[151]
J’ai trop de pitié d’eux, pour ne les pas deffendre.
Allons trouver Felix, commençons par son Gendre,
Et contentons ainsi d’une seule action
Et Pauline, & ma gloire, & ma compassion.
Mais je crois qu’il la faut marquer par une voix forte, quand on reconnaît que le sujet qui excite la Compassion, vient d’un principe injuste : C’est pourquoi je prononcerois ainsi ce que ce même Sévere dit à Felix après la mort de Polieucte, qu’il avoit fait mourir.
Pere dénaturé, malheureux Politique,
Esclave ambitieux d’une peur chimérique,
Polieucte est donc mort ; & par vos cruautés
Vous pensez conserver vos tristes dignitez ?
Et enfin on exprime par une voix douce & touchante la Compassion, qui eest suivie de la tendresse, effet qu’elle a acoutumé de produire. Oenone parle
[152]
de cette manière à Phedre, en la voyant dans l’état déplorable, où l’amour, qu’elle avoir pour Hipolite l’avoit mise.
Quoi ! vous ne perdrez point ceste funeste envie ?
Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,
Faire de votre mort les funestes aprests ?
La Colere est simple, ou mêlée d’autres mouvemens. Si elle est simple, elle veut une voix élevée, quand celui qui a été offencé, se laisse emporter aux premieres aigreurs que cause l’affroit, ou la desobeïssance ; parce qu’il est naturel avant la reflexion de se soulager, du moins par la voix. C’est de cette sorte que l’on doit prononcer cet endroit de Rodogune, où après que Cleopatre a proposé à ses deux fils la mort de cette Princesse pour jouir
[153]
toujours du trône, ils demeurent interdits.
Vous ne répondez point ! allez, enfans Ingrats,
Pour qui je crus en vain conserver mes Etats :
J’ai fait votre Oncle Roi, j’en ferai bien un autre :
Et mon nom peut encore ici plus que le vôtre.
On murmure fortement, quand celui qui est offencé, est inférieur ; ou doit du respect à celui qui fait, ou qui soutient l’insulte : Mais on ne doit pas se porter en cette ocasion à un excès de voix peu respectueux. C’est pour cette raison que Nicomede ne doit point trop s’emporter devant Prussas contre l’Ambassafeur Romain.
Traitez cette Princesse en Reine comme elle est ;
Ne touchez point en elle aux loix du Diadème,
Ou pour les maintenir je périrai moi-même ;
Je vous en donne avis, & que jamais les Rois,
Pour vivre en os Etats, ne vivent tous nos Loix,
Qu’elle seule en ces lieux d’elle-même dispose,
[154]
Si la Colere est soutenue de l’esperance de se venger, ou l’on en vient aux mains, ou l’on remet les effets de son ressentiment. Dans la premiere ocasion elle a la voix éclatant, & subite : ainsi c’est sur ce ton que l’on doit prononcer ce que dans le Cid, le Comte dit à Dom Diegue.
Ton insolence,
Téméraire vieillard, aura sa récompense.
Mais lorsqu’on menace, ou qu’on remet la vengeance, la voix doit seulement être émue, & médiocrement haute. Hermione, après que Pirrhus lui a declaré qu’il épouse Andromaque, lui doit parler de cette manière.
Va lui jurer la foi que tu m’avois jurée :
Va prophaner des Dieux la Majesté sacrée.
[155]
Ces Dieux, ces justes Dieux, n’auront pas oublié
Que les mêmes sermens avec moi t’ont lié.
Porte aux piés des Autels ce cœur qui m’abandonne,
Va cours : mais crains encore d’y trouver Hermione,
Voila ce que j’ai remarqué sur les inflexions nécessaires pour bien exprimer une passion. Mais je dois faire observer à mon Lecteur, que souvent par la même expression un Auteur fait sentir plusieurs passions ensemble ; & alors celui qui les met en action, doit tellement allier les inflexions qui leur sont propres, que le Spectateur puisse les reconnoître, & en être touché, comme on peut le remarquer en cet endroit du Cid, où Dom Diegue dit à son fils, après lui avoir temoigné autant de valeur qu’il en pouvoit atendre de lui.
[156]
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnois mon sang à ce noble couroux.
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte :
Vien mon fils, vien mon sang, vien reparer ma honte
Vien me venger…
La joie & la douleur doivent être en cette ocasion exprimées par le même son de voix ; mais il n’y a que les bons Acteurs qui puissent parvenir à cette délicatesse d’inflexion.
Je sens l’objection que l’on peut me faire sur tout ce détail, & même sur presque tout mon ouvrage. Quel fruit peut-on tirer de tout ce que vous avancez, me dira quelqu’un de mauvaise humeur ? Sont-ce là des regles à mettre sur le papier ? Et en serai-je beaucoup plus avancé, quand vous m’aurez dit que la Tristesse, ou la Douleur s’exprime par une
[157]
voix plaintive ? La Nature me l’enseigne. A moins que de me conduire de vive voix, tout ce que vous me dites est inutile.
Ce sont justement les mouvemens de la Nature que vous ignorez, Lecteur présomptueux & inquiet, qui justifient le soin que je prens de regler votre recit. Car je ne fais pas de difficulté d’avancer que de cent personnes qui se mêlent de lire ou de déclamer, il n’y en a pas quatre qui sachent le faire avec esprit, avec ordre ; non seulement parqu’aïant la plûpart des voix ingrates, ils les commettent imprudemment, mais encore parce que peu sensibles, & peu connoisseurs, ils prennent presque toujours un ton pour un autre. Ils s’imaginet qu’ils n’ont quà’ élever leur voix, pour
[158]
être admirés. Ils trouvent des Spectatuers d’aussi mauvais goût qu’eux, qui effectivement leur aplaudissent : En voila assez pour les rendre insuportables. Le meilleur de tous les Acteurs ne connoît pas l’action aussi bien qu’ils la connoissent.
Je conviens que mes instructions, suposé qu’on veuille les recevoir, seroient beaucoup plus salutaires, si elles étoient données de vive voix : Il y a des délicatesses qu’il est impossible de rendre par l’expression : Mais n’écrivant ces préceptes que pour ceux, qui sur le simple avis que je leur donne, sont en état d’en profiter, j’espere qu’ils recevront mon travail favorablement. Et afin de leur faire connoître plus sensiblement l’effet de ces préceptes, je me suis
[159]
servi d’exemples familiers, pris dans les meilleures pieces de theâtre, pour les moins ennuyer. Non que je voulusse prescrire au Lecteur, qui veut s’instruire, de suivre généralement le ton dont il aura entendu reciter les endroits que j’ai raportées ; qu’il s’en donne bien de garde ; tout Acteur ne les a pas toujours bien mis en action, & ils ont été, & sont encore assez souvent manqués.
Je pris ce Lecteur de souffrir encore que je lui donne aussi quelques regles sur les tons nécessaires pour exprimer les figures. Car tout travail fait pour toucher, n’est rempli que de mouvemens. Mais la figure & la passion sont souvent mêlées ensemble ; celle-cy détermine quelquefois le ton dont on doit
[160]
reciter l’autre ; ainsi c’est le premier principe que de les allier par la prononciation.
Je dis encore qu’il y a plusieurs figures qui n’ont point d’accent déterminé, parcequ’elles n’en doivent point avoir, n’étant susceptibles d’aucune passion : Telles sont la Métonimie, la Synecdoque, la Métaphore, &c. Mais il me paroît que l’Interrogation, l’Apostrophe, la Prosopopée, l’Antithese, le Serment, l’Ironie, l’Exclamation, l’Epizeuxis, & la Gradation ont des tons qui leur sont particuliers ; ce que je vais tâcher de faire entendre.
L’interrogation est la plus communément employée ; c’est celle qui donne le plus de vivacite à un ouvrage. Il y en a de trois sortes ; l’une qui sert à nous
[161]
éclaircir sans passion, & dont le ton doit être doux, tel que celui dont il faut exprimer ce que dit Oreste à Pilade pour être informé de ce qui se passe entre Pirrhus, & Hermione.
Toi, qui connois Pirrhus, que penses-tu qu’il fasse ?
Dans sa Cour, dans son cœur, di-moi ce qui se passe,
Mon Hermione le tient elle asservi ?
Prétendra-t-il, Pilade, un bien qu’il m’a ravi ?
Quand cette figure est la suite d’un offense, elle demande un ton élevé, vif, & fier : C’est de cette sorte que l’on doit prononcer ce qu’Agamemnon dit à Achille, après que celui-cy lui a dit durement qu’il ne souffrira point qu’Iphignie soit sacrifiée.
Et qui vous a chargé du soin de ma famille ?
Ne pourai je sans vous disposer de ma fille ?
[162]
Ne suis je plus sont pere ? Etes-vous son époux ?
Et ne peut elle…
Lorsqu’on est rempli de la Douleur, l’Interrgationdoit être prononcée d’une voix tendre & plaintive : ainsi il faut l’employer en lisant ce qu’Achinoam it à son fils Jonahtas, après avoir declaré qu’il avoit mangé du miel, sans être informé du serment de son père.
Quel est vostre forfait ?
Dieu punit-il un mal, que l’erreur seule a fait ?
Et s’il y a de la repréhension mêlée dans cette sorte d’interrogation, le ton doit être plaintif à la vérité ; mais beaucoup plus ferme, comme on peut le sentir dans les vers suivans, que Samuel dit à Achinoam sur ce qu’elle vient de dire à Jonathas.
[163]
Ah ! Raine, où vous emporte une douleur funeste !
Est-il donc un Mortel assez audacieux,
Pour condamner le Dieu de la Terre & des Cieux !
Aprenons, quelque soit l’effet de sa colere,
A céder, à souffrir, à trembler, à nous taire.
L’Interrogation peut encore être mêlée d’ostentation ; alors le ton doit être élevé, fier, & méprisant, comme lorsque le Comte de Gormas dit à Rodrigue.
Mais t’ataquer à moi ! qui t’a rendu si vain ?
Toi, qu’on n’a jamais vu les armes à la main.
L’accent de l’Apostrophe, comme de l’Interrogation, dépend du sentiment qui y est ataché, soit que les choses, que cette figure a pour objet, soient animées, soit qu’elles soient inanimées : le Lecteur doit apuyer sa voix sur ce qui fait cet objet, comme dans les deux exemples
[164]
suivans, où Andromaque saisie de douleur, apostrophe Troie, & Hector.
Non, vous n’esperez plus de nous revoir encore,
Sacrés murs, que n’a pu conserver mon Hector.
Pardonne, cher Hector, à ma crédulité :
Je n’ai pu soupçonner ton ennemi d’un crime !
Malgré lui-même enfin, je l’ai cru magnanime.
L’Apostrophe doit être prononcée avec beaucoup de grandeur[1], parce que l’on ne se sert de cette figure, que pour relever le sentiment, ou l’expression.
La Prosopopée, qui consiste à introduire une personne parlante, veut être prononcée différemment, suivant les personnes qui parlent selon les personnes qui écoutent, & selon les raisons, &
[165]
les sentimens que l’on exprime. Un Prince doit parler noblement selon le sujet : Ainsi en lisant le recit que Creon fait du succès du combat d’Eteocle & de Polinice, on doit donner à sa voix un ton qui convienne au caractere de celui cy, & au plaisir qu’il goute de voir expirer son ennemu.
Et tu meurs, lui dit-il, & moi je vais regner.
Regarde dans mes mains l’Empire & la victoire :
Va rougir aux Enfers de l’excès de ma gloire ;
Et pour mourir encore avec plus de regret,
Traître, songe en mourant que tu meurs mon sujet.
Si la personne que l’on fait parler est malheureuse, on prend la voix propre à la tristesse. Si elle est d’une naissance commune, on ne donne point de sublime à sa voix. Si elle est d’un caractère bas, on prononce avec bassesse. Si on re
[166]
cite devant des personnes, à qui on doive du respect, on le marque par un ton de voix moins élevé. Mais dans toutes ces ocasions on observe avec soin de marquer la passion de celui que l’on fait parler.
L’Antithese, qui renferme des opositions violentes, doit être prononcée par une voix ferme, pour faire sentir davantage ces opositions ; en observant toujours le ton propre au sentiment qu’elles renferment. C’est ainsi que l’on doit reciter cet endroit d’Ariane, parlant à sa Confidente, après avoir apris la fuite de Thesée avec Phedre.
De tout ce que j’ai fait, considere le fruit.
Quand je fuis pour lui seul, c’est moi seule qu’il fuit :
Pour lui seul je dédaigne une Couronne offerte ;
En séduisant ma sœur, il conspire ma perte :
[167]
De ma foi chaque jour ce sont gages nouveaux,
Je le comble de biens : il m’acable de maux :
Et par une rigueur jusqu’au bout poursuivie,
Quand j’emp èche sa mort, il m’arrache la vie.
Mais il faut détacher les opositions en prononçant la premiere d’un ton plus fort, ou plus foible que l’autre, selon le sentiment que l’on veut le plus faire valoir.
Le serment veut être prononcé d’un ton extraordinairement élevé ; parce que c’est la derniere ressource pour assurer la vérité ; ce qui demande une voix éclatante. En voici un exemple dans le serment de Saül.
Je jure que quiconque avant la nuit obscure ;
Osera se donner la moindre nourriture,
Que ces fiers ennemis, pour nous perdre assemblés,
Au Dieu, que nous vengeons, ne soient tous immolés.
[168]
Deût sur mon prop[r]e[2] sang retomber la tempète,
La mort du Philistin tombera sur sa tête.
L’Ironie qui consiste à persuader le contraire de ce que litéralement les paroles signifient, exige de la part de celui qui recite, une voix traînante, & railleuse, quelquefois acompagnée d’un souris moqueur. C’est sur ce ton que Nicomede parle à Prussias, au sujet de la demande que Flaminius, Ambassadeur Romain, lui avoit faite de mettre[3] Atale sur le trône.
Je ne puis voir sous eux les Rois humiliés :
Et quelque soit ce fils, que Rome vous renvoie,
Seigneur, je lui rendrois son present avec joie,
S’il est si bien instruit en l’art de commander,
C’est un rare trezoe qu’elle devroit garder ;
Et conserver chez soi sa chere nourriture,
Ou pour le Consulat, ou pour la Dictature.
L’Ironie est quelquefois mê
[169]
lée avec l’Interrogation, comme on le voit dans la réponce qu’Andromede fait à Phinée, qui l’assure de sa mort, quand il aura apris la sienne.
Et vos respects trouvoient une digne matiere
A me laisser l’honneur de périr la premiere ?
L’Excalamation sert à exprimer la surprise de l’étonnement. Ainsi cette figure est presque toujours acompagnée d’une Interjection, comme Ah ! Oh ! Quoi ! Ciel ! Dieux ! & le ton qui lui est propre doit être fort élevé, mais neanmoins proportionné à ce qui précede, & à ce qui suit, & à la situation de la personne qui est surprise. Car ce seroit mettre sa voix dans le faux que de glapir, après avoir prononcé destermes d’un ton doux & bas ; ou
[170]
que de le pousser si haut qu’on ne pût le soutenir sur plusieurs termes, ou expressions dont dépendroit l’Exclamation. Et d’ailleurs ce ton doit être plus ou moins fort selon le sentiment que l’on exprime, & selon les égards qu’on a pour les personnes devant qui l’on parle. L’Exclamation faite par admiration est moins poussée, que celle qui marque de la crainte. Et celle-cy doit être moins élevée, que celle qui exprime une peur subite. On ne doit point s’écrier démesurément devant un Roi ; on peut le faire devant son égal. Astiage après avoir reconnu la vertu d’Harpage, marque supérieurement sa surprise.
Dans l’ame d’un sujet quel courage ! quel zele !
Que de vertus ! Pourquoi me fut il infidelle ?
[171]
Prusias fait voir son aprehension plus fortement, quand Nicomede parle avec fierté à l’Ambassadeur Romain.
Ah ! ne me brouillez point avec la République !
Portez plus de respect à de tels Alliés.
Et Andromaque exprime sa peur avec encore plus de force, quand Pirrhus lui a dit qu’il va livrer son fils aux Grecs.
Ah ! Seigneur, arrêtez ! que prétendez-vous faire ?
Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mere ;
Vos sermens m’ont tantpot juré tant d’amitié.
Dieux ! Ne pourai-je au moins toucher votre pitié !
Sans espoir de pardon m’avez-vous condamnée ?
Nicomede s’écrire d’un ton moderé & respectueux, lorsque Prusias dit à Flaminius, qu’il envoiera ce Prince en ôtage à Rome.
Vous m’envoierez à Rome !
[172]
Et il semble qu’on doive lui faire perdre le respect par la prononciation après que Prusias a dit
On t’y fera justice ;
Va, va lui demander ta chere Laodice.
Le prince irrité lui doit répondre d’un ton plus élevé, parceque son père l’a touché par l’endroit le plus sensible.
J’irai, j’irai, Seigneur ; vous le voulez ainsi :
Et j’y serai plus Rio, que vous n’êtes ici.
L’Epizuxis est une figure qui consiste à répéter un même terme au commencement, ou à la fin de plusieurs phrases, dépendantes du même sentiment ; & ce mot doit être prononcé plus fortement que les autres. C’est de cette manière que l’on doit reciter cet en
[173]
droit de l’éclaircissement d’Achille avec Agamemnon sur le sacrifice d’Iphigenie.
Je n’y vais que pour vous, Barbare que vous étes ;
Pour cous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien ;
Vous, que j’ai fait nommer, & leur Chef, & le mien ;
Vous, que mon bras vengeoit dans Lesbos enflamée,
Avant que vous eussiez assemblé votre armée :
Enfin la Gradation, qui de degré en dégré ajoute à la bonté, ou à la malice d’une action, demande d’abord une voix hardie, & pleine ; & qu’elle mont ensuite de plus forte en plus forte jusqu’au dernier membre de cette figure. Ce qui fait que quand elle est longue, peu de personnes sont capables de ménager la différence de ton nécessaire pour détacher toutes les parties de la Gradation. Il n’y en a guere de plus
[174]
longue, ny de plus vive, que celle qui suit, où Stratonice rend compte à Pauline de la conversaion de POlieucte.
Ce n’est plus cet Epoux si charmant à vos yeux ;
C’est l’ennemi commun de l’Etat, & des Dieux,
Un méchant, un infame, un rebelle, un perfide,
Un traître, un scélérat, un lâche, un parricide,
Une peste excecrable à tous les gens de bien,
Un sacrilege impie, en un mot, un Chretien.
Voila enfin ce que j’ai observé sur les inflexions que l’on doit donner à sa voix dans la Déclamation. Je ferai cependant encore remarquer à celui qui veut s’instruire, que c’est un grand agrément de ménager à propos des silences, & des soupirs dans les grands mouvemens, comme on a coutumé de le faire dans la musique. Toute la scêne de Phedre avec sa Con
[175]
fidente doit être ornée dans la prononciation, de ces soupirs, & de ces silences, plustôt que de reciter avec amphase tous les vers qu’elle contient, comme font presque toutes les personnes qui se mêlent de la déclamer. Car cette manière de prononcer enflée ne marque point assez l’état violent où Phedre se trouve ; & ne convient pas à la situation d’une femme prête à mourir de la passion qui la devore. Quand on veut trop faire valoir le vers, on diminue l’effet de la passion : Il me semble qu’une voix plaintive & foible, entrecoupée de silences & de soupirs, expose beaucoup mieux au spectateur les mouvemens douloureux de cette scêne.
[176]
Comme mon travail est une espece de nouveauté, contre laquelle on ne manquera pas de se révolter, je dois répondre à une objection que l’on me fera sans doute. Toutes ces observations ne peuvent conduire que dans le sérieux, ou le sujet est grave & sublime, les personnages élevés, les passions vives. Mais dans le Comique tout cela est inutile.
Ce sera toujours beaucoup que l’on m’accorde une partie de ce que je puis esperer, aujourd’hui que l’on est si avare d’aplaudissemens. Cependant je crois avoir travaillé, également pour le comique, & pour le sérieux ; & je vais tâcher de le faire comprendre par les observations suivantes.
Il y a des sujets, & des
[177]
personnages élevés ; il y en a de communs.. Ceux-là demandent une voix sublime, & pompeuse ; ceux-cy n’en exigent qu’une ordinaire, & naturelle. Mais dans l’un & dans l’autre genre, & toutes choses égales, on a besoin des mêmes inflexions pour exprimer les mouvemens. L’amour, la haine, la joie, la douleur touchent dans le comique, comme dans le sérieux. Il seroit, ce me semble, ridicule de penser le contraire. Mais il faut faire atention à ce qu’il y a d’étranger dans l’action ; c’est la différence des personnes, & des caracteres : Le Roi, le Héros, le grand homme, n’ont point le ton du Bourgeois : celui-cy ne prononce point comme un paysan, comme un valet.
[178]
C’est cette différence, qui est plus étendue dans le comique, que dans le sérieux, qui me feroit dire qu’il est plus difficile de déclamer, ou reciter un Comédie, qu’une Tragédie. Mais avant que j’entre dans le recit comique, je dois faire remarquer qu’il y a du comique serieux, & du comique burlesque, ou risible. Pour éxécuter celui-là, il faut ajouter à un ton purement naturel les observations que j’ai données pour exprimer tous les divers mouvements que l’Auteur a voulu mettre dans son ouvrage. Mais pour parvenir à éxécuter l’autre espece de comique, il faut avoir nécessairement la voix comique ; c’est à dire, capable de prendre l’accent qui marque le caractere, ou le ri
[179]
dicule de la prononciation du personnage, dont on recite l’action. Cet artifice consiste à imiter parfaitement la voix tremblante d’un vieillard, le ton d’un fat, d’un petit Maître, d’un Important ; la prononciation traînante d’un Normand, l’accent de fausset d’un Gascon, ou d’un yvrogne. Le ton dérangé d’un Suisse, d’un valet, d’un paysan. Il n’y a presque personne qui puisse parvenir en général à cette imitation ; & c’est beaucoup qu’un Acteur puisse en atraper un ou deux. Mais quand cela rrive, leur prononciation, telle qu’elle est, doit être soumise aux inflexions nécessaires pour exprimer les passions, & les figures de ces sortes de personnages.
Cependant comme il est tres-
[180]
difficile d’aquerir l’imitation dont je viens de parler, je conseille à tout Acteur de ne representer aucun de ces personnages, s’il n’entre entierement dans son caractere ; parce que le spectateur, qui examine tout, comme je l’ai déjà dit ne seroit point satisfait, s’il manquoit une partie aussi essencielle que celle-là à son Acteur ; fît-il d’ailleurs tout ce qui est nécessaire pour détacher, & faire valoir les mouvemens.
Pour ne rien laisser à desirer à mon Lecteur, je crois être obligé de lui dire, que ce qui détermine l’action d’un vieillard, c’est donc une voix foible, & tremblante.
Que le personnage d’un fat, d’un Important, d’un petit Maître demande de la hauteur
[181]
un peu d’élévation dans la prononciation, & une voix un peu traînante.
Un valet veut de l’inégalité dans les tons, dans la quantité. Cette irrégularité est ce qui bien souvent fait le comique de ce qu’il dit, quand il le place à propos naturellement ou avec esprit, pour surprendre.
Le Gascon exige une prononciation vive, précipitée, & une voix claire.
Le Normand, le Flamand, & le Suisse la demandent lente, mais inégale sur de certaines silabes ; où ils apuyent plus long-tems les uns que les autres.
On donne de la pesanteur & du dérangement à sa prononciation pour representer le Paysan.
[182]
L’yvrogne veut une voix claire, entrecoupée ; & inégale dans ses tons, & mêlée de hoquets.
La Précieuse se represente par une voix traînante, à demi pleine, & mal prononcée.
L’Extravagante, ou l’Emportée demande une voix haute, aigue, & précipitée, de manière que l’on n’entende presque jamais les dernieres silabes.
Ces remarques sur le Comique de la voix ne conviennent qu’à ceux qui en ont une capable d’entre dans le ridicule de la prononciation. Je sais que bien des gens, qui se donnent le plaisir de la Déclamation, s’imaginent avoir cette disposition : mais outre q’uil est difficile d’atteindre la perfection du recit comique ; c’est que
[183]
l’on se donne un ridicule dans le monde de le tenter sans succès : Ainsi je conseille à tous ceux qui ont la passion de la déclamation, de s’en tenir au sérieux, qui est beaucoup plus aisé à réciter que le comique.
Tout ce que je viens de dire sur la conduite de la voix dans la Déclamation, est propre à la Lecture, quand on veut la rendre touchante : c’est pourquoi mon Lecteur en fera s’il lui plait l’aplication, à ce genre de reciter.
Il ne suffit pas de faire un bon usage de sa voix dans la Déclamation, il faut l’accompagner du geste pour donner plus de vraisemblance, & de vivacité à l’action : Et l’éloquence du corps est autant nécessaire à l’Acteur, que celle de la voix.
[184]
Mais je sens que je ne dois point entrer dans le détail du geste, comme je l’ai fait pour la variation des tons. Ce seroit, ce me semble, un mauvais goût de travail, que l’on ne me pardonneroit pas ; Cependant je crois devoir faire remarqueur que bienque la Nature amene, les gestes dans l’action, il y a neanmoins fort peu d’Acteurs qui en aient de beaux, & qui se presentent agréablement. Le commun de ceux qui se mêlent de déclamer, embarassés dans leur contenance, ne sauroient se dessiner de bon goût ; & ils n’ont ny le port, ny la noblesse, qu’exige le personnage qu’ils representent. Il y a de l’ignoble dans leur personne, dont ils ne peuvent se défaire. On voit des Acteurs qui continuel
[185]
lement immobiles de bras, & de visage, se rendent fades au spectateur. D’autres ont une si fréquente gesticulation, & un déplacement si mal ménagé, que ce sont plutôt des farceurs, que des Acteurs. Enfin il y en a qui se tourmentent comme de vrais forcenés, & qui semblent n’être atentifs qu’à contrarier leur action par leurs gestes ; Ainsi que mon Lecteur ne trouve point mauvais si je lui dis en général que l’on doit allier le geste avec le ton de la voix, de manière qu’ils expriment l’action également l’un & l’autre.
Que la grimace n’a jamais été aprouvée, ny dans le sérieux, ny dans le comique : mais que chaque passion a son visage. La joie, par exemple,
[186]
le demande ouvert ; il est agité dans le pérl, & dans la crainte ; on le rend abatu dans la tristesse : Il y a même des Acteurs, si touchés de ce qu’ils recitent, qu’ils vont jusques à répandre des larmes. La colere éxige un visage rude, & enflamé ; le mépris veut des regards dédaigneux ; l’Ironie a les siens. Enfin c’est sur le visage que l’on remarque le plus l’effet de la passion : ainsi c’est la partie du geste que l’on doit le plus y acommoder. Je conviens que tout Acteur qui sent ce qu’il dit, peut y réussir ; mais tout Acteur ne le sent pas ; il y en a beaucoup plus de ceux-cy, que des autres : & l’ont ne sauroit bien representer ce que l’on ne connoît point.
Le geste des bras donne aussi un grand ornement à l’Acteur ;
[187]
mais peu en font un usage aisé. Il y en a qui pour vouloir se les rendre faciles, semblent les avoir disloqués. La délicatesse du mouvement des bras est resque aussi difficile à acquerir, que la belle inflexion de voix. Ces Acteurs qui paroissent ne donner de mouvement à leurs bras que par ressort, sont insuportables au spectateur ; cette secheresse de geste le dégoûte, é le distrait. Ces grands emportemens de bras ne sont pas moins vicieux ; il est désagréable de voir un Acteur les avoir toujours en l’air dans toute leur étendue : Il faut nourrir, pour ainsi dire, & proportionner tous leurs mouvemens avec entente : ne point forcer la Nature dans ses gestes, non plus que dans sa voix : & suivre avec esprit
[188]
la passion, ou la figure, que l’Auteur a employée : Le goût conduit dans cet agrément de la Déclamation.
Je ne puis trop recommander à celui qui s’en voudra faire une étude pour le besoin, ou pour le plaisir, de déclamer en homme de qualité, & d’éviter l’action du Comédien : Car, comme je l’ai dit ailleurs, je mets une grande différence entre l’un & l’autre. Le Comédien fait son métier par des principes grossiers, & le plus souvent faux : L’acteur donne à son jeu toute la délicatesse, tout le vrai, que la Nature éxige. Celui-là travaille le plus souvent sans connoissance, sans sentiment : Je supose celui-cy ne avec toutes les lumieres dont il a besoin pour décou
[189]
vrir le véritable sens d’un Auteur ; & avec toutes les dispositions nécessaires pour le sentir, & pour le rendre : sans quoi je ne lui conseille point de se donner ridiculement en spectacle. Qu’il ne me réponde pas qu’il est aplaudi ; car je lui repluiquerai que ce sont de fades adulateurs, ou des gens sans discernement, qui le deshonorent par leur aprobation.
Qu’au nom de Comédien, dont je viens de me servir, ceux qui composent la Troupe du Roi, ne s’imaginent point que c’est d’eux dont je veux parler ; qu’ils ne me fassent point un procès sur cela ; car je leur déclare que je n’ai fait aucune atention à ce qui regarde leur manière de déclamer, en fesant mon travail :
[190]
Et je n’ai garde de trouver à redire à des Acteurs consommés, qui font aujourd’hui le plaisir de Paris ; ce seroit atirer le Public contre moi.
Mais, me dira-t-on, s’il faut savoir si parfaitement l’effet des Accens, de la Quantité, & de la Ponctuation, s’il est nécessaire d’avoir une voix susceptible de toute inflexion, & distincte dans tous les tons ; s’il faut observer autant de préceptes que vous nous en donnez, pour la conduire, & pour y allier les gestes ; s’il faut enfin avoir autant d’esprit & de sentiment que vous le dites, pour connoître, & pour rendre le sens d’un Auteur, il n’y a donc guere de bons Acteurs ? Cela est vrai. Et je ne veux, pour le prouver,
[191]
que les regrets du public, d’avoir perdu ceux qui ont excellé.
On me dira peut être encore que les regles que je donne sont imaginaires, & indifférentes ; que même à les observer on pouroit ne point réüisser ; qu’enfin les bons Acteurs ne l’ont point été par ces principes ; mais seulement par un bon esprit, & des entrailles, regles suffisantes pour se conduire dans l’action, sans s’embarrasser de tout ce fatras de préceptes.
Je réponds premierement, que quelque bon esprit, quelque sentiment que l’on ait, on ne découvre point, on ne sent pas dès les commencemens le sens d’un Ouvrage ; il faut de l’habitude pour y parvenir : En
[192]
second lieu on ne fait point prendre, à sa voix, & à ses gestes les inflexions & les mouvemens qui conviennent, sans expérience, & sans faire de profondes reflexions sur l’action : Il n’y a personne qui raisonnablement puisse me soutenir le contraire. C’est dans la vue d’épargner de la peine, & de fixer un usage qui me paroît bien établi, que je me suis déterminé à travailler : Et je me flate que l’on trouvera quelque utilité dans mon ouvrage. Il ne me reste plus pour l’achever, que de traiter du chant : ce que je vais faire dans le Chapitre qui suit.
[193]
CHAPITRE VIII.
Du Chant.
VOici encore un grand sujet, depuis que la Musique est devenue si fort à la mode ; sans même la savoir on chante, on veut juger d’un Opera ; le peuple des gens de spectacle s’écrie au milieu du Parterre ; Oh ! le beau, ou le mauvais Recitatif ! oh ! les bonnes, ou les mauvaises paroles ! On diroit à les entendre aplaudir, ou décrier avec assurance, qu’ils sentent & qu’ils convoissent, comme d’habiles personnes ! Ah ! mais, me dira quelqu’un, je ne suis point affecté par les paroles, ou par
[194]
la Musique : Donc le Poëte, ou le Musicien n’a pas reüssi. Quand vous m’aurez convaincu, cous qui décidez si fiérement, que vous avez un heureux discernement, pour rendre justice à un Auteur ; que vous avez le goût assez formé, l’organe assez bien disposé, pour distinguer de bonne d’avec de mauvaise Musique ; je passerai condamnation de votre jugement : Mais je ne vois en vous qu’un homme abonné, assidu au spectacle ; c’est là tout votre mérite : votre goût est grossier, incertain ; vous n’avez aucun principe pour juger sainement d’un ouvrage. Vous êtes un grand homme d’ailleurs, si vous voulez ; mais renfermez-vous modestement dans votre état ; & craignez d’être
[195]
aprofondi : l’Auteur que vous maltraitez, peut devenir de mauvaise humeur : & le travail de celui que vous louez, interesse publiquement votre réputation. Laissez donc aux gens du métier, ou à ceux dont le goût est reconnu solide & délicat, à décider d’un ouvrage. Ce n’est point en l’écriminant que je parle ; je n’ai jamais travaillé pour le Theâtre ; mais je ne puis voir, sans un peu d’indignation, l’injustice que l’on fait souvent aux Poëtes, & aux Musiciens, ils sont tous les jours à la merci du caprice, & des ignorans, & malheureusement, c’est le parti le plus nombreux, dont je ressentirai peut-être les coups à mon tour.
La Musique vocale est une
[196]
espece de langue, dont les hommes sont convenus, pour se communiquer avec plus de plaisir leurs pensées, & leurs sentimens. Ainsi celui qui compose de cette sorte de musique, doit se considérer comme un traducteur, qui en observant les regles de son art, exprime ces mêmes pensées, & ces mêmes sentimens.
C’est une grande question de savoir si la Musique ajoûte à la passion ou si elle la diminue. Pour décider ce problême, il faut établir pour principe, que la passion ne sauroit être exprimée que par les accens, par la prononciation, & par les gestes qui lui sont propres. Or il est impossible, en conservant les regles de la Musique, de donner à la pas
[197]
sion ce que je viens de dire ; il n’y a que la seule Déclamation qui puisse le faire. Donc toute passion assujettie aux intervales, & aux mesures de la Musique, perd de sa force. En effet on ne peut donner aux silabes la quantité qui leur a été déterminée : on ne sauroit varier ses accens suivant les passions, ou les figures ; on ne peut donner à ses gestes la vivacité, & la délicatesse qu’ils doivent avoir ; en un mot la passion ne sauroit être mesurée. Ce que j’espere prouver dans la suite. Si la Musique vocale cause communément du plaisir, c’est qu’on est dédommagé du tort que les intervales font aux paroles, par la voix agréable, & par l’artifice de l’Acteur, qui quand il a le sentiment
[198]
juste, s’écarte des mesures de la Musique pour aprocher le plus qu’il peut de la manière dont la passion doit être exprimée.
Il faut considérer la Musique vocale dans le Musicien, qui la compose ; dans l’acteur, qui la chante ; & dans la personne, qui l’écoute. La science, & le goût sont nécessaires à celui qui compose : Celui qui chante a besoin d’art, de science, & de discernement : Et celui qui écoute, doit avoir toutes ces parties pour juger seurement.
Si le premier ne fait parfaitement la Musique, & l’effet que les différens tons peuvent faire sur les paroles, qui expriment une action, suivant le goût le plus général
[199]
(car c’est à ce Musicien à conduire la voix de l’Acteur par la disposition de ses intervales) il n’aura jamais de succès dans la composition de sa Musique vocale.
Le second doit avoir non seulement les mêmes connoissances pour bien executer ; mais encore l’intelligence nécessaire pour sauver les défauts que le Compositeur, contraint par les regles de la Musique, n’aura pu éviter.
Et enfin celui qui aime cette sorte de Musique, n’en doit point juger, s’il en ignore les principes, & les effets que la note peut faire sur l’expression : s’il n’a le discernement assez juste, & l’organe assez bien disposé, pour découvrir l’intention du POëte, & du Musi
[200]
cien. Alors s’ils n’ont pas reüssi, ce qui n’arrive que trop souvent, il peut les condamner.
Tout ce que j’ai dit jusqu’à present est necessaire pour composer, pour chanter, pour discerner.
Les Musiciens admettent de trois genres de paroles mises en musique, le Recitatif ; l’Air ; le Canevas, ou la Parodie.
Le Recitatif sont les paroles d’une piece de theâtre, ou autre sujet, assujetties aux intervales de la musique ; & qui ont une telle liaison à cette pice, ou à ce sujet, qu’elles ne peuvent en être détachées, & representer une action parfaite.
L’Air, sont des paroles qui expriment une passion, une pensée, ou une action, qui seule peut former un sens complet,
[1] Les deux derniers mots soudés.
[2] Impression altérée.
[3] Le texte porte metrre.