français ou provençaux, l’hymne Lucis creator optime que l’on attribue au pape Grégoire le Grand (540-604)[2] et que l’on chantait le dimanche après l’Épiphanie et après la Pentecôte présente du début de la première de ses cinq strophes à la fin de sa dernière strophe des vers rimant deux à deux, soit de manière continue (rimes dites plates) soit de manière discontinue (rimes dites croisées) :

            Lucis Creator optime
            lucem dierum proferens,
            primordiis lucis novae,
4          mundi parans originem :
            Qui mane iunctum vesperi
            diem vocari praecipis :
            tetrum chaos illabitur,
8          audi preces cum fletibus.
            Ne mens gravata crimine,
            vitae sit exsul munere,
           dum nil perenne cogitat,
12         seseque culpis illigat.
            Caeleste pulset ostium :
            vitale tollat praemium :
            vitemus omne noxium :
16        purgemus omne pessimum.
            Praesta, Pater piissime,
            Patrique compar Unice,
            cum Spiritu Paraclito
20        regnans per omne saeculum.
            Amen.
« Lucis creator optime », Thesaurus Precum Latinarum

À première vue, si on observe les finales des vers de cette hymne, l’appellation de « vers rimés » peut sembler abusive. On peut en effet être tenté de parler d’assonances plutôt que de rimes dans certains cas :

  • dans la 3e et la 4e strophes, on aurait bien affaire à des rimes, couplées deux à deux dans la 3e strophe (crimine : munerecogitat : illigat) alors que la 4e strophe est monorime (ostium : praemium : noxium : pessimum) ;
  • dans la 1re et la 2e strophe, en revanche on aurait affaire à des vers assonant deux à deux, assonances discontinues dans la 1re strophe (optime : novae – proferens : originem) et continues dans la 2e (vesperi : praecipis – illabitur : fletibus) ;
  • dans la 5e strophe, les deux premiers vers rimeraient ensemble (piisime : unice) et on n’aurait ni rime ni assonance entre les deux derniers vers (paraclito : saeculum).

Le débat terminologique rime-assonance est intéressant – nous l’avons déjà rencontré au moment d’évoquer les vers de la Séquence de sainte Eulalie, où nous en avions repoussé l’examen. Il est temps de nous y arrêter.

Il convient tout d’abord de se mettre d’accord sur ce qu’est une rime. La rime se définit couramment comme un jeu d’homophonie entre des phonèmes répétés à la fin d’au moins deux vers (c’est à peu de choses près la définition que l’on peut trouver sur Internet, notamment sur Wikipédia[3]). Or ce que l’on appelle assonance entre dans cette définition courante de la rime. Quand on les aborde sous un angle plus technique, les choses ne sont pas différentes – prenons, pour en juger, l’avis de Benoit de Cornulier sur la question :

Dans la poésie française, l’équivalence rimique requiert généralement au moins l’équivalence de la dernière voyelle masculine, ou accentuable ou métrique (DVM) ou peut-être plutôt, souvent, l’équivalence de toutes les voyelles (c’est-à-dire des phonèmes principaux) à partir de la dernière voyelle masculine […]. Quand elle ne requiert que cela, la plupart des métriciens français lui refusent le nom de rime, et parlent seulement d’assonance ; il parait cependant désirable de disposer d’un terme général (français ; par forcément « homéotéleute », au parfum pharmaceutique), et de considérer l’assonance comme une forme peu exigeante de la rime en un sens général de ce dernier terme ; si cette équivalence requiert une équivalence phonématique complète à partir de la DVM, c’est une rime intégrale (rime au sens fort), reposant sur une ressemblance non seulement entre voyelles, mais entre phonèmes ; si seule est requise l’équivalence des voyelles, c’est une rime vocalique (assonance).
(1995 : 268-269)

On conviendra donc dans le cadre de ce cours d’utiliser le mot rime au sens le plus large, englobant les rimes vocaliques de Benoit de Cornulier (c’est-à-dire les assonances de la terminologie usuelle) et les rimes stricto sensu (« au sens fort »). Le mot assonance sera donc inusité dans le cadre du cours.

Revenons désormais à notre hymne et à celles de ses finales de vers qui pouvaient faire douter qu’il s’agisse d’un poème rimé :

  • dans la 1re strophe, on a optime : novae, proferens : originem ;
  • dans la 2e strophe on a vesperi : praecipis, illabitur : fletibus ;
  • dans la 5e strophe, on a paraclito : saeculum.

À la lueur de notre mise au point terminologique, nous pouvons réduire l’écart que constituent les 1re et 2e strophes et dire qu’elles sont bien rimées – leurs rimes sont des rimes vocaliques au sens où l’entend Cornulier… et où nous l’entendons dans ce cours. Nous allons toutefois devoir revenir sur le cas, un peu particulier, de le rime optime : novae, qui s’éclairera à la lueur de l’explication du cas de la 5e strophe et de la « rime » paraclito : saeculum.

Pour bien interpréter la finale de vers paraclito : saeculum, il est indispensable de prendre en considération l’époque à laquelle le texte a été composé, c’est-à-dire la fin du vie siècle… et de faire un détour par la phonétique historique.

Remarque
Le détour par la phonétique est incontournable en poésie : poétique et phonétique vont de pair, on ne peut pas comprendre l’une si on ne connait pas l’autre. Impossible, par exemple, de définir la rime sans recourir à la moindre notion de phonétique, et pour le français sans recourir à la notion de syllabe : sans les concepts de la phonétique, impossible de comprendre ce qui est spécifique à la poésie française (comme à la poésie provençale).

À l’époque où fut composée l’hymne Lucis creator optime (au vie siècle donc), les –m finals ne se prononçaient plus depuis longtemps (déjà à l’époque d’Auguste) ; les voyelles finales avaient subi une évolution phonétique dans toute la Romania : ainsi, la diphtongue ae /ae/ s’était réduite à e /e/, le ǔ /u/ s’était ouvert en o /o/.

En d’autres termes, malgré ce que nous montrent les graphèmes, dans cette hymne,

  • le ae final de novae – nous y voici – se prononçait de la même manière que le e final d’optime ;
  • le u final de saeculum se prononçait de la même manière que le o final de paraclito.

La relation entre novae : optime, la relation entre paraclito : saeculum ne sont donc pas différentes de celle que l’on a entre piisime : unice – simplement, l’auteur, qui a composé son texte en latin classique (ou plus vraisemblablement en latin chrétien, version simplifiée du latin classique), a été influencé par la prononciation « vulgaire » du latin, par le latin parlé, une prononciation dont les graphies du latin classique ne rendent pas compte. À la même époque, certaines consonnes finales tendent également à s’amüir ; nous manquons de documentation sur la prononciation du latin médiéval, mais il n’est pas impossible que ce que nous percevons comme des assonances n’était pas perçu différemment des rimes du fait de l’amüissement de certaines consonnes finales.

Remarque
L’amuïssement de certaines consonnes finales en latin s’est prolongé en français, où il s’est généralisé pour jouer un rôle capital dans l’évolution de toute la langue française et de sa poésie. C’est un point qui sera abordé à plusieurs reprises dans ce cours.

Ce que nous percevons, à l’œil, comme des assonances sur la base de la forme écrite du texte était donc vraisemblablement perçu, par l’oreille, comme des rimes sur la base de la version oralisée du texte à l’époque de sa composition.

Nous pouvons désormais revenir à notre propos : la recherche de la rime était occasionnelle dans les poèmes latins chez les auteurs classiques, mais elle pouvait être systématique chez les auteurs tardifs, d’autant plus que la forme parlée du latin se prêtait à davantage d’associations acoustiques que la forme écrite.

Le principe de la rime, comme celui du numérisme, même si leur origine demeure inexpliquée, était en germe dans la poésie latine.


[1]Trad. : La nourrice qui les allaitait ne pouvait les reconnaitre, non plus que la mère même qui leur avait donné le jour, comme me l’a dit celui qui avait vu ces deux enfants. Quant à moi, je ne les ai pas vus, que personne ne se l’imagine !

[2]Pour d’autres exemples, v. Patterson (1935 : I, 22-23).

[3]https://fr.wikipedia.org/wiki/Rime_dans_la_poésie_de_langue_française, consulté le 16/05/2018 – sur la « diabolisation » de Wikipédia à l’université, consultez le guide Boussole.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

ulb ltc

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