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litez de l’Algebre, ny qu’il se soit laissé ravir dans les merveilles de l’Astrologie, & de la Cromatique ; Quant à l’Oeconomie elle s’aprend plutost par l’usage que par la lecture ; & si la Cour fournit tous les jours mille exemples de profusion, elle n’en fournit pas moins de bon mesnage. La politique & la Morale sont ses vrayes sciences, & l’Histoire qui de tout temps a esté nommée l’estude des Roys, n’est gueres moins necessaire à ceux qui les suivent. C’est là sans doute la plus pure source de la Sagesse civille : Toute la difficulté n’est qu’à sçavoir choisir les bons Autheurs, dont le
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nombre n’est pas infiny. Je ne feray nulle difficulté de m’estendre un peu lecentieusement à nommer les meilleurs, pource que j sçay que a pluspart de nos Gentilshommes ne s’y attachent pas, à faute de connoistre ceux dont la lecture leur peut estre utile. Voicy le jugement qu’un assez habille Critique fait de quelques uns, auquel il n’ajouste que les choses qu’il ne devoit pas, ce me semble, avoir oubliées. Entre les Grecs, Herodote, Thucidide, Xenophon, & Polibe sont les plus estimez. Le premier a des graces si charmantes en son langage, qu’il donne mesme aux Fables
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l’aucorité de l’Histoire. Le second est grave, abondant en sentences, pressé en son stile, eloquent en ses harangues, & sain en ses jugements. Le troisiesme est agreable & fidelle, & dans es ouvrages les peuples peuvent apprendre à obeyr, & les Princes à regner. Et pour le dernier les bons Juges tiennent qu’il n’est pas si exact que Thucidide, mais qu’il n’est pas moins profitable. Ses maximes reviennent mieux aux nostres, par tout il est habile, & lors mesme qu’il semble s’esgarer, ce n’est que pour instruire & rendre plus adroits ceux qui le lisent. Plutarque n’a pas pro-
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prement escrit l’Histoire, mais des parties d’histoire : Il est digne toutesfois de servir d’ordinaire entretien à ceux qui desirent entretenir les Grands. Son jugement est si net, qu’il jette de tous costez des lumieres capables d’éclairer les plus grossiers entendemens, & par tout il ouvre un chemin aisé pour guider à la Prudence & à la Vertu. Parmy les Latins, Tacite, selon l’opinion de tous les Politiques, tient le premier rang, & l’un de ses admirateurs le prefere mesme à Tite-Live, sinon pour l’eloquence, du moins pour les enseignements, qui sont la partie que nous considerons
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maintenant. Qui peut mieux que luy en si peu de paroles comprendre tant de choses, & parmy les épines de la narration, faire fleurir tant de grace & de majesté ? Qui a-t’il dans les mœurs qu’il ne reprenne, dans les conseils qu’il ne revele, & dans les causes qu’il n’enseigne ? Certainement il est admirable en une chose à laquelle on diroit qu’il ne pensoit pas, & fait excellemment ce qu’il semble n’avoir point voulu faire ; Car sans troubler jamais l’ordre & la suitte des veritez qu’il raconte, il ne laisse pas d’y mesler des preceptes, avec une mesme dexterité que ceux qui sçavent agreable-
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ment confondre avec l’or & la soye, les perles & les diamants. De sorte que son livre n’est pas seulement une histoire, mais un champ fertil de conseils, & une parfaitte leçon de sagesse. Il est vray que comme il est aigu, penetrant, & serré, il faut aussi à ceux qui le lisent une intelligence vive & subtile, pour n’y treuver pas cette obscurité dont quelques-uns l’ont repris. Saluste sans doute luy arracheroit cette eminente gloire, si nous avions tout ce qu’il a escrit, mais par le peu qui nous reste de luy, tout ce que l’on peut faire c’est de juger qu’il a un mesme genie que Thucidide.
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Tite-Live pour la grandeur & la majesté de l’histoire, pour la pureté & l’estenduë des narrations, & pour la pleine éloquence des harangues, est bien le premier detous : Mais il est plus sterile en sentences, & instruit plutost par la multitude des exemples, que par l’abondance des jugements. Il suffit de dire de Cesar & de Quinte-Curse, qu’ils doivent estre les familiers amis de tous les bons Capitaines. L’un a des paroles dignes de ces memorables exploits, qui ont faict trembler toute la terre, & mis sous le joug la plus orgueilleuse, & plus indomptable liberté, qui jamais ait regné
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dans les Republiques. Et l’autre pourroit, en quelque façon, consoler Alexandre de n’avoir pas vescu du temps d’Homere, puis qu’il fait si avantageusement revivre sa gloire dans ses escrits. Apres ceux-cy il en reste encore plusieurs autres, qui ont paru de siecle en siecle, & que l’on peut dire estre fort bons : Mais on peut dire aussi qu’ils ervent plutost à contenter la curiosité de ceux, qui ayment la diversité des Histoires, qu’à enseigner la sagesse, & à cultiver la prudence. Je trouve sur tout utile & de bonne grace de n’ignorer pas les choses principales qui se sont passées chez nous &
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chez nos voisins, de nostre temps, & s’il se peut, de sçavoir encore l’origine & la suitte de tant de Royaumes, d’Estats & de Gouvernements differents, qui se sont eslevez sur les ruynes d’un seul Empire.
Ce n’est pas que je croye que la connoissance de toutes ces choses soit un moyen asseuré pour parvenir à la Sagesse ; Elles ne servent que de lumiere à ceux qui la cherchent : Son siege est dans l’entendement, & non pas dans la mémoire, & l’Experience mesme, de qui l’on dit qu’elle est fille, luy sert bien quelques fois de marastre & la precipite plustost qu’elle ne la conduit.
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Elle aporte bien de la facilité à executer promptement, mais en des evenements douteux, où les exemples luy manquent, elle demeure confuse sans l’apuy de cette partie demoinante de l’ame, à qui seule est reservée la gloire de deliberer. Le nombre des occurrences qui peuvent se presenter en la vie des hommes est infiny, chaque jour en fait naistre une multitude, & en la suitte de tant de siecles passez il ne s’est gueres veu d’évenements si conformes les uns ou autres, que l’on n’y ait peu remarquer quelque notable difference. Outre qu’il se rencontre rarement que plusieurs personnes
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qui sont pervenuës à un mesme but, y soient allées par un mesme chemin : Comme aussi tous ceux qui se servent des mesmes moyens n’arrivent pas à une mesme fin. La longueur & les remises ont quelquefois fait emporter de grandes victoires, & n’ont pas aussi moins fait perdre de fameuses batailles. Quiconque n’est pas naturellement capable de discerner les temps, & de considerer les circonstances semblables & diverses des occasions qui s’offrent, ne tirera gueres de fruict de son experience, ny de l’histoire : Et les Loix mesmes nous enseignent que pour bien juger des occurrences,
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l’exemple ne suffit pas sans la reigle. J’avoüe bien qu’il est tres-utile d’avoir veu & pratiqué plusieurs choses, & de sçavoir plsuieurs accidents du passé : Non pas qu’ils servent à bien disposer du present ; mais parce que dans les differents succez sont dispercez les éguillons de l’intelligence, qui excitent & font germer dans les esprits subtils & penetrans de certaines semences de sagesse que la Nture y avoit cachées : De sorte que de la multitude de ces exemples, on voit à la fin sortir cette reigle, par le moyen de laquelle l’entendement se rend habille à bien juger.
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Outre les sciences & l’histoire, il est tellement necessaire de se former un stile à bien escrire, soit de matieres serieuses, soit de compliments, soit d’amour, ou de tant d’autres sujets, dont les occasions naissent tous les jours dans la Cour, que ceux qui n’ont pas cette facilité ne peuvent jamais esperer de grands emplois, ou les ayant n’en doivent attendre que de malheureux succez. Pour faire des Vers, c’est un exercice plus agreable que necessaire, & qui par la malice des ignorans est tombé dans un mespris, qui devroit couvrir de confusion nostre siecle. En effect c’est
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une chose honteuse de voir que cét admirable langage, dont les Sages de l’Antiquité ont creu que leurs Dieux se servoient dans le Ciel, soit devenu sans raison aussi peu recommandable, que leurs Autels sont justement peu reverez. La principale origine de cet abus vient de tant de malheureux faiseurs de vers, qui profanent la Poësie, & entre les mains desquels elle perd tout son prix & toute sa gloire. Le nombre est si petit de ceux qui peuvent dignement toucher à des mysteres si relevez, que les meilleurs siecles ont eu peine d’en produire deux ou trois excellents en ce divin
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mestier qui ne souffre rien de mediocre. La Peinture & la Musique luy sont si inseprablement attachées, que l’une passe pour une poësie muette, & l’autre pour l’ame de la Poësie. Pour finir ce long denombrement d’Arts & de Sciences, je dis que l’une des plus particulieres estudes d’un homme de la Cour doit estre l’intelligence des langues : Et s’il trouve les mortes trops difficiles, & les vivantes en trop grand nombre, que pour le moins il entende & parle l’Italienne & l’Espagnolle, pource qu’outre qu’elles reviennent mieux à la nostre, elles ont plus de cours que pas une des autres dans
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l’Europe, & mesme parmy les Infidelles.
Avec ces avantages du Corps & de l’Esprit, dont jusques icy nous avons discouru, je veux qu’il soit doüé des vrays ornements de l’Ame, c’est à dire des Vertus Chrestiennes, qui comprennent toutes les Morales. Le fondement de toutes est la Religion, qui n’est à mon advis qu’un pur sentiment que nous avons de Dieu, & une ferme creance des mysteres de nostre fou. Sans ce principe il n’y a point de probité, & sans probité personne ne sçauroit estre agreable, non pas mesme aux meschants. Croyons
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donc que Dieu est, & qu’il est une Sagesse eternelle, une Bonté infinie, & une Vertu incomprehensible, de qui la definition est de n’en avoir point qui n’a ny commencement ny fin, & de qui la plus parfaitte congnoissance que nous en sçaurions avoir, est d’advoüer qu’on ne le sçauroit assez cognoistre. Il est bien vray que c’est une hardiesse perilleuse d’en dire mesme des veritez : Mais combien abominable est la foiblesse de cette nouvelle & orgueilleuse secte d’Esprits-forts, qui n’ayant pas assez de soumission & de reverence pour faire flechir leur petit & aveugle en-
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tendement devant cette frande & immortelle Lumiere, & ne trouvant aucune proportion entre leur grossier & ridicule raisonnement, & les merveilles de cette saincte & premiere Essence, osent bien porter leur impieté jusques à nier une chose que les Oyseaux publient, que les Animaux recognoissent, que les choses les plus insensibles prouvent, que toute la Nature confesse, & devant qui les Anges tremblent, & les Demons ployent les genoux ?
Sur ce grand & ferme appuy de la Religion se doivent fonder toutes les autres vertus, qui apres nous avoir ren-
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dus agreables à Dieu, nous font plaire aux hommes, & nous donnent à nous mesmes une certaine satisfaction secrette, qui nous fait jouyr d’un repos solide au milieu des inquietudes de la Cour. Aussi est-ce la crainte de Dieu qui est le commencement de cette vraye Sagesse, qui comprend tous les preceptes que la Philosophie nous a donnez pour bien vivre : C’est cette crainte qui nous rend hardis dans les dangers, qui fortifie nos esperances, qui conduit nos desseins, qui reigle nos mœurs, & nous fait cherir des gens de bien, & redouter des meschans. Par elle nous paroissons bons sans
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hypocrisie, devots sans superstition, prudents sans malice, modestes & humbles sans lascheté, & genereux sans arrogance ; Quiconque se sent muny de ce tresor, & des qualitez que nous avons representées, & d’ailleurs appuyé d’un bon sens naturel pour asseurer sa conduite, peut assez hardiment s’exposer dans la Cour, & pretendre d’y estre consideré avec estime & approbation
Il est bien vray qu’il y a un nombre infiny de raisons qui en pourroient destourner toute personne qui en cognoist les malheurs, & qu’à plusieurs il auroit mieux valu n’avoir
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eu qu’une vertu incogneuë, qu’une vie si pleine d’éclat & de peril. Chacun voit que la corruption y est presque generale, & que le bien ne s’y fait que sans dessein, & le mal comme par profession. La servitude y est tellement necessaire, qu’il semble que la liberté qu’on y reserve, soit une usurpation que l’on fait sur l’authorité du Souverain, qui a pour son plus noble objet la gloire d’estendre son empire sur les volontez, aussi vien que sur les vies, & les fortunes de ses sujets. Or qui a-t’il de plus indigne de la condition du Sage, que de soumettre sa raison à celle d’un autre, qui l’aura
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peut-estre esbloüie de la splendeur de sa gloire, & de sa magnificence ? A cette fascheuse condition sont attachées mille peines & mille fatigues, qui naissent de cette ardeur insensée que l’on a de tesmoigner de l’affection aux Grands, & de leur donner des preuves d’une parfaitte servitude : De sorte que ceux-là s’estiment les plus malheureux de qui on espargne les sueurs, & dont on ne trouble point le repos. Si au travail du corps l’on n’adjoustoit encores celuy de l’esprit, la meilleure partie manqueroit pour accomplir la misere de celuy qui s’est engagé en cette sorte de vie. L’ambi-
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tion qui le brusle, & le desir insatiable des biens & des honneurs qui le bourrelle, luy font concevoir mille projects au dessus de ses forces. Le cops à la fin vaincu de foiblesse & de lassitude succombe, l’esprit seul, a son dommage, est infatigable, & pendant que les membres se reposent, il se ronge & s’afflige soy-mesme de mille soucis qui le[1] devorent : La crainte l’attaque & le fait tomber ; l’esperance le soustient & le releve, pour le redonner en proye à cette premiere crainte ; & dans cette guerre intestine se resveillent toutes les autres passions qui nourrissent dans les cœurs un secret Enfer,
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dont les tourments ne se peuvent exprimer. Tout en un temps il faut songer aux moyens de conserver ce que nous possedons, d’acquerir ce qui nous manque, de rendre vains les efforts de ceux qui nous contrarient, de surmonter la haine, & l’envie, de reculer ceux qui vont devant nous, d’arrester ceux qui nous suivent, & le salut d’un chacun ne consiste pas tant, ce semble, à se garder soy-mesme, qu’à ruiner les autres. Combien plus douce & plus tranquille est la vie des Sages, qui ont premierement la paix avec eux-mesmes, & la sçavent entretenir avec tout le monde . Ceux-là,
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dit Aristote, sont des Dieux entre les hommes ; & s’il est permis aux parolles d’avoir de la hardiesse, on peut dire que Dieu est un Sage eternel, & que le Sage est un Dieu pour un temps. Cependant malgré toutes ces raisons & toutes ces difficultez, le Sage peut au milieu des vices & de la corruption conserver sa vertu tout pure & sans tache Il ne s’agit que d’avoir de justes desseins, & quoy que l’Enfer des damnez ne soit plein que de bonnes intentions, si est-ce que celuy de la Cour estant accompagné de pensées legitimes & raisonnables, n’aura point de douleurs qui ne
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soient faciles à supporter. De tous les aveuglements de l’ame il n’y en a point e si perilleux que celuy qui ne voit pas le but qui luy est proposé : Et l’on voit ordinairement que de la vraye cognoissance, & de la sage eslection d’une bonne fin, depend la conduitte & le succés des choses qui nous entreprenons. C’est pourquoy la plus utile science de ceux qui veulent vivre à la Cour Est de bien entendre quel doit estre le plus digne object d’un si dangereux commerce.
Lors que les hommes unissent leurs desirs & leurs volontez à quelque chose, il y a beaucoup d’apparence qu’ils
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en esperent du support, & de l’advantage, & les choses qu’ils desirent par cette commune deliberation sont ordinairement celles qu’ils croyent les plus nobles, les plus parfaites, & les plus utiles. Le consentement qu’ils apportent à obeyr à un seul, est une marque qu’ils estiment cette sorte de gouvernement la plus excellente de toutes : Comme en effect la vraye & legitime puissance des Souverains n’est qu’un nœud d’authorité & de justice pour la conservation du bien public. En suitte de cela, tous ceux qui se sont soumis à cette puissance, souhaittent de s’en approcher, & taschent de la
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maintenir au peril de leurs vies & de leurs fortunes. C’est pourquoy le bien du Prince ne se separe point de celuy de l’Estat, dont il est l’ame & le cœur, aussi bien que la teste : Et le bien des particuliers n’est considerable au general, qu’entant qu’il est utile à la personne du Prince, de qui seul on attend tout le bien & tout le mal qui se respand dans le corps de la Monarchie. Cela estant veritable, & estant vray aussi que châque chose tend à une fin comme au comble de la perfection, quel plus digne object peut avoir le sage Courtisan, que la gloire de bien servir son Prince, &
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d’aymer ses interest plus que les siens propres. C’est là le seul but qu’il se doit proposer : Tous les autres sont faux & trompeurs, & degenerent, ou en bassesse, ou en malice ; Et apres tout quelque autre fin que l’on sçauroit choisir ne sera pas seulement incertaine, mais encore pleine de chagrins, & de mille desplaisirs, dont les occasions naissent à tous moments & en foule dans cette grande confusion de personnes qui aspirent toutes à une mesme chose ; qui est la faveur du Maistre ; La voye de la nature & de la justice est facile, seure, & innocente, & tout project
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qui[2] s’esloigne des reigles de la raison a l’erreur qui le guide, & la punition qui le suit. Quiconque cherche du bien contre son devoir, merite de rencontrer un mal certain, ou un bien dangereux : Mais la faute n’en est qu’à celuy qui en supporte la peine, & ce n’est pas tant la condition ny la nature de la Cour, qui attire apres soy ces malheurs, comme c’est un juste chastiment de faire mal la Cour. Je sçay bien que les Avares & les Ambitieux treuveront cette maxime rigoureuse, mais quelle loy peut estre juste, & leur estre agreable toute[3] ensemble ? Qu’ils considrent seulement s’il leur
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reste quelque rayon de vertu & de bon sens qu’ils démentent leur profession, & trahissent le desir du Prince, qui ne veut autre chose d’eux, sinon qu’ils ayment le bien de l’Estat plus que leur propre advantage ; & qu’en faisant le contraire, ils renversent tout l’ordre de la raison, qui exige que l’interest des particuliers cede à celuy du public. Qu’ils considerent encore que la justice & la nature veulent que la conservation de la teste & du cœur soit preferée à celle de toutes les autres parties, & que le Prince mesme est obligé à cette loy qu’ils treuvent si dure, puisque le salut
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de son peuple luy doit estre plus cher que celuy de sa personne. De cette sorte lors que les honneurs & les bienfaits leur seront presentez, ils les treuveront d’autant plus doux qu’ils les auront cherchez & acquis par des voyes legitimes : Et si le malheur de s’en voir privez leur arrive, ils le supporteront sans en murmurer, & se consoleront de sçavoir que les ayant meritez, il n’a tenu qu’à la Fortune qu’ils n’en ayent eu la possession.
Tous ces sublimes avantages de l’esprit & du corps, que jusques icy nous avons representés, sont veritablement d’une difficile acquisition, & d’un
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penible exercice : Mais dans le cours de la vie, la cognoissance des choses, quelque parfaite qu’elle soit, n’est qu’un tresor inutile, si elle n’est accompagnée de l’action & de la pratique. Un Gentilhomme qui seroit doüé de tous les dons capables de plaire & de se faire estimer, se rendroit indigne de les possseder, si au lieu de les exposer à cette grande lumiere de la Cour, il les alloit cacher dans son village, & ne les estalloit qu’à des esprits rudes & farouches. La seule action distingue la puissance de l’impuissance, & l’on ne peut remarquer la difference qui se trouve entre un grand Ministre
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d’Estat & un malheureux artisan, pendant que l’un & l’autre dorment. Le repos des grands hommes est un crime, & l’oisiveté égale la valeur des bons Capitaines, & la sagesse des Philosophes à la lascheté des poltrons, & à la folie des ignorants. Si la vertu estoit un bien sterile & sans fruict, elle auroit raison de chercher les tenebres & la solitude : Mais puis qu’elle se porte naturellement à engendrer dans les autres esprits une disposition pareille à la sienne propre, & que son plus digne exercice est de se communiquer & se respandre, qui peut sans injustice en estouffer les semences en des lieux sau-
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vages & retirez de la compagnie des hommes ? Pour rendre encore cette verité plus claire, ne voyons-nous pas que les corps, qui approchent le plus du siege de la Divinité, sont ceux qui sont le moins en repos ? Les Cieux, comme plus voisins de la source de toute perfection, se meuvent avec une rapidité infatigable : La Terre au contraire, comme une masse lourde & pesante, & qui participe moins à cette vigueur celeste, demeure immobile & presque sans aucune action. Tout ce que châque chose a de bon ne se discerne qu’en agissant, & cette molle & lasche oysiveté qui s’y re-
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marque n’est qu’une necessité d’une nature defectueuse. Cela estant ainsi, toute personne de qui la condition semble l’inviter aupres des Grands, & qui se sent l’ame pleine de bonnes intentions, n’est-elle pas obligée d’y aller remplir une place qui peut-estre seroit occupée par un meschant, dont les conseils seroient sans doute pernicieux à tout l’Estat, s’il avoit le moyen de les porter jusques à l’oreille du Prince ? C’est là qu’un honnestre-homme, que je ne distingue point de l’homme de bien, doit tascher d’estre utile à sa Patrie, & que se rendant agreable à tout le monde, il est obligé de ne profiter pas seulement
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à soy-mesme, mais encore au public, & particulierement à ses amis, qui seront tous les vertueux.
C’est par l’acquisition de semblables Amys que je desire que ceux qui se veulent rendre agreables, fassent leur entrée à la Cour. Lors uqe l’on y arrive tout neuf & incogneu, je treuve qu’il est tres-utile de demeurer quelque temps à considerer l’estat d’une mer si orageuse devant que de s’embarquer dessus, afin que l’on ait le loisir de prendre ses mesures & de faire ses projects avec prudence & dexterité. La plus espineuse difficulté qui se rencontre à cét
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abord, est de sçavoir choisir un amy fidelle, judicieux & experimenté, qui nous donne les bonnes adresses, & nous face voir un tableau des coustumes qui s’observent, des puissances qui regnent, des cabales & des partis qui sont en credit, des hommes qui sont estimez, des femmes qui sont honorées, des mœurs & des modes qui ont cours, & generalement de toutes les choses qui ne se peuvent apprendre que sur les lieux. Ces instructions sont d’autant plus necessaires que les fautes qui se commettent au commencement sont comme irreparables, & laissent une opinion de
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nous qui ne s’efface bien souvent que lors que nous sommes sur le point de nous retirer de la Cour & du monde. Or la premiere & la plus utile leçon que l’on doit pratiquer, c’est de gaigner d’abord l’opinion des Grands & honnestes gens, & de tâcher à meriter les bonnes graces des femmes, qui ont la reputation de donner le prix aux hommes, & de les faire passer pour tels que bon leur semble, comme il s’en trouve quelques unes qui se sont acquis cette authorité. Le solide fondement de cette opinion est bien la vertu & le merite, mais si ce n’est par un bon-heur fort approchant du
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miracle, on auroit souvent le loisir de dvenir vieux devant que de faire cognoistre ce que l’on vaut, si l’on n’estoit secouru de l’estime de ceux qui nous ayment, & qui sont eux-mesmes estimez. C’est pourquoy l’assistance d ce premier & digelle amy, dont nous avons parlé, nous peut facilement procurer la bienveillance de plusieurs autres[4] : L’amitié estant, comme elle est, un bien qui prend plaisir à se communiquer entre les personnes vertueuses, & qui comme un flambeau alumé, en alume autant que l’on veut. Si bien que dans cette multitude de jugements differents, & d’es-
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prits empeschez de tant de divers objects, qui ne se donnent gueres la peine d’examiner bien avant le merite de ceux qui se presentent, on peut dire que ce sont les autres qui nous donnent l’estime, & que nous navons qu’à la conserver. Mais puis que ces Amis sont un bien si necessaire dans le monde, il est à propos de sçavoir par quel moyen ils se peuvent acquerir. Sans m’arrester au nombre infiny d’éloges, que tous les Sagges ont donnez à cette noble passion, par laquelle nos volontez & nos interests s’unissent, & sans s’amuser à tant d’agreables questions qui
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s’agissent sur ce suject, je diray en un mot, que pour se rendre digne d’estre aymé, il faut sçavoir aymer. C’est icy le combre & l’abregé de tous les preceptes, & comme cette science ne tombe point dans les ames vulgaires, il n’appartient aussi qu’à celles qui sont pleines d’une generosité heorïque d’en produire des effects, & de s’en former une parfaitte idée. L’extréme franchise, la juste complaisance, la solide fidelité, la veritable confiance, la facilité à obliger, & la crainte de desplaire en sont des marques assez evidentes : Mais le mouvement du cœur en est le vray juge
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et le souverain arbitre. Tost ou tard on void que ceux qui trompent sous ces apparences ; ceux qui n’ont que leur vanité pour object des bons offices qu’ils rendent, & qui esbloPuissent les credules de ces illusions d’amitié & de fausses caresses, se descrient eux-mesmes, & attirent sur eux la haine publique. Au contraire ceux qui ayment sans artifice, sont ordinairement aymez de la mesme sorte, & comme c’est un effect de la Vertu de se reproduire soy-mesme, ce tresor d’amitié se pultiple aussi jusques à l’infiny, lors qu’il est en sa pureté.
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Toute nostre vie s’employe & se consomme en Actions & en Paroles, que nos amys ayent tousjours les meilleures ; aux indifferents les communes suffisant Mais sur cette division, il est necessaire de fonder le discours de ce qui reste à faire à celuy qui nous supposons n’avoir plus besoin que de conserver l’estime où l’ont mis ceux qui l’ont loüé dans la Cour. Nous viendrons aux paroles lors que nous aurons discouru des effects. Entre les actions les plus éclatantes qui rendent glorieuse la vie d’un Gentil-homme, celles de la Valeur sont sans doute les plus illustres & les plus recom-
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mandables ; Cette vertu tient le premier rang en l’opinion de nostre Noblesse : Aussi comme elle est naturellement guerriere, & l’exercice des armes estant sa vraye & essentielle profession, elle luy a imposé un nom si relevé, qu’il comprend eminemment toutes les autres vertus. Il y faut bien sans doute un cœur hardy, & une ferme resolution de mourir plustost mille fois que de consentir à une lascheté : Mais si ce fondement n’est soustenu de la conduitte & de la dexterité, difficilement par là pourra-t’on s’acquerir cette estime, par le moyen de laquelle se gaigne l’inclination de
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ceux qui sçavent donner le prix au merite. Celuy qui se trouve aux occasions, oud’une bataille, ou d’un assaut, ou d’une escarmouche, ou en d’autres semblables rencontres, doit subtilement tascher de se separer de la foule, & faire en la moindre ocmpagnie qui’l pourra les grands & hardis exploits, dont il desire signaler son courage ; Qu’il recherche sur tout de bien faireà la veuë des principaux de l’Armée, & sil se peut aux yeux mesme du Roy. Cmbien d’actions heroïques & dignes de mémoire ont esté estouffées dans la presse & la multitude des simples soldats, & com-
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bien malheureuse est la valeur de ceux, qui n’ont pour spectateurs que des mercenaires, qui combattent moins pour l’honneur que pour la proye. Le comble de cette vertu est la modestie à parler discretement de ses faits, & la franchise, à loüer hautement ceux qdes autres qui s’en sont rendu dignes. C’est par là que l’on fait mourir l’envie de ceux qui s’eslevent contre nostre gloire ; outre que cette façon de proceder est genereuse, les loüanges que l’on donne à autruy ont encore cét avantage, qu’elles nous acquietrent les acclamations & les loüanges de ceux que les no-
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stres ont obligez. Obligeons donc autant de personnes que nous pourrons par de bonnes parolles, & par de solides effects. C’est icy la seconde partie des actions qui nous font estimer & cherir de tout le monde. Ceux qui sont officeux ne sçauroient manquer d’Amis, &ceux qui ne manquent point d’Amis ne sçauroient manquer de fortune. On ne les considere que comme des personnes nées pour le bien, & ceux-là trouvent quelque chose à redire en leur condition, qui n’ont pas le bonheur d’en estre conneaus. Que c’est une douce satisfaction a une ame bien-faitte que de
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n’avoir jamais manqué à servir quand elle l’a deu faire, & que ceux-là sont heureux qui en ayant la volonté, en ont aussi le pouvoir ! Secourir les miserables, prendre part à la douleur d’un affligé, ayder à la foiblesse de ceux qui sont oprimez d’une puissance injuste, prevenir par nos services les prieres de ceux qui ont besoin de nostre assistance, proteger les innocens, seconder les desseins des gens de bien, accorder les querelles, pacifier les differents, estouffer les mauvaises affaire des opiniastres & des imbecilles, & enfin employer tout son esprit, son authorité & son industrie à ne
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faire que du bien, sont ce pas des actions, sinon divines, du moins plus qu’humaines ; & sut tout en un siecle où l’humanité semble estre bannie du monde ? Quiconque a l’inclination portée à ces choses, l’a encore infailliblement portée à la LIberalité. Cette vertu tient un grand rang entre les principales actions de la vie, & ceux qui la peuvent & la sçavent exercer ne sçauroient manquer de plaire ; puis qu’il n’y a gueres d’ames si farouches qu’elle n’apprivoise & qu’elle ne gaigne. Il faut qu’elle ait la prudence pour guide ; car autrement elle degenere en profusion, & à ce defaut
[1] Les deux derniers mots soudés.
[2] La page porte le n° 52 en titre courant.
[3] E biffé.
[4] Les deux derniers mots soudés.