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choses de luy, qu’en moins de rien il se trouve au comble de cette estime, où je veux qu’un Honneste-homme se sçache mettre, & se maintenir par l’excellence de ses actions & de sa conduitte. A celuy qui a peu parvenir jusques à ce point, de meriter que les personnes d’éminente condition fassent estat de sa vertu, il est aisé de parvenir encore jusqu’à cette faveur, d’estre receu en leur familier entretien. Je voudrois qu’il commençast a desployer par là les bonnes qualitez de son esprit à bien & agreablement converser ; pource que cela seul, d’estre ainsi meslé parmy de telles gens, le peut
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porter bien haut, & le mettre d’une volée à prétendre aux grandes choses. Il faut dire hautement, que nostre Cour a cet avantage par dessus toutes celles qui sont au monde, qu’un Honeste-homme, quand mesme il seroit nay assez bassement pour n’oser s’approcher des Grands qu’avec des soumissions d’esclave, si est-ce que si une fois il leur peut faire connoistre ce qu’il vaut, il les verra, à l’envy les uns des autres, prendre plaisir à l’eslever jusques à leur familiaire communication. En effect il n’y a gueres de nos Princes mesmes, qui se retiennent si justes dans le poinct sublime de
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leur rang, que si une personne a rendu son nom remarquable par quelque excellente partie, ils ne fassent gloire de le caresser. Leurs accueils pour le moins sont obligeants envers les vertueux, & presque tous tesmoignent estre bien aises d’en estre visitez & entretenus, plustost mille fois que de plusieurs personnes de grande condition, qui n’estans receus dans les bonnes maisons, qu’à cause simplement de la leur, n’y entrent jamais qu’on ne soit en peine de chercher quelque honneste excuse pour faire en sorte de ne les voir point. Lors donc que celuy qui n’a que sa vertu pour guide &
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pour support est arrivé à ce haut comble de gloire, de se trouver comme compagnon de ceux qu’il pourroit avec honneur nommer ses maistres, il doit sçavoir si sagement user d’un si notable avantage, que jamais il ne manque à aucuns des respects que l’on a de coustume de rendre à ces personnes relevées.
Il doit bien aussi se garder de tomber en l’autre extrémité de ceux qui taschent de faire naistre à tous coups des occasions d’exercer leur civilité ; car à la fin à force d’estre honneste, il pourroit devenir importun. Les Grands à la verité veulent bien que l’on rende
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ce que l’on doit à leur condition : mais ils ne craignent rien tant que la rencontre de ces fascheux qui sont tousjours en embuscade pour leur tirer quelque mauvais compliment, ou les incommoder de quelque service inutile. Et à parler sainement, je ne m’estonne pas si ces personnes, pour qui seules il semble que les choses agreables ayent esté faites, treuvent ces honneurs rudes & pesants, puis qu’il n’y a pas un de ceux qui sont au dessous d’eux qui ne les trouve insupportables. Ce defaut est l’un des plus grands de la conversation, & s’en voit peu qui ne s’abandonnassent
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plustost à l’entretien d’un extravagant ou d’un querelleur, qu’à celuy de ces opiniastres faiseurs de compliments. Sur tout à une ame franche, & qui croit que châque parole qu’elle dit par bien-seance oblige sa foy, c’est une gesne bien tyrannique que la rencontre de cette sorte d’esprits embarrassants. Il y a bien à la verité des occasions où il est impossible d’éviter ces espines, mais les honnestes gens sçavent couler par-dessus, sans en estre picquez. Aussi n’y a-il que les nouveaux venus, & ceux qui sont naturellement enclins à la coquetterie qui s’en picquent. Si bien qu’il semble que cette odieuse sorte
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d’entretien soit aujourd’huy demeurée en partage aux petites soubrettes, & à quelques malheureux suivants, qui croiroyent n’estre pas de la Cour, si jusques aux entretiens les plus communs, ils ne trouvoient quelque matiere propre à estre infectée de leurs impertinentes ceremonies. Que s’il est vray ce que l’on dit, qu’il y ait des esprits si malades que de faire un estude particuliere de cette ridicule science, je m’estonne certes qu’on ne les chasse des Republiques, & qu’on ne les punit des mesmes peines que les loix ordonnent contre les Perturbateurs du repos de l’Estat ;
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puis qu’il n’y en a point qui troublent tant la société humaine que cette importune sorte de gens. Jamais un Honeste-homme n’abusera ny de ce qu’il peut dire, ny des actions de bien-seance dont il sçaura l’usage, & sur tout en la frequentation des Grands, qui se dégousteroient aussi-tost des ceremonies superfluës, dont il penseroit les obliger.
Mais il est à considerer que lors qu’il reviendra de ce grand monde, il faut qu’il ait une raison assez forte pour se retrouver parmy ses égaux & ses inferieurs, sans tesmoigner d’avoir la teste surprise de ces fumées : Car s’il avoit la foiblesse
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de s’en laisser enyvrer, il deviendroit bien-tost le mespris & le joüet des uns & des autres. Cette égalité à vivre de mesme train avec ses amis & les personnes privées, au sortir de dessous les Daïs & d’entre les Balustres, est un charme nompareil à ravir les cœurs genereux : Pource que comme rien ne leur est plus insuportable que l’insolence de ceux à qui la faveur des Grands renverse le sens : De mesme il n’est rien qui leur plaise tant, ny qui leur soit un plus veritable augure d’une vertu bien solide, que de n’estre point esblouy[1] de l’esclat de tant magnificence. Celuy neantmoins qui joüit
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de ces honneurs doit observer de ne rendre pas sa conversation & son amitié commune à toutes sortes de personnes, depeur qu’à la fin elle ne devinst de mauvaise odeur à ceux qui croiroyent beaucoup ravaler la leur, que de la laisser descendre jusques à luy. Pour mille raisons un habile homme ne doit jamais se mesler dans la canaille, nu establir de commerce avec des personnes descriées. Il faut bien du temps à racommoder un salut familier qu’un celebre Filou, ou une femme abandonnée, ou quelque autre de mauvaise marque luy aura fait en presence de plusieurs per-
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sonnes de qualité : Et si quelqu’un de la compagnie, ou luy-mesme ne peut faire tomber de bonne grace cette cognoissance dans la raillerie, il est bien à craindre qu’il ne reste quelque mauvaise opinion en l’esprit de ceux qui y auront fait une reflexion particuliere. Il est donc important de n’avoir que des habitudes honestes, & dont on ne puisse jamais rougir devant ces personnes, dont les soupçons sont d’autant plus à craindre, qu’elles ne prennent gueres souvent la peine de les éclaircir. Quiconque peut sortir de bonne grace de ces illustres assemblées, peut facile
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ment esperer l’entrée de toutes les autres, & d’y estre desiré, & receu avec joye & applaudissement. L’un des grands biens qui luy revient d’est ainsi conneu, c’est que les meschans craignent de l’attaquer, & les envieux n’osent qu’en tremblant exercer contre luy leur malice ; Ils ne sçavent où verse en seureté leur poison contre sa vie ; pource que comme ils voyent qu’il a par tout des approbateurs de ses actions, ils s’imaginent que ce sont autant de protecteurs de sa vertu. Ainsi ceux mesmes qui haissent sa gloire sont contraints de la publier avec les autres, afin du moins qu’en
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loüant cetuy-cy, ils se reservent l’autorité de mieux noircir quelque autre, sur qui ils treuveroit plus de prise.
Cependant soit avec les Grands ou avec les mediocres, soit avec les familiers, ou avec les estrangers & les inconneus, & generalement avec toutes sortes de conditions differentes il y a des maximes princopales à observer, des fautes à fuyr, & de certaines adresses à pratique, ausquelles si une personne qui pense cingler de bon vent ne prend garde, il est bien difficile qu’elle s’mpesche de faire naufrage. L’une des plus importantes & des plus universelles maximes que
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l’on doive suivre en ce commerce, est de moderer ses passions, & celles sur tout qui s’eschauffent le plus ordinairement dans la conversation, comme la colere, l’emulaiton, l’etemperance au discours, la vanité à tascher de paroistre par-dessus les autres : Et en suitte de celles-cy, l’indiscretion, l’opiniastreté, l’aigeur, le dépit, l’impatience, la precipitation, & mille autres defauts, qui comme de sales ruisseaux coulent de ces vilaines sources. Et certainement lors qu’un esprit est ainsi infecté de ces mortelles semances, quelle apparance y a-t’il qu’il puisse produire que des fruits amers, &
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que ceux qui l’on reconneu ne taschent d’en fuyr l’abord, comme d’une personne surprise de quelque maladie contagieuse ? Soyons donc maistres de nous-mesmes, & sçachons commander à nos propres affections, si nous desirons gaigner celles d’autruy : Car il ne seroit pas juste de pretendre à la conqueste des volonter de tant d’honestes gens qui sont à la Cour, si premierement nous n’avions apris à surmonter nostre volonté propre, & à luy donner des loix capables de l’arrester tousjours dans le centre de la raison.
Un esprit moderé, & qui ne se laisse point emporter le-
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gerement, en tous les desseins qu’i laura, soit pour affaires, soit pour plaire, sçaura prendre son temps, presser & diferer à propos, se ployer & s’accommoder aux occasions, en sorte que rien de ce qui le choquera ne le puisse blesser. S’il veut & si la generosité n’y est point offensée, il sçaura feindre, il sçaura desguiser, & lors qu’un expedient viendra à luy manquer, il se trouvera tousjours d’un esprit assez tranquille & assez ouvert, pour en inventer mille autres capables de terminer ce qu’il poursuit. Un turbulent au contraire, & qui se laisse vaincre aux premiers mouvements qui l’assail-
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lent, embroüille tellement sa conduitte, qu’il devient à charge à tout le monde, & se rend insupportable à soy-mesme. Il ne fait rien que par impetuosité, & comme il n’a ny ordre ny reigle qui luy serve de guide, tous ses conseils & toutes ses entreprises se sentent de la confusion qui regne dans so name. Jamais il ne sçait fleschir à propos, & s’est tellement assujetty à ses humeurs, & à ses opiniastretez, qu’il s’imagine que tout ce qui les contrarie ne peut estre conforme au bon sens. Ces pauvres gens là ont bien à souffrir dans le monde ; aussi un habile homme s’y prend bien d’un autre air, &
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n’a garde de se rendre si fort esclave de ses inclinations, qu’il ne puisse en tout temps les faire ployer sous celles de la personne à qui il aura envie de se rendre agreable. Cette souplesse est l’un des souverains preceptes de nostre Art : Quiconque sçait complaire peut hardiment esperer de plaire : Et veritablement l’une des plus infaillibles marques d’une ame bie née, c’est d’estre ainsi universelle, & susceptible de plusieurs formes, pourveu que ce soit par raison, & non par legereté, ny par foiblesse. Il y a du rustique & du stupide, d’estre tellement pris à ses complexions, qu’on
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ne puisse jamais en relascher un seul point ; Un esprit bien fait s’ajuste à tout ce qu’il recontre, & comme on disoit d’Alcibiade, il est si accommodant, & faict toutes choses d’une certaine sorte, qu’il semble qu’il ait une particuliere inclination à châcune de celles qu’on luy voit faire ; Il n’y a point d’humeurs si extravagantes avec qui il ne puisse vivre sans broüillerie, ny si bijarres avec qui il ne trouve le moyen de compatir. S’il se rencontre avec une personne transportée de colere, il sçaura si dextrement ceder à la premiere violence de cette passion, qui entraisne tout ce qui luy resiste,
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qu’insensiblement il refroidira cette ardeur aveuglée de vengeance, & petit à petit fera tomber les armes des mains de celuy qui un peu auparavant n’avoit que des pensées de sang & de fureur. Lors au contraire qu’il se trouvera avec ces humeurs coudes & froides, qui ne sortent jamais d’une mesme assiette, & qu’aucune injure n’est capable d’esmouvoir, ou plustost, qui n’osent se mettre en colere, de peur de s’engager en quelque obligation de se vanger ; il n’alleguera jamais que des exemples de sagesse & de moderation d’esprit, & sans faire le poltron par ses discours, sçaura
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si bien faire le prudent, qu’il ne chocquera jamais les sntiments de cleuy dont il desirera gaigner l’affection. Avec un Amoureux il aura beau jeu, car ny ayant gueres de galans hommes à la Cour qui n’ayent esté troublez de cette douce folie, il aura apris par sa propre experience toutes les choses qui plaisent à ceux qui en sont malades. Il descouvrira à tous coups des graces & des beautez nouvelles en la personne aymée, dont peut estre l’Amant mesme ne s’estoit jamais aperceu : Elle n’aura point d’attraits dans l’esprit qu’il ne loüe, ny de si petits traits dans le visage qu’il n’examine avec
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admiration. Et pour rendre sa complaisance parfaitte, il pourra en ce poinctseulement pancher un peu du costé de la flatterie, avec quelque sorte de legitime excuse, & sur tout si la fin en est bonne. Elle n’aura point de defaut qu’il ne desguise par quelque terme d’adoucissement : Si elle a le teint noir il dira qu’elle est brune, & que telle estoit la plus grande partie des Beautés que l’Antiquité a admirées : Si elle a les cheveux roux, il approuvera le goust des Italiens & des autres Nations qui les ayment ainsi, & celuy des Poëtes les plus delicats, & les plus amoureux qui ne vantent jamais
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que les cheveux de cette couleur : Si elle est trop maigre, & trop petite, elle en sera d’autant plus adroitte & plus agile ; Le trop de graisse, ne sera qu’embon-poinct : L’excez en grandeur, passera pour une taille de Reyne & d’Amazone : Et en fin il couvrira châque imperfection du nom de la perfection la plus voisine. La principale chose à quoy il prendra garde, c’est qu’il ne paroisse point de dissimulation en son discours, & que son visage ne démante point sa bouche, n’y ne destruise pas en un moment ce que son esprit aura bien eu de la peine à inventer. C’est bien certes une facheuse con-
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trainte à une ame libre d’estre souvent parmy des humeurs su diferantes & si contraires à la sienne, & quelque habile & complaisant que soit un homme, il est bien dificile qu’à la fin il n’engendre du chagrin à se contrefaire ainsi, & se donner si souvent la torture. Mais aussi lors qu’il se trouvera parmy d’honnestes gens, & qui comme luy auront toutes les parties de la generosité, il se recompensera pleinement de ses mauvaises heures. Là il pourra en toute liberté laisser agir son inclination naturelle, & ouvrir son ame jusques au fonds, sans craindre que ses sentiments soient chocquez :
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Pource qu la vertu estant par tout égale, rend conformes les opinions de tous ceux qui la suivent. O quel plaisir ressent un esprit bien-faict d’en rencontrer d’autres qui l’on de mesme trempe que luy ; & combien toutes les autres joyes sont imparfaites au prix de la sienne, qui est d’autant plus pure & plus douce, qu’il connoist plus clairement que personne, le contentement dont il jouyt, estre le souverain bien de la vie ! Mais il faut sortir de la complaisance pour contrarier ceux qui parlent trop. Veritablement ce defaut est l’un des plus grands de la conversation, & des plus perni-
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cieux de la vie ; comme aussi la puissance de se taire en est l’une des plus utiles sciences. Quinconque n’aura pas ce commandement sur suy, se doit bien empescher de hazarder sa fortune à la Cour. Il semble qu’il n’y ait point de vertu plus aisée à acquerir que celle-cy ; & cependant on peut dire qu’il n’y en a point de plus difficile ny de plus rare. Il se trouve beaucoup plus de personnes vaillantes, plus de liberales, plus de chastes, & plus de moderées en leurs plus violentes passions, qu’il ne s’en voit de celles qui sçavent observer le silence comme il faut. Je ne sçache guere de preuve plus
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evidente de nostre foiblesse, & de nostre imprudence que celle-cy ; de dire que tous les Sages & en tous les siecles ont crié que la langue estoit la plus utile & la plus pernicieuse partie qu ifust en l’homme, selon son bon ou mauvais usage : Tous nous ont enseigné qu’elle n’estoit ainsi liée de tant de chaisnes naturelles, ny environnée de tant d’obstacles & de rampars, que pour nous avertir que la parole comme un precieux tresor y est enfermée, de laquelle la conduite est si delicate, qu’elle ne sçauroit s’escouler abondamment sans un notable danger. Et neantmoins nous voyons presque tout le
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monde en abuser tellement, qu’on peut dire, que quiconque a une langue dans la bouche, porte avec soy son plus cruel & plus redoutable ennemy. On peut bien dire aussi avec verité que ceux qui en aucun temps, ny pour aucune consideration que ce soit, ne peuvent arrester ce débordement de paroles, sont bien ennemis des douceurs de la conversation. Quel supplice insuportable est-ce à une personne, sur tout si elle est seule, & pressee de quelque de dessein, de rencontrer de semblables gens, qui pour rien du monde ne sçauroient lascher un homme, qu’ils ne l’ayent assassiné du
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recit de toutes leurs affaires, & de tous les proces de leurs parens & de leurs voisins ? Dans les compagnies où ils se treuvent il n’y a presque jmais qu’eux qui parlent, ou si quelque personne d’autorité & de bon sens entame un propos serieux, ils ont bien l’effronterie de l’interrompre, pour ne dire que des sottises : Car leur esprit n’ayant pas la force de prendre la suitte d’une raisonnement judicieux, ils ont aussitost recours à leur babil, & font comme ces boiteux, qui estant contraints de monter à cheval, osent bien faire gloire de devancer au galop ceux qu’estans à pied, ils ne pou-
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voient suivre au simple pas. Tousjours ils ont, ou la plus plaisante, ou la plus estrange, ou la plus admirable chose du monde à dire ; & toutesfois ils n’ont jamais que les mesmes pieces à joüer, & encores sont-elles si froides & si vieilles que dés le premier mot ils commancent à blesser l’attention des plus patiens. Leurs contes les plus agreables & les plus à la mode, sont ordinairement, ou de leurs beaux faicts, ou de ceux de feu Monsieur de Biron, ou de quelque autre Capitaine de l’autre siecle : Et lors qu’ils se veulent mesler de dire des nouvelles, ils sont si peu judicieux à choisir les bonnes
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& celles dont on pest cueieux, qu’ils s’amuseront plustost à debiter quelque gazette des choses qui se passent au Mexique, ou à Goa, pource qu’il y a bien loin de nous, qu’ils ne prendront le soin de s’informer du siege de Cazal, ou du progrez que les Hollandois font au Pays-bas, pource que cela n’est qu’à nostre porte. En fin tous leurs discours sont tellement à contre-temps, que les bonnes choses deviennent mauvaises en leur bouche, & les agreables y perdent toute leur grace. Aussi n’y a-il que ceux qui sçavent se taire avec jugement, qui sçachent parler de la mesme sorte. Thersite
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qu’Homere a eu dessein de reprensenter comme le plus impertinent & le plus vicieux qui fust dans tout le camp des Grecs au siege de Troye, ne depeint aucun de ses defauts avec tant de soin, que celuy qu’il avoit d’estre un grand & insupportable causeur ; & luy fait bailler, en un endroit, un coup de sceptre sur les oreilles par le Roy Agamemnon, pour apprendre à se taire à ceux qui n’ont pas apris à parler. Or ceux qui sont possedez de ce Demon parler, ne sont pas seulement importuns à lasser les oreilles de tout le monde de leur fables ridicules, on remarque, outre cela, qu’ils sont
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ordinairement vains, blasphemateurs, medisans, insignes menteurs, & demesurément curieux des secrets d’autruy, pour avoir le plaisir d’en entretenir le premier venu qui les veut escouter. Ce dernier vice est un des plus malins & des plus noirs qui soüillent l’ame des meschans. Je parleray des autres que je viens d’alleguer, lors qu’il en sera temps : Maintenant je ne puis m’empescher de me mettre en colere presque universellement contre tous les hommes, qui sont si peu fidelles, qu’à peine s’en trouve-t’il un, qui le soit assez pour si bien conserver le secret d’autruy, qu’il ne se laisse
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emporter à cette pressante tentation, d’en faire part du moins à un intime & discret Amy. L’exemple de Midas, quoy que fabuleux, prouve plaisamment cette verité. Ce pauvre Roy desirant cacher ses longues oreilles d’Asne, qu’un despit d’Apollon luy avoit fait croistre au lieu des siennes, avoit un soin nompareil de les couvrir avec de grandes tyares de pourpre qu’il portoit ordinairement ; mais il ne peut empescher qu’en fin son Barbier ne les les descouvrist. Cet homme n’osant reveler ce servret à personne de peur de se perdre, ny ne pouvant aussi le taire plus long-temps, par
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cette honteuse foiblesse, qui est naturelle presque à tout le monde : A la fin se sentant vivement pressé, & ne pouvant plus retenir sa langue empeschée d’une chose que toutesfois il ne pouvoit dire, sans mettre sa vie en un danger evidant, il se resolut de s’aller descharger bien loin dans les champs de cet importun fardeau qui luy donnoit tant d’inquietude. Là ayant regardé tout autour de soy, & se trouvant bien seul, il se mit à faire un creux assez profond dans terre : Apres s’estre jetté dedans, & courbé tout contre le fonds de la fosse, il se mit à dire le plus bas qu’il luy fut possible.
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Le Roy Midas a des oreilles d’Asne. S’estant ainsi en quelque façon soulagé, il recouvrit cet endroit là de terre, de peur que le secret ne vinst peut-estre à s’aschapper. Neantmois ne l’ayant pas bien remply, il y reseta un petit espace vuide, où l’eau des pluyes ayant long-temps croupy, il se fit un petit marais, dans lequel par succession de temps il crût quantité de roseaux : Ces roseaux avec leur nourriture attirerent encore petit à petit (dit la Fable) les paroles que le Barbier avoit proferées en ce lieu-là, de sorte qu’au moinde vent qui les venoit agiter, ils ne faisoient autre chose que de
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siffler & resonner entre-eux ces mesmes mots. Le Roy Midas a des oreilles d’Asne. Combien tous le jours se trouve-t’il de personnes de mesme humeur que ce Barbier, à qui on n’a pas si tost laissé tomber un secret en l’oreille, que comme si c’estoit quelque violent poison, il leur fait soulever le cœur jusques à ce qu’ils l’ayent rejetté ? Il semble, disoit un Ancien, qu’ils ayent la langue percée, & qu’elle ne puisse rien retenir : Tout ce que leur pensée conçoit s’escoule par là, & leur parole imprudente & estourdie, comme un traict tiré tout droit ne haut, retombe aussi-tost sur eux-mesmes,
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que sur les autres. Aussi est-ce l’un des plus grans malheurs de ce vice de tant parler, qu’outre qu’il est ridicule, il est encore ordinairement funeste à ceux qui en ont l’ame, & la langue malades.
Veritablement je ne m’estonne pas si ceux qui sont capables de bien connoistre & de bien gouster cette sorte d’hommes, que par un mot d’excellence on nomme aujourd’huy Honnestes-gens, les caressent, les cherissent, & les admirent comme ils font : Puisque ce sont eux seuls, qui parmy la corruption & les ordures des vices que j’ay repris tout le long de ce discours, &
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parmy un nombre infiny d’autres ausquels je n’ose m’arrester, ou pour leur saleté, ou pour leur bassesse, conservent comme une image entre-eux, de ces pures & innocentes mœurs dont l’on dit qu’estoient composées les delices du Paradis de nos premiers Peres. Mais il s’en rencontre[2] si peu, qu’il ne faudroit pas beaucoup multiplier le nombre du Phenix, pour le rendre égal à celuy de ces admirables personnes. Quelle merveille est-ce de les voir parmy tant d’escueils dont la Cour est toute pleine, maintenant esquiver le chox de quelque pointe de roche, tantost resister à la force de
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quelque vent directement contraire, tantost ceder à la violence des vagues ; & aux mesmes lieux que d’autres n’oseroient aborder sans y perir ; eux passer librement, & sans qu’on s’aperçoive qu’ils ayent couru le moindre danger du monde ? Leur conduitte est accompagnée de tant de prudence, qu’il n’y a gueres de tenebres si obscures qui la puissent faire esgarer ; & particulierement celle de leur langue est si certaine, que jamais elle ne se precipite. Leur jugement la fait tousjours demeurer dans la raison, & sçait retenir la rapidité de son mouvement, avec plus de force
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qu’un digue bien ferme & bien appuyée ne peut arrester l’impetuosité d’une riviere, ou les ravages d’un torrent. Ils ont ployé de si bonne heure leurs ames au bien & les ont tellement acoustumées à fuyr les vices qui gastent la conversation, qu’il semble que naturellement ils exercent toutes les vertus, que les Sages mesmes par la force de leur raisonnement ont beaucoup de peine à pratiquer. Sans estude ils sont civils & courtois, non seulement à servir & respecter ceux qui sont au dessus de leur condition, & à honorer leurs égaux, mais encore jusques à deferer plusieurs
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choses à ceux qui leur sont inferieurs : Et ces choses leur reüssissent avec d’autant plus d’aprobation, qu’ils les font sans art & sans aucune contrainte. Leur accez est si facile & si agreable, qu’il n’y a personne qui n’en desire la communication, & lors qu’on les a hantez, on trouve en leur esprit tant de douceur, en leur ame tant de probité, & en leurs discours tant de bon sens, que ceux-là s’estiment heureux qui peuvent consommer leur vie entiere en leur compagnie. Si l’on parle à eux, ils sont attentifs sans jamais interrompre, & lors qu’il est temps de respondre, ils le font avec ordre
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et jugement. Si les propositions que l’o nfait devant eux sont si peu raisonnables qu’ils ne les doivent pas souffrir, ils en font voir les absurditez avec tant d’adoucissements & de modestie, que l’on se sent plus obligé d’en estre repris, que si l’on avoit l’aprobation de quantité d’autres. Rarement voit-on qu’ils se faschent, ou se sentent seulement chocquez des sottises & des legeretez qui se font en leur presence : Car ils ont acoustume leur goût à ne se rebutter point de tout ce qui ne luy est pas agreable. Aussi connoissans, comme ils font, l’infinie diversité de formes dont l’esprit de
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l’homme est capable, il n’y a point d’opinions si ridicules, ny si contraires à leur sens qui les blessent ; nonplus qu’ils n’en ont aucune qui leur semble assez raisonnable, pour merite qu’ils en dviennent amourux, & qu’ils s’opiniastrent à la soustenir. Ce qu’ils sçavent, ils ne le jettent pas indifferemment en toutes occasions, & s’ils n’ont lieu de parler fort à propos dans les compagnies, il aymeront mieux avoir demeuré toute une journée sans rien dire, que d’avoir dit les plus belles choses du monde à contre-temps. Encore en celles qu’ils disent, quelque solidité qu’ils y sentent, ja-
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mais ils ne les prononcent avec autorité, ny d’un accent qui tesmoigne quelque satisfaction de leur esprit ; mais avec tous les temperamens qui peuvent adoucir[3] ce ton imperieux, é lever tout soupçon de suffisance ; Jamais on ne les entend parler de leurs predecesseurs, ny d’eux-mesmes ; ils sçavent bien que ce sont discours, qui ne plaisent volontiers qu’à ceux qui les font, & qu’il n’y en a gueres de si modestes qui ne semblent avoir quelque teinture de vanité ; Et de faict à qui croiroit-on parlant de soy-mesme dans une saison si gastée, dit un excellent Philosophe des derniers siecles, puis
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qu’il en est si peu à qui l’on puisse croire en parlant d’autruy, où il y a beaucoup moins d’interest à demesler ? Dans leurs jeux mesmes & leurs entreiens les moins serieux, on remarque tousjours des traicts d’esprit, & des effects d’un excellent jugement. Lors qu’ils veulent se mesler de faire des contes, ils n’en font point que de plaisans : Jamais on n’est en peine de chercher où est le mot pour rire, & sont si nouveaux, ou leur sont si particuliers, que jamais ceux qui les entendent nesont en peine d’en voir la fin, pour en avoir des-jà eu les oreilles battuës. Une de leurs vertus que j’ay-
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me & estime le plus, c’est qu’ils sont tousjours veritables en ce qu’ils disent, comme ils sont religieux à tenir ce qu’ils promettent. Le mensonge leur semble un crime aussi noir qu’un assassinat, & n’en estiment point de plus servile ny de plus indigne d’un homme d’honneur que celuy-là : Si ce n’est peut-estre cette espece de parjures, qui apres avoir engagé leur foy de garder le secret d’un amy, ou d’une autre personne, sans considerer qu’ils violent tout droit divin & humain, osent bien le reveler, & quelquefois le vendre, à la ruine entiere de celuy de qui ils l’on receu. Un hardy esprit dit que
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cette sorte de perfidie est en certain sens plus odieuse, & plus execrable que l’Ateisme : Car l’Ateiste qui ne croit point d Dieu, ne luy fait pas tant d’injure, ne concevant point qu’il y en ait, que celuy qui le sçait, le croit & parjure sont sainct Nom par mocquerie. Or c’est bien un moindre mal mescroire Dieu, que de s’en mocquer, & ceux-là s’en mocquent evidemment, qui ne le jurent que pour tromper. Mais l’horreur d ce vice ne sçauroit estre plus honteusement dépainte qu’elle a esté par un Ancien, qui dit, que de violer sa foy, c’est tesmoigner que l’on mesprise Dieu, & que
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l’on craint les hommes : Et se peut-il rien imaginer de plus abominable, que de faire le poltron envers les hommes, & de vouloir monstrer que l’on est hardy contre Dieu. L’inconvenient notable qui vient en suitte de ce premier desreiglement, est que nostre intelligence se conduisant par la seule voye de la parole, celuy qui la fausse trahit la societé publique. C’est le seul moyen par lequel se communiquent nos pensées & nos volontes, s’il vient à nous manquer nous ne tenons plus les uns aux autres, ny ne nous entreconnoissons plus : S’il nous trompe, il trouble tout nostre commerce,
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& dissout toutes les liaisons de nostre police : Et enfin ce n’est plus qu’un infame, & sordide trafic de malice que cette conversation de laquelle nous traittons maintenant. Mais pour continuer d’en traitter, il est temps de passer à cette partie de l’entretien, qui considere la raillerie & les bons mots.
La Raillerie est une espece de discours un peu plus libre que l’ordinaire, & qui a quelque chose de picquant meslé parmy, dont[4] l’usage est commun entre les plus galants, & n’est pas mesme aujourd’huy banny d’entre les plus intimes Amis de la Cour. Si cet usage
[1] esbblouy
[2] recontre
[3] Les deux derniers mots soudés.
[4] d’ont