[101]
qu’elle se ruine soy-mesme, & consomme la matiere qui la doit entretenir. Elle veut bien estre sans artifice & sans vanité ; mais sans conduitte elle ne sçauroit longuement subsister. Elle doit cognoistre ses forces, & se contenir dans une mediocrité si pure, que ny l’Avarice, nu la Prodigalité ne la soüillent jamais : Car comme la Valeur tempere cette ardeur de courage qui nous fait voir le peril moindre qu’il n’est, & dissipe aussi la crainte qui nous le figure plus grand qu’il ne doit paraistre. De mesme la liberalité aporte de la moderation entre l’insatiable desir d’acquerir, & l’aveugle contentement
[102]
de donner. L’Avare se plaist à ensevelir son or dans ses coffres, jusques à le cacher au Coleil mesme qui l’a produit, son ardeur démesurée d’assembler des richesses ne sçauroit s’assouvir, & ressemble au feu, qui plus il rencontre de matiere plus il en devore. Le Prodigue au contraire espanche inutilement son bien en de folles despenses, & n’en fait partqu’aux personnes les plus vicieuses & les plus abandonnées : Si bien que le plus subtil des Stoïciens avoit raison de comparer ses richesses à ces fruicts qui croissent ddans les precipices, & semblent n’estre là que pour l’usage des oyseaux
[103]
de proye, & des bestes farouches. Mais celuy qui est veritablement Liberal sçait donner sans perdre ce qu’il donne, & comme ces belles & vives sources, qui sans tarir jamais, fournissent aux fleurs & aux herbes autant d’eau qu’il en faut pour les entretenir fresches & en vigueur ; luy de mesme sçait répandre ses biens sur les honnestes gens, sanstoutesfois espuiser le fonds de sa liberalité ; Il entend si bien l’art de faire ses presens de bonne grace, & de les accompagner de jugement, que rien ne paraist petit de ce qu’il donne. Et certes la rareté y est souvent plus considerable que
[104]
la magnificence : En hyver un bouquet de roses bien conservées, est d’un prix xinestimable à une Dame curieuse ; & au commencement du printemps un abricot meur est digne d’estre servy sur la table des Reynes. C’est pourquoy il faut remarquer les choses qui peuvent plaire à celuy que nous desirons obliger ; & puisqu’il està nostre choix de donner ce que bon nous semble, ayons soin que ce que nous desirons qu’on reçoive de nous dire long-temps, afin que nostre present soit en quelque façon immortel. De cette sorte les ingrats mesmes, sont contraints de ne les oublier pas,
[105]
pource que leur mémoire ne sçauroit s’empescher d’estre touchée des objects que les yeux luy representent. Sur tout il faut bien prendre garde de n’offrir rien à personne qui luy soit inutile, ou messeant : Comme de presenter des monstres à une femme grosse, des miroüers à une laide, des gants à un Religieux, des livres à un ignorant, & des armes à un Philosophe qui n’ayme que ses livres. En fin pour ne faillir point en cette practique, il est tousjours important de considerer le rang, l’âge, la reputation, les moyens & la naissance de ceux envers qui nous voulons exer-
[106]
cer nostre liberalité.
Mais pour ne m’arrester pas davantage à examiner toutes sortes d’actions, il suffit de dire seulement sur ce sujet, qu’il est tres-necessaire, que celuy qui aspire à se faire gouster dans les cabinets du Louvre, & dans les bonnes assemblées, accompagne toutes ses actions d’une grande prudence. Il faut qu’il soit avisé & adroit en tout ce qu’il fera, & qu’il ne mette pas seulement des soings à s’acquerir toutes les bonnes conditions que je luy ay representées, mais que la suitte & l’ordre de sa vie soit reiglé avec une telledisposition, que le tout responde à châque partie.
[107]
Qu’il soit tousjours esgal en toutes choses, & que sans se contrarier jamais soy-mesme, il forme un corps solide & parfaict de toutes ces belles qualitez, de sorte que ses moindres actions soient comme animées d’un esprit de sagesse & de vertu. Qu’il soit prompt sans estre estourdy, qu’il soit vigilant sans estre inquiet, qu’il soit hardy sans estre insolent, qu’il soit modeste sans estre melancholique, qu’il soit respectueux sans estre timide, qu’il soit complaisant sans estre flatteur, qu’il soit habille sans estre intrigueur, & sur tout qu’il soit adroit sans estre fourbe.
[108]
Apres les actions viennent les paroles, qui font la seconde partie de nostre division, & sont le plus grand & plus ordinaire commerce de la vie des hommes. C’est icy particulierement leregne de la mémoire, pource qu’outre que c’est d’elle que dépend cette agreable facilité de s’exprimer, que l’on remarque en plusieurs personnes, & que nous admirons aux femmes en qui principalement elle abonde ; elle fournit encore sur le champ cette grande multitude de choses qui servent d’aliment à l’entretien. Il est impossible de donner des reigles certaines de la façon, avec la-
[109]
quelle il faut user des paroles, à cause de l’infinie diversité de rencontres qui se font dans le monde, où l’on peut à peine trouver deux esprits qui soient entierement semblables. C’est pourquoy celuy qui veut s’accommoder à la conversation de plusieurs, doitse servir de son propre jugement pour guide, afin que connoissant la differance des uns & des autres, il change à tous moments de langage, & de maximes, selon l’humeur de ceux avec qui le hazard ou ses desseins l’engageront.
Le plus glorieux & plus utile object qu’il puisse choisir pour employer dignement son
[110]
entretien, est sans doute envers le Souverain. La premiere chose qui luy est necessaire pour parvenir à cet honneur, C’est bien d’en estre conneu ; mais je voudrois que ce fust de la meilleure sorte. Je ne voy rien de si plat ny de si froid que ces reverences seiches, que tant d’éfrontez ont la hardiesse de faire au Roy mesme, sans qu’ils ayent rien à luy dire, & sans que l’on ait rien à luy dire d’eux. Un galant homme ne sera point touché de cette vanité, si sa reputation n’a passé devant luy, pour luy rendre l’accés facile : Ou si celuy qui le presente n’a une longue matiere d’entrete-
[111]
nir le Prince des signalez services que ce nouveau produit luy a rendus, ou luy peut rendre à l’advenir, des occasions d’honneur où il s’est rencontré, des bonnes qualitez qu’il possede ; & enfin s’il n’a en luy dequoy donner un agreable suject de faire sa Cour à celuy qui en l’introduisant, luy sera obligé de l’avoir choisi pour luy rendre cét office. Estant estably de cette sorte dans l’esprit de son Maistre, je veux qu’il occupe toutes ses pensées, & qu’il employe toutes les forces de son ame à luy faire connoistre ce qu’il vaut : Qu’il ayme pour le moins autant sa personne que sa digni-
[112]
té[1], & que toutes ses actions, ses volontez[2] & ses paroles soient portées à luy complaire sans flatterie. C’est là qu’en profitant à un seul, il se rend utile en mesme temps à toute une Monarchie, & que sa science & sa sagesse, comme de nobles & vigoureuses semences, produisent dans l’ame des Princes des fleurs, dont les fruicts se communiquent à tous leurs sujets. Si bien que celuy qui aymera sa Patrie, sera vivement pressé du desir d’estre aymé des grandes puissances, & aymera ceux qui sont assis dans le throsne pour veiller au bien public. l s’efforcera de jetter dans leurs
[113]
esprits de vives lumieres de vertu : Il sera prompt à leur obeïr, & sçaura sagement considerer le temps, le lieu, & les autres circonstances. Son silence mesme, aussi bien que son discours, dependra du mouvement, & de la volonté de son maistre, & sera tousjours si ajusté en parlant à luy, que jamais il ne passera pour iimportun, nu pour indiscret. Ce qui est dict à propos est tousjours bon, comme aussi les choses à contre-temps ne sont jamais agreables. La cause de ce vice, de vouloir faire l’éloquent à tout propos, vient d’une vanité folle & ridicule d’estre estimé habile, qui d’ordi-
[114]
naire n’a que la honte de n’estre pas escouté, outre le blâme de legereté & d’extravagance qui l’accompagne. Ceux qui ont le bon-heur d’avoir un accés facile auprés des Roys, & qui peuvent porter leurs paroles avec quelque confiance jusques à leurs oreilles, estudireont premierement l’humeur de celuy qu’ils servent, & tascheront de se conformer à la meilleure & plus forte de ses inclinations. S’il ayme la guerre, ils ne l’entretiendront que de hardis desseins, des moyens de faire subsister de grandes armées, du bon ordre, & de la discipline qui s’y doit observer, de la connoissance qu’il
[115]
doit avoir de ses troupes, de la science de leur bien commander, des marques d’un bon soldat, des qualitez d’un excellent Capitaine, & generalement de tous les secrets de la prudence militaire ; Si au contraire il est pacifique, ils ne luy proposeront que des moyens de faire egner la Justive, & de maintenir la tranquilité publique, d’affermir son authorité, de soulager ses sujets, de bien mesnager ses finances, de faire fleurir le commerce, de conserver l’amitié de ses voisins, de se faire aymer des siens, & craindre des estrangers, & enfin de se rendre Arbitre des differents de
[116]
tous les Princes de la terre. S’il prend plaisir aux lettres, que celuy qui luy veut plaire regarde à quelle science il a le plus d’inclination, & qu’il y adonne particulierement son estude : Et s’il ayme les honestes plaisirs, qu’il se rende assidu à l’y servir, & à le suivre en tous ses exercices. Mais sur tout qu’il se garde bien de tesmoigner jamais du chagrin, & de faire voir qu’il se donne la gesne & souffre une grande contrainte, en faisant ce à quoy il croit n’estre obligé que par sa propre volonté. Il n’y a rien qui chocque si rudement les esprits des Grands que cette obeyssance forcée, qu’ils re-
[117]
marquent quelquefois au service de veux qui les assiegent plustost qu’ils ne les suivent. Il s’en voit de si mal-advisez que de ne se presenter jamais devant eux qu’avec un visage si triste, & si mal content, qu’ils semblent tousjours leur faire quelques reproches. D’autres pour faire les bons soldates, ne s’y tiennent jamais qu’en posture de Fanfarons, & rendent leurs regards & leurs gestes tellement farouches, qu’on diroit qu’ils ne viennent là qu pour quereller leur maistre. Il y en a encore d’autres qui sont si privez, dés leur premiere entrée à la Cour, que d’aborder le Roy mesme avec une visage
[118]
riant & familier, comme s’ils vouloient caresser un égal, ou faire quelque faveur à une personne inferieure. Ces gens-là seroient plus sages d’alleur cacher leurs impertinences dans le village, que de venir consommer leur bien dans la Cour, pour n’y servir que d’objects de risée & de mespris. Il est donc tres-important en toutes les parties de l’entretien, d’estre tousjours modeste & respectueux, soit aux gestes exterieurs, soit aux paroles ; & ceux-là ne sçauroient durer longtemps qui croyent de se mettre en credit auprés des Grands par l’effronterie. Cette voye ne laisse pas de reüssir à quel-
[119]
ques-unes, mais elle en ruyne incomparablement plus qu’elle n’en esleve. Certainement il faut confesser que c’est un des plus dangereux honneurs dont on s’enyvre à la Cour que cette familiere hantise avec le Souverain : Et s’il n’est d’un naturel excellent, il est bien difficile de se mesler de l’entretenir souvent, sans qu’il eschappe quelque chose qui ne luy plaira pas. Car si une fois il se persuafe qu’il est plus habile que celuy qui le conseille, ou qui l’entretient, dés là sans doute il le mesprisera, & s’il s’apperçoit aussi qu’il le soit moins il aura peine à le souffrir. Naturellement tous les
[120]
hommes ont dépit[3] de ne valoir pas tant que ceux qui leur obeissent, mais sur tout ceux qui y sont obligez par la grandeur de leur condition ; puis qu’il n’y a rien en quoy l’on cede moins volontiers qu’à se recognoistre de moindre sens qu’un autre. C’est pourquoy les plus subtiles Politiques conseillent tous de ne faire jmais trop le sage avec son maistre, & enseignent de ne luy donner jmais que des conseils timides & douteux : C'est-à-dire de parler à luy d’un accent plein de soumission, & qui semble plutost proposer son avis, que de l’aprouver ; afin qu’il connoisse au moins par là que l’on faict
[121]
fleschir son opinion devant son jugement. Quiconque en use ainsi destourne de soy la haine & les plaintes dont sont suivis les sinistres evenements, qui sont si durs à supporter aux grands pPrinces ; à cause qu’ils s’imaginent que la fortune leur doive obeyr aussi bien que les hommes. L’on remarque en effet qu’ils ont presque tous cette foiblesse d’imputer les malheurs qui leur arrivent à la mauvaise conduite de ceux qui sont auprés d’eux. Et de là vient ce precepte si commun entre les deliez Courtisans, qu’il faut que le conseil que l’on donne aux Roys soit lent & consideré, &
[122]
que le service qu’on leur rend soit prompt & actif. Sur tout ils tiennent pour maxime de ne leur contredire jamais : Car l’extreme puissance est d’ordinaire accompagnée d’un sentiment si delicat, que la moindre parole qui luy resiste la blesse, & semble qu’elle vueille que ses opinions fassent une partie de son authorité. Ce n’est pas pour cela qu’il faille devenir flatteur : Ce vice est trop lasche pour tomber en la pensée d’un honeste-homme, outre qu’il n’est pas si tost descouvert qu’il ruine le credit & la reputation de celuy qui penser eslever sa fortune sur un si mauvais fonde-
[123]
ment. O qu’un Prince est malheureux, qui au lieu de fidelles serviteurs se trouve environné de ces pestes publiques, qui infectent leurs esprits de mille imaginations vaines & folles, dont leurs peuples ressentent apres de si funestes effects. Ce malheur est d’autant plus à craindre pour eux, qu’il est comme inévitable à leur condition ; pource qu’estant contraints comme ils sont, d’escouter tout le monde & de se servir de plusieurs personnes ; & la flatterie se servant du masque de la fidelité & de la veritable amour avec eux, comme elle faict, il est comme impossible qu’ils s’empes-
[124]
chent d’en estre trompez. Que l’homme de bien fuye donc le reproche d’une si pernicieuse malice, comme celuy d’une notable infamie, & qu’il ne die aucune chose qui en puisse faire naistre seulement le moindre soupçon. Je veux bien qu’il soit accort & souple, mais je ne luy sçaurois souffrir une complaisance servile, & indigne d’un homme d’honneur. Qu’il ne desapprouve jamais l’opinion de son Maistre avec audace, mais avec une modeste hardiesse, & qu’il propose ses sentimens comme voulant chercher le meilleur, & non pas comme croyant l’avoir trouvé. Lors qu’il luy voudra de
[125]
demander quelque bien-fait, ou quelque faveur pour luy ou pour un autre, qu’il la luy represente si pleine de justice, que ce ne soit pas comme par force, & à regret qu’il l’obtienne ; pource qu’une semblable grace est pire qu’un absolu refus. Qu’il ne le presse aussi jamais tellement, que s’il arrivoit qu’il fust refusé, on ne creust pas l’avoir desobligé : Dautant que l’on voit souvent que quand les Princes n’ont pas accordé quelque grace à un poursuivant, ils jugent que celuy qui l’a demandee avec beaucoup d’instance, l’a desirée avec beaucoup d’ardeur : Si bien que ne l’ayant peu obte-
[126]
nir, il semble qu’il doive concevoir quelque secrette haine contre celuy de qui il l’avoit esperee. Alors sur cette imagination le Prince comence aussi de son costé à les haïr eux-mesmes, jusques à n’en pouvoir souvent supporter la presence. Il faut encore soigneusement eviter de ne se rencontrer jamais dans les plaisirs particuliers des[4] Souverains sans avoir l’honneur d’y estre appellé : Pource qu’il y a des temps & des lieux ou ils sont bien aises de se trouver en liberté de dire & de faire tout ce qui leur vient en fantaisie, & ne veulent estre veus ny ouys de personne qui les puis-
[127]
se juger & les tenir dans la contrainte. Que si par hazard il s’y treuve surpris & embarrassé, qu’il tasche à s’en demesler le plus adroictement & le plustost qu’il luy sera possible. Et c’est enquoy l’on peut bien juger que l’heure & l’endroit nese doivent pas moins considerer que la personne en cette penible sorte de conversation.
Celle des Inferieurs & des Egaux, ou de ceux qui n’ont au dessus de nous que quelque dignité dependante de cette premiere puissance, n’est pas si tenduë, ny si difficile que celle du Maistre. Mais il est aussi bien plus dangereux de s’y relascher, & d’y faire des fautes,
[128]
qu’en cette autre, ou l’esprit est tousjours devant soy, & present aux choses dont il entreprend de discourir. Cecy se remarque principalement entre nos amis particuliers, ou nostre ame se sentant deschargee de cette contrainte qui luy donne la gesne dans les autres compagnies, laisse aller tous ses mouvemens naturels au dehors, avec une nonchalance qui nous rend souvent presque tout a fait dissemblables de ce que nous paraisson en public. Neantmoins cette liberté ne doit jamais estre si negligée, qu’elle ne demeure dans les reigles d’un doux & honnestre respect, qui sans jamais faire de
[129]
violence à l’esprit, luy laisse tirer les plaisirs de cette agreable sorte d’entrtien dans leur pureté, & sans aucun meslange d’amertume. Ce temperament pourtant est plus difficile qu’il ne semble, & plusieurs se font admirer dans le Louvre, & les celebres assemblees, qui ne peuvent apprendre l’art de vivre comme il faut avec ceux qui leur sont les plus confidents, & les plus familiers. La cause de cecy ne procede que de ce qu’ils n’ayment pas bien ceux de qui ils sont aymez, & de la vanité qu’ils ont de croire qu’estant assez honnestes gens pour ne perdre aucuns de ceux qu’ils ont une fois ac-
[130]
quis, ils ne daignent travaillier que laschement à les conserver. Aussi n’est-ce qu’aux lieux où ils esperent estendre leurs conquestes, qu’ils debitent leur bonne humeur, & se reservent à jouër sur de grands theatres les meilleurs personnages qu’ils ayent apris. Cependant quelle[5] injustice est ce faire à ceux qui nous ayment, de ne leur aporter que les defauts de nostre esprit, & donner à ceux de qui nous ne sommes pas encore conneus, tout ce qu’il a de plus excellent pour plaire ? C’est bien ignorer ce precepte de sagesse qui nous enseigne que le prix de l’ame ne consiste pas à s’eslever haut,
[131]
mais à marcher reiglément & esgalement. Et certes sa vraye grandeur ne se remarque pas tant aux choses grandes, & extraordinaires, comme elle s’exerce aux mediocres, & communes. Que ceux-la donc qui veulent parvenir à une solide estime taschent à une solide estime tasche à se garder d’estre surpris de cette humeur, qui eest proprement celle des fourbes, dont le décry est si general dans la Cour. C’est par là que se sont perdus plusieurs qui apres s’estre longtemps desguisez, ont trouvé à la fin, ayant esté descouverts, que ce qu’ils avançoient d’un costé se destuisoit de l’autre, & que les ruines de leurs pre-
[132]
mieres amitiés attiroient apres elles la cheutte de toutes les autres qu’ils avoient basties sur de si mauvais fondements. Et de fait il ne faut presque rien pour descrier un homme en de semblables choses, & le faire passer pour infidelle, pour mauvais amy, & pour toute chose encore pire. Pource que ces vices estant attachez à l’ame qui nous est cachée, nous sommes bien aises, parmy une si grande multitude de personnes qui tiennent bonne mine dans la Cour, que l’on nous aprenne lesquels ce sont qui ont bon & mauvais jeu : Et lors qu’une fois nostre imagination est gagnée, il nous faut des
[133]
preuves du contraire bien claires, & en grand nombre pour la faire revenir ; outre que rarement adivnet-il que nous nous mettions en peine de nous desabuser. Cependant les bruits de ces choses se multipliants à l’infiny, comme c’est l’ordinaire de caux qui ne sont pas bons, ces subtils & rafinez Courtisans sentent que petit à petit chacun se retire de leur commerce, & qu’ils se sont tout à fait ruinez d’estime, pour ‘lavoir voulu acquerir plustost grande que bien solide. C’est pourquoy tous nos soins doivent estre employez à gagner de bonne heure & par de bonnes voyes l’opinion des honne-
[134]
stes gens ; puisque tout le monde sçait combien elle est importante à nous accourcir le chemin qui nous peut conduire à la haute reputation. Un homme seul dans une grande Cour comme la nostre ne sçauroit tout fair luy-mesme, & s’il n’est aydé de plusieurs, il se sentira souvent accablé de viellesse devant que d’estre seulement conneu de ses égaux. Ce n’est pas tout que d’avoir du merite, il le faut sçavoir debiter & le faire valoir. L’industrie ayde beaucoup à faire esclater la vertu, & c’est une chose estrange que ceux sur tout qui sont les plus judicieux ont le plus besoin de ce se-
[135]
cours. Pource que les effects du jugement sont si lents au pris de ceux qui naissent de la vivacité de l’imagination, & de la promptitude de la mémoire, que si les bons Juges ne prenoient encore la peine de plaider la cause de cette sorte d’esprits, aussi bien que de la juger, ils seroient bien souvent en danger de la perdre. Je voudrois donc pour cette raison principalement que toutes les fois que nostre Honneste-homme fera sa premiere entrée dans quelque grande maison, ou qu’il devra se rencontrer en quelque assemblée, où tous les visages luy seront inconneus aussi bien que les humeurs des
[136]
personnes qui s’y treuveront, il y eust fait semer une bonne opinion de son esprit, devant que d’y produire sa personnne. Et ne faut pas craindre en ce point ce[6] que se voit en plusieurs autres, où il arrive bien souvent qu’à force d’ouyr beaucoup louër l’excellence de quelque chose, on s’en forme en l’imagination une idée si parfaicte, & la conçoit-on si admirable, que lors que l’on vient à la mesure avec l’original, quelque grand & rare qu’il se trouve, si est-ce qu’à comparaison de ce que l’on s’estoit figuré, elle ne laisse pas de paroistre peite & defectueuse. Icy il faut considerer que les
[137]
choses qui se destruisent ainsi par leur propre reputation sont celles dont l’œil peut juger d’abord : Comme ceux qui n’ont jamais esté à Paris, & qui en entendent dire tant de merveilles, peuvent bien se l’imaginer encore plus grand & plus peuplé qu’ils ne le trouvent lors qu’ils le voyent. Mais aux bonnes qualitez que les hommes possedent, il n’en est demesme, car on ne voitd’eux que la moindre partie au dehors : Si bien que le premier jour que l’on commence d’entrer en conversation avec une personne, quand mesme l’on n’y auroit treuvé rien d’aprochant de ce que l’on en
[138]
avoit attendu ; on ne se despoüille pas pour cela de la bonne opinion que l’on en a conceuë ; mais on attend de descouvrir de jour en jour quelque vertu cachée ; retenant tousjours feme cette premiere impression qui s’est formée en nostre esprit par le tesmoignage de plusieurs habiles gens. Or ces premiers impressions sont si puissantes, ou plustost si tyranniques, qu’encore qu’elles n’ayent point de plus solide fondement que les bruits communs, elles ne laissent pas d’usurper sur la raison l’authorité de juger, & aveuglent si fort l’entendement, qu’il ne peut plus discer-
[139]
ner le vray d’avec le faux, ny le bon d’avec le mauvais. Les Italiens font un certain conte, qui ne prouve pas mal cette force de l’opinion : Mais pource que depuis peu d’années il a esté renouvellé en France avec les mesmes circonstaces, il vaut mieux le faire tel que nous sçavons qu’il est advenu, que de recourir à des noms estrangers ; C’est d’un Gentilhomme de fort bon lieu, & d’un excellent merite, lequel estoit nay assez heureusement à la Poësie, & monstroit assez d’ardeur de Genie, & de force de jugement pour luy faire esperer l’aprobation de ceux qui n’y regardent pas de si prés, &
[140]
mesme pour luy faire meriter une bonne reputation. Neantmoin comme la Fortune se mesle encore de la distribuer, aussi bien que les richesses & les dignitez ; cestuy-cy fut si malheureux, que rien de tout ce qu’il faisoit ne pouvoit estre agreable aux personnes, à qui principalement il avoit envie de plaire. Il voyoit bien que ce dégoust ne venoit que d’une opinion preoccuptée, & jugeant assez sainement de ses ouvrages, comme il faisoit, pour connoistre que s’ils ne meritoient d’extrémes loüanges, du moins n’estoient-ils dignes d’aucun mespris, il se servit d’une assez plaisante subti-
[141]
lité pour monstrer l’injustice que l’on luy faisoit. Il eu soin premierement de recouvrer une piece de Malherbe, que les curieux avoient long-temps attenduë & dont il eut la premiere copie, laquelle il avoit promis de monstrer à ceux qu’il vouloit surprendre. Aussitost les estant allé treuver pour leur tenir parole & les tromper tout ensemble, comme il fait, au lieu des vers qu’ils attendoient, il leur en supposa d’autres qu’il avoit composez sur le mesme sujet. A dessein il les avoit fait imprimer avec le nom de Malherbe au commencement, afin de donner plus d’authorité à son inven-
[142]
tion. Ces gens que la reverence de ce nom avoit desja tous disposez à l’admiration de ces vers, à la fin de châque Stance se mettoient à faire des exclamations, & à tesmoigner des ravissements si extraordinaires, qu’il sembloit que ce fust quelque ouvrage qui leur fust tombé du Ciel, tant ils y trouvoient de divinité. Apres qu’il leur eut donné le loisir de revenir de cette prodonde extase, où l’admiration sembloit les avoir plongez, il les pria d’en voir encore d’autres escrits à la main qu’il disoit estre de luy, & qui estoient veritablement ceux de Malherbe, & les supplia de juger, si comme
[143]
leur matiere estoit la mesme, la façon de l’employer se treuveroit beaucoup differente. Quel effet de l’imagination ! Presque tous, comme d’un commun consentement, s’arresterent à chocquer d’abord le premier vers de mille reprehensions impertinentes & ridicules : Chasque mot faisoit trois ou quatre fautes, pas un n’estoit françois, ny logé en sa place, ce n’estoit rien que rudesses & transpositions, les virgules mesmes estoient mal mises, & à leur voir faire l’anatomie de ces vers, on eust dit que ç’eust esté du Suisse qu’on leur eust donné au lieu de François. Le second ny le troisiesme ne fu-
[144]
rent pas mieux traittez que le premier, & si la nuict ne les eust surpris sur le quatriesme, sans y penser ils alloient conclure à la fin de la Stance que Malherbe n’avoit pas le sens commun. Je laisse à penser à tout le monde quelle devoit estre la confusion de ces bons Juges, lors qu’ils sçeurent les veritables autheurs de l’une & de l’autre de ces deux pieces. Je m’arreste seulement a considerer les estranges effects de l’opinion, qui tout estourdie & aveulge qu’elle est, faict ainsi ployer l’esprit de l’homme à son gré, & meine sa volonté de tous costez avec un empire aussi absolu que si elle
[145]
avoir la raison pour guide. S’il m’est permis de parler icy de mes interests sans faire une impertinence, on verra bien que ce n’est pas sans sujet que je nomme son pouvoir tyrannique, puis qu’elle peut faire passer dans le monde tous les hommes pour ce qu’elle veut : Un habile pour un sot, un sage pour un extravagant, un homme retenu pour un desbauché, & generalement renverser tout l’ordre que la raison & la verité ont estably dans le monde. Je ne suis gueres d’humeur à me debiter pour autre que je ne suis ; aussi n’ay he garde de me vouloir faire passer pour une personne qui soit
[146]
fort reiglée en sa vie : Et certes le tracas & le desordre dans lequel roulent tous ceux qui sont engagez à la suitte de la Cour, ne leur permet pas d’exercer ces belles vertus, qui requierent ce doux & paisible estat d vie, apres lequel je soûpire de si bon cœur. Neantmoins je puis dire avec verité, & de cette verité peuvent estre tesmoins tous ceux de qui je suis particulierement conneu, que jamais je n’ay exposé ma raison au hazard d’estre surprise d’aucun excez. Que si l’amour des honnestes gens & de leur conversation m’a fait passer, avec ceux que j’ay conneus, une partie de ma
[147]
vie dans d’honnestes resjouissances & parmy des plaisirs innocents, j’ay sujet de loüer mon bon-heur d’avoir ainsi vescu, plustost que d’avoir regret de m’estre trouvé dans ces compagnies. Cependant je ne sçay comme il s’est rencontré que mon nom, par malheur, ryme si heureusement à Cabaret, que les bons & mauvais Poëtes, mes amis & les inconneus confusément, & avec mesme liberté se sont servis de cette ryme qu’ils trouvoient si commode, & l’ont renduë si publique, que la pluspart de ceux qui ne me connoissent pas bien, s’imaginent que je suis quelque bouchon de ta-
[148]
verne, ou quelque goinfre qui ne desenyvre jamais. De mesme en une des meilleures assemblées de France, où l’on donnoit à chacun un epithete qui exprimoit quelque defaut, ou quelque vertu de celuy à qui il estoit imposé, j’eus celuy de Vieux, parce qu’à ma mine je monstrois avoir dix ans plus que je navaois en effet : Depuis ce temps là mes amis, & plusieurs personnes de qualité se sont tellement accoustumez à m’appeler ainsi, qu’il est arrivé plus d’une fois que l’on a eu de la peine à me faire passer pour moy-mesme à d’aucuns qui ne m’avoient jamais veu, pource que je na-
[149]
vois pas une grande barbe blanche, ny aucune autre marque de vieillard ; Pour ce point de l’âge il m’est tres-indifferent que l’on en die & que l’on en croye ce que l’on voudra, je ne l’allegue seulement que pour prouver ce que peut l’opinion. Mais quant à l’autre exemple qui va aux bonnes mœurs, en quoy tout le monde est obligé de conserver sa reputation, j’avoüe que je serois bien-aise que l’on me creut tel que je suis, & que l’on me conneut plustost par mes actions que par les sornettes qui se chantent aux carrefours. Mais puis que mes actions sont trop communes
[150]
pour avoir de l’esclat, je m’asseure que l’on ne trouvera pas estrange si je me monstre comme je puis, & si je me sers de l’occasion de ce discours pour faire cette declaration.
Il est donc tres-necessaire d’éviter les mauvais bruits, & de faire naistre une bonne opinion de nous dans l’imagination de chacun, s’il se peut, mais particulierement il est important, comme j’ay dict souvent, de prevenir celle des Grands : Pource que l’estime qu’ils font de quelqu’un, donne une certaine autorité à sa reputation, qui dispose si puissamment les esprits de tout le monde à croire de grandes
[1] Le titre courant porte le n° 122.
[2] Les deux derniers mots soudés.
[3] d’épit
[4] Les deux derniers mots soudés.
[5] qu’elle
[6] se