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1630-L’honneste-homme (Nicolas Faret) (1-50)

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L’HONNESTE-HOMME OU, L’ART DE PLAIRE A LA COUR.

SI ce n’est l’ambition qui compose entierement les Cours des Princes, on peut dire du moins que c’est elle qui les enfle jusqu’à cette démesurée grandeur, qui fait bien souvent haïr aux Souverains leur propre gloire, & leur

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rend quelquesfois insupportable la pompe dont ils sont environnez. Le desir naturel qu’ont tous les hommes d’acquerir des honneurs & des richesses les engage insensiblement dans cette belle confusion, & s’en treuve peu qui soient assez sages pour s’empescher d’estre surpris de cette agreable maladie parmy tant d’objects qui la communiquent. Les pRinces & les Grands sont autour du Roy comme de beaux Astres qui reçoivent de luy toute leur splendeur, mais qui confondent tout leur éclat dans cette grande lumiere ; Et combien que leur clarté ne paroisse qu’à mesure qu’ils en sont esloi-

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gnez, si est-ce qu’elle n’est jamais ny vive ny pleine de lustre qu’entant que cette premiere source de gloire se respand sur eux, & leur distribuë comme de certains rayons de sa magnificence. La pluspart des autres se bruslent aurpes de ce feu plutost qu’ils n’en sont échauffez, & la Fortune qui prend plaisir à estaler sur ce theatre les traits les plus remarquables de sa malice & de sa legereté, se joüe de la ruine de mille ambitieux, pour en eslever un seul au faiste du precipice qu’elle prepare presque à tous ceux qui se laissent aveugler de ses faveurs. L’Envie, l’Avarice, & l’Ambition qui la

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suivent par tout, regnent particulierement avec elle auprés des Roys,  où elles attirent de tous costez un nobmre infiny de ces esprits mercenaires, à qui le déreiglement d’une convoitise insatiable ne permet pas de se contenir dans une vie pleine de douceur & de tranquilité, pour les jetter dans le tumultes dont les grandes Cours comme de grandes mers sont continuellement agitées. C’est là que ces Furies sement la haine & la discorde parmy les plus proches, ourdissent des trahisons de toutes parts, & font germer des semences de bassesse & de lascheté dans les ames mesmes qui naturellement n’a-

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voient que des impressions de generosité ; Ce sont elles qui inspirent tant de desseins ruyneux, qui arment tant d’hommes les uns contre les autres, qui desolent de si fleurissantes Monarchies, & enfin qui troublent tout l’ordre de la societé, & violent les plus sainctes loix qui s’observent dans le monde. Parmy de si pernicieux dangers qu’elles font naistre, il me semble que ceux qui les suivant ne sçauroient avoir trop de conseils pour se garantir des malheurs qui les accompagnent ; & qu’il n’y a point d’homme en une assiete si bien affermie, que l’authorité des plus puissants, ou l’envie de ses é-

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gaux, ou la malice de ceux qui sont au dessous de luy, ne puissent faire tomber au poinct mesme de ses plus hautres prosperitez.

Certes c’est bien mon dessein de representer icy comme dans un petit tableau les qualitez les plus necessaires, soit de l’esprit, soit du corps, que doit posseder celuy qui se veut rendre agreable dans la Cour. Mais de s’aller figurer que mes avis le puissent mettre au dessus de la roüe de Fortune, sans que les autres qui ont de mesmes projects que luy le puissent arrester en montant, ou l’en arracher apres qu’il y sera monté, c’est une proposition trop ridicule

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pour tomber[1] en un sens raisonnable. Les preceptes ne servent que de guide, & n’executent rien d’eux[2]-mesmes ; ils facilitent le commencement & le progrez des choses que nous entreprenons, mais ils n’ont pas la force de rien achever ; & n’y a que les heureuses naissances, qui avez ces aydes estrangeres s’eslevent jusques au comble de la perfection dont nous n’avons qu’une grossiere idée.

Cependant pour ne troubler pas l’ordre que je me suis proposé, d’abreger autant qu’il me sera possible le nombre infiny des choses qui se peuvent escrire sur ce sujet ; Je diray premierement qu’il me semble tres-

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necessaire que celuy qui veut entrer dans ce grand commerce du monde soit nay Gentilhomme, é d’une maison qui ait quelque bonne marque. Ce n’est pas que j’en vueille bannir ceux à qui la nature a denié ce bon-heur. La vertu n’a point de  condition affectée, & les exemples sont assez communs de ceux qui d’une basse naissance se sont eslevez à des actions heroïques, & à des grandeurs illustres. Neantmoins il faut avoüer que ceux qui sont de bon lieu ont d’ordinaire les bonnes inclinations, que les autres n’ont que rarement, & semble qu’elles arrivent à ceux-cy naturellement, & ne se ren-

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contrent aux autres que par hazard. Il se coule avec le sang de certaines semences de bien & de mal, qui germent avec le temps dans nos ames, & font naistre en nous les bonnes & les mauvaises qualités qui nous font aymer ; ou nous rendent odieux à tout le monde. Ceux de qui les Anvestres se sont rendu signalez par de memorables exploits, se treuvent en quelque façon engagez à suivre le chemin qui leur est ouvert : Et la Noblesse qui comme une belle lumiere esclaire toutes leurs actions, les excite à la vertu par ces exemples domestiques, ou les retire du vice par la crainte de l’infamie. Et

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certes, comme ceux qui sont nez dans le peuple, ne pensent pas estre obligez de passer plus avant que ceux de qui ils sont sortis ; de mesme une personne de bonne maison croiroit estre digne de blasme, si du moins elle ne pouvoit parvenir au mesme degré d’estime ou ses Predecesseurs sont montez. Jadjouste à cela l’opinion d’un excellent Maistre en cette science, qui dit que c’est un charme tres-puissant pour gaigner d’abord la bonne opinon de ceux à qui nous voulons plaire, que la bonne naissance : Et n’y a nulle doute que de deux hommes également bien faicts, qui se presenteroient dans une com-

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pagnie, sans avoir encore donné aucune impression d’eux, qui fist conoistre ce qu’ils pourroient valoir ; lorsque l’on viendroit à sçavoir que l’un est Gentilhomme, & que l’autre ne l’est pas, il faudroit que ce dernier mist beaucoup de temps, devant que de donner de soy la bonnne opinion que le Gentilhomme auroit acquise en un moment, par la seule connoissance que l’on auroit euë de son extraction. Outre ces raisons, je dis encore apres tout, que les préeminences qui sont attachées à la Noblesse sont si grandes, qu’un personne de bon sens & de bon cœur qui se trouveroit embarquée avec

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un vent favorable dans la Cour sans savoir cét advatantage, pourroit tomber tous les jours en mille occasions de rougier & de baisser les yeux. Il est bien vray qu’en toutes sortes de conditions il s’en rencontre, qui par une secrette faveur du Ciel ont le bon-heur de naistre accompagnez de tant de dons de l’ame & du corps, qu’il semble que la nature mesme ait pris plaisir à les former de ses propres mains, & à les enrichir de toutes les graces les plus charmantes & les plus capables de gaigner les volontez. De mesme qu’il s’en trouve aussi de si malheureux qu’on diroit qu’ils soient jettez comme par force

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dans le monde, où qu’ils ne soient faicts que pour servir d’objects de risée aux autres hommes. Comme ceux-cy avec tous leurs soins & toute leur diligence ont beaucoup de peine à faire en sorte que pour le moins on les puisse souffrir : Les autres au contraire ont une facilité si grande a faire le bien, qu’avec un mediocre travail, & presque sans y penser ils deviennent excellents en tout ce qu’ils entreprennent & se rendent agreables à quiconque a des yeux pour les regarder. Entre ces deux extremitez, il se trouve encore un milieu de ceux qui n’ont pas reçeu d’extraordinai-

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res faveurs de la nature, mais aussi qui n’ont point de remarquables imperfections ; Et ceux la peuvent avec l’ayde des preceptes, & par des soins assidus corriger leurs defauts, & meriter à la fin l’estime de ceux qui la donnent. De cette estime naist aussi tost cette bonne volonté que nous voulons que nostre Honeste homme sçache gaigner par tout où il se rencontrera : Mais pour parvenir à ce point, je trouve que le plus asseuré moyen est de prevenir les opinions de ceux de qui nous desirons estre aymez ; C’est icy l’un des plus hauts misteres de nostre Art, & qui se descouvrira en son lieu, apres

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que j’auray representé les principales qualitez que doit avoir celuy qui pretend passer pour honeste-homme devant tant d’yeux dont l’on est éclairé à la Cour, & parmy un si grand nombre d’esprits delicats, à qui les defauts les plus cachez ne le sçauroient estre long-temps.

Il me semble donq que comme la bonne naissance ne suffit pas si elle n’est heureuse, ny l’une, ny l’autre ne profiteront de gueres si elles ne sont soigneusement cultivées. Or comme il n’y a point d’hommes qui ne choisissent une profession pour s’employer, il me semble qu’il n’y en a point de plus honeste, ny de plus essentielle à un Gen-

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til-homme que celle des armes. Il y doit estre adroit & ardent & s’y attacher comme à une chose de laquelle il doit faire son ordinaire exercice. La plus part des autres choses qui luy sont requises, ne sont estimées necessaires qu’entant qu’elles servent d’ornement à celle-cy, & qu’elles luy peuvent donner quelque lustre, pour la faire reluire avecques plus d’esclat. C’est par les armes principalement que la Noblesse s’acquiert, c’est par les armes aussi qu’elle se doit conserver, & s’ouvrir le chemin à la grande reputation, & de là aux grands honneurs. Il me semble donc que la plus fort ambition que doive avoir

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celuy qui porte une espée, est d’est estimé homme de cœur & hardy, & en suitte d’estre creu homme de conduitte & homme de bien. Et de faict ceux qui joignent la malice à la valeur, sont ordinairement redoutez & hays comme des bestes farouches, pource qu’ayant le pouvoir de faire du mal ils en ont aussi la volonté : Mais ceux de qui le bon courage est accompagné de bonnes intentions, sont aymez de tout le monde, & considerez comme des Anges tutelaires, que Dieu tient parmy nous pour les opposer aux oppressions des meschants.

Cependant comme il n’y a

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personne qui ne soit jamoux de sa reputation, sur tout aux choses de sa profession, à combien plus forte raison un Gentilhomme se doit-il picquer de celle de ses armes, qui sont les veritables marques de sa Noblesse ? C’est là qu’il doit estre exact sans estre pointilleux : car comme l’honnesteté d’une Dame ayant une fois esté soüillée de quelque tache, ne peut jamais retourner à sa premiere pureté : De mesme il est comme impossible que l’estime d’un Soldat, apres avoir esté ternie de quelque lascheté, se puisse si bien remettre qu’il ne reste tousjours quelque chose à luy reprocher :

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Aussi aux[3] ocasions d’honneur comme aux grandes conduites de la guerre il n’est pas permis de faillir deux fois. Mais ce point est si chatoüilleux, que la pluspart des jeunes gens, ou à faute d’experience, ou par trop d’ardeur ; & les autres, ou à faute de bon sens, ou par caprice se perdent par cette malheureuse voye. Par là nous voyons tous les jours que les loix divines sont prophanées, que l’authorité des Ordonnances est violée, & que la Clemence de nostre victorieux Monarque est quelquesfois contrainte de ceder à sa Justice. Le plus salutaire remede que je sçache à ce mal, que

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l’on pourra nommer incurable à l’avenir, si cette guerison n’est mise au nombre des miracles du Roy, c’est à mon avis d’apprendre de bonne heure l’intelligence des querelles, dont on a fait comme une espece de science à force de les rafiner. La pluspart de ceux qui se precipitent dans cette fureur brutale, le font ordinairement de peur de n’en faire pas assez, dans l’ignorance & l’incertitude où ils se treuvent s’ils sont obligez d’en venir à cette extrémité, ou non : Ainsi pour n’entendre pas quels sont les degrez d’offence qui meritent ces sanglantes satisfactions, on ne voit qu’e-

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xemples d’extravagance, & de bijarrerie dans les querelles, & pas un seul rayon de ce vray honneur, qui est le plus precieux tresor de la Noblesse. C’est l’un des plus insupportables abus qui se soient coulez dans nostre siecle, de c’estre figure, comme on a fait, que la pure & heroïque valeur ne consiste seulement qu’à se battre ; comme si cette vertu n’avoitson exercice qu’en la destruction du genre humain : Elle a des effects bien plus relevez, & l’on peut dire qu’elle s’estend presque sur toutes les plus glorieuses actions de la vie. J’estallerois bien volontiers cette matiere

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mais mon sujet me rappelle.

Je diray donc qu’aupres de cette excellente partie, il se rencontre ordinairement un vice qu’on diroit estre inseparable d’avec les qualitez eminentes, & qui pres que tousjours gaste tout le bon fruict qu’elles produisent. C’est cette folle vanité dont la pluspart des hommes se laissent enyvrer, jusques à perdre l’usage de la raison. Ce deffaut est odieux, & rend digne de mespris ceux qui d’ailleurs meriteroient de grandes loüanges, s’ils avoient la patience d’attendre qu’on les leur donnast volontairement, sans les arracher, ou les vouloir obtenir

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par force, comme ils font presque tousjours. Plusieurs de nos Vaillants s’imagineroient ne l’estre point, s’ils ne faisoient mille grimaces, & mille contenances farouches & ridicules pour espouvanter tout le monde, de qui ces pauvres gens se figurent estre regardez avec crainte & admiration. Tous leurs discours sont d’éclaircissements, de procedez, & de combats, & qui retrancheroit de leur entretien les termes d’assaut & d’escrime, je croy qu’ils seroient reduits, pour leur plus sublime science, aux complements de la langue Françoise. Leur Fanfaronnerie est mesme montée jusqu’à ce de-

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gré de brutalité, que des mespriser la conversation des Femmes, qui est l’un des plus doux et des plus honestes amusements de la vie. La Danse, la Musique, & les autres exercices de galanterie leursemblent une espece de molesse, & à moins que de faire joüer un petard ou une mine, ils ne croyent pas s’occuper assez dignement. Cette humeur, & ensemble toutes paroles qui ont quelque teinture d’orgueil & de suffisance doivent estre évitées comme les plus dangereux écueils où la bonne estime des hommes puisse faire naufrage.

Avec tous ces avantages de

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la bonne naissance, & du bon courage qui sont requis à toute personne qui se veut jetter dans la Cour ; Je treuve encore tres-necessaire un bon corps, de belle taille, plustost mediocre que trop grand, plustost gresle que trop gros, de membres bien formez, forts, souples, desnoüez, & faciles à s’accommoder à toutes sortes d’exercices de guerre & de plaisir. Ayant tous ces dons de nature, il est important de les employer, & de bien apprendre, non seulement tout ce qui s’enseigne dans les Academies, mais encore toutes les galanteries d’adresse qui sont en usage, & convenables à un

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Gentilhomme. De n’estre pas bien à cheval, & de ne sçavoir pas faire des armes, ce luy est non seulement un otable desadvantage, mais encre une ignorance honteuse, puis que c’est ignorer les principes essentiels de son mestier. Les autres exercices, quoy que moins necessaires, ne laissent pas de tomber en usage en mille occasions, & de gaigner l’estime, & en suitte l’inclination de ceux de qui nous desrions estre aymez. Je n’exige donc pas seulement qu’il entende toute sorte de maneige, qu’il sçache voltiger, rompre en lice, courre la bague, & tous les combats de barriere, de jouste

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& de tournois : Ce sont actions trop éclatantes, & qui ont trop de bien-seance dans le monde, pour estre ignorées de celuy qui s’y veut faire regarder avec aprobation, & meriter de la gloire & des loüanges. Je veux encore, s’il se peut, qu’il sçache jouër du Luth & de la Guiterre, puis que nos Maistres & nos Maistresses s’y plaisent, qu’il entende la chasse, & qu’il soit adroit à la danse, à la paulme, à la lutte, à sauter, à nager, à tirer juste, & à tous ces autres passe-temps, qui ne sont pas si simplement honnestes, qu’ils ne deviennent bien souvent utiles. La plus grande partie de ces choses

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estant divisées, sont veritablement petites ; mais toutes ensemble elles rendent un homme accomply, & font qu’on ne le voit qu’avec quelque espece d’admiration : lors prncipalement qu’elles sont éclairées des qualitez de l’ame, qui leur donnent les derniers traits de perfection. Je desirerois mesmes qu’il n’ignorast aucun des jeux de hazard qui ont cours parmy les Grands, à cause que par là quelquefois il se peut mesler familierement dans leur compagnie ; pourveu neantmoins que ce soit sans estre joüeur.

Il faut anoüer que de tous les vices que l’on pardonne

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aux honnestes gens, je n’en voy point de plus pernicieux que  cette ardeur indomptable de joüer. Ceux qui ne sont que riches, ne sont pas sages s’ils se laissent transporter de cette passion : Il n’y a que les grands Princes, de qui la condition ne sçauroit jamais estre miserable, qui s’y puissent hardiment abandonner, quoy que d’ordinaire avec perte, encore qu’ils soient les Maistres de la Fortune. Parmy les autres on ne voit gueres que les avares, les faineants, & les desesperez qui osent se picquer de cette folie. Ceux qui bruslent de desir apres l’argent, & qui ne se soucient pas d’employer

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toutes sortes de moyens pour en avoir, ne s’en figurent point de plus facile que celuy-cy. Ces ames voluptueuses & molles, qui ne sçavent a quoy s’occuper, ne s’imaginent ordinairement aucune chose plus divertissante que de s’amuser à ce lesche exercice. Et ceux que la Fortune a reduits à telle extremité, qu’ils vivent aujourd’huy comme s’ils devoient mourir demain, croyent avoir raison de chercher dans le hazard ce qu’ils n’osent esperer de leur industrie. Pour ne m’estendre point plus avant que je ne me le suis permis en mon projet, il suffit de dire que cette frenaisie n’a-

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tire pas seulement une ruyne presque infaillible des biens de fortune, elle va jusques à la ruyne de l’esprit. L’inquietude & le chagrin eternel qui accompagnent ceux qui se laissent tomber dans ce precipice, sont-ce pas de raisons assez fortes pour en retirer toute personne à qui il reste quelque lumiere de bon sens ? Et tout le temps & tous les soins d’un homme, qui veulent estre employez à ce malheureux traffic, ne doivent-ils pas estre mis au nombre des plus grandes pertes que sçauroient jamais faire ceux qui sont nays pour gaigner les cœurs des Roys & des Princes ?

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Toutes les bonnes parties que nous avons alleguées sont tres-considerables en un Gentilhomme ; mais le comble de ces choses consiste en une certaine grace naturelle, qui en tous ses exercices, & jusques à ses moindres actions doit reluire comme un petit rayon de Divinité, qui se voit en tous ceux qui sont nays pour plaire dans lem onde. Ce point est si haut qu’il est au dessus des preceptes de l’Art, & ne se sçauroit bonnement enseigner : Tout le conseil qui se peut donner en cela, c’est que ceux qui ont un bon jugement pour reigle de leur conduitte, s’ils ne se sentent doüez de cesu-

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blime don de nature, taschent du moins à reparer ce manquement par l’imitation des plus parfaits exemples, & de ceux qui auront l’aprobation generale. La bonne ducation y sert encore de beaucoup : Car comme il s’est veu quelquesfois de jeunes Lyons quitter leur instinct farouche, & se rendre familiers parmy les hommes ; de mesme il arrive assez souvent que des personnes d’une naissance ingratte, ont sceu si bein vaincre leurs deffauts avecques des soins extraordinaires, qu’ils font toutes choses par un effort de raison, aussi agreablement que les autres par la

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seule bonté de leur naturel. Mais que ceux là sont heureux qui n’ont que faire d’enseignements pour plaire ; é qui ont esté comme arrousez du Ciel de cette grace qui ravit les yeux & les cœurs de tout le monde ! Cependant pour rendre un peu plus claire une chose de si grande importance, il me semble qu’on peut dire que comme cette grace dont nous parlons, s’estend universellement sur toutes les actions, & se mesle jusques dans les moindres discours ; il y a de mesme une reigle generale qui sert sinon à lacquerir, du moins à ne s’en esloigner jamais. C’est de fuyr

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comme un precipice mortel cette malheureuse & importune Affection, qui ternit & foüille les plus belles choses ; & d’user par tout d’une certaine negligence qui cache l’artifice, & tesmoigne que l’on ne fait rien que comme sans y penser, & sans aucune sorte de peine ; C’est icy à mon avis la plus pure source de la bonne grace : Car chacun sçachant la difficulté qui se trouve à bien faire les choses excellentes, on admire ceux à qui elles reüssissent facilement : comme au contraire, les plus grandes & les plus rares perdent leur prix lors que l’on y voit paraistre de la contrainte.

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En effect, la plus noire malice dont l’envie se sert pour ruyner l’stime de ceux qui l’ont bien establie[4], c’est de dire que toutes leurs actions sont faites avec dessein, & que tous leurs discours sont estudiez. Et c’est pourquoy les Orateurs n’ont point d’artifice plus subtil qu’à couvrir celuy de leurs harangues, lequel n’est pas si-tost reconnu qu’ils perdent tout credit, & n’ont plus déloquence qui soit assez forte pour persuader les ames mesmes les plus simples & les plus credules. Il faut encore considerer sur ce sujet, que la Negligence affectée & ce mespris trop evident dont l’on use jus-

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ques aux moindres gestes & au moindre clein d’œil, sont des vices encores plus grands que le trop de soin, dont tout le defaut est de faire bien outre mesure, & de passer au-delà des limites ordinaires. Et à la verité, comme l’on a reproché autresfois à de certains Peintres que leurs ouvrages estoient trop achevez, & qu’ils vouloient paraistre plus sçavans que la Natue : On pourroit dire de mesme à plusieurs, qu’à force de vouloir exceller ils se jettent au-delà de la perfection, & ne prennent que l’ombre du bien qu’ils poursuivent avec trop d’ardeur. Les Femmes mesmes ne per-

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dent-elles pas tous les jours par là ce qu’elles cherchent avec tant de passion ? Il ne s’en voit gueres qui ne desirent estre belles, ou du moins de le paraistre. C’est pourquoy lors que la nature leur a manqué en ce point, elles font venir l’artifice au secours : Et de là leur naissent tant de soins ridicules de s’unir le teint, pour sembler jeunes ; de composer leurs regards, pour s’adoucir les yeux ; de s’ajancer les cheveux, pour s’esgaler le front, de s’arracher les sourcils, pour se rendre l’air du visage moins rude ; & en fin de se refaire si elles pouvoient jusques aux traicts & aux lineaments qui

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leur sont empraints de la main de Dieu, comme des caracteres que l’on ne sçauroit effacer. Ainsi l’on voit que cette trop visible affectation, & cette envie  desreiglée qu’elles ont de paraistre belles, font que mesmes nos yeux souffrent en les regardant, & montrent clairement que cette grace qu’elles estudient, est une leçon qui ne se peut apprendre que de celles qui semblent la vouloir ignorer. Aussi ne peut-on nier qu’une Dame, qui apres s’estre parée, l’a sçeu faire si dextrement, que ceux qui la considerent sont en doute si seulement elle a songé à s’juster, ne soit plus agrea-

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ble qu’une autre, qui non contente de se sentir accablée sous la pompe de ses habits, ose bien encore se monstrer si plastree, qu’il semble qu’elle n’ait qu’un masque au lieu d’un visage, & qu’elle n’ose rire de peur  d’en faire paraistre deux. Voilà quels sont les defauts de l’Affectation, & par là l’on peut facilement connoistre combien elle est contraire à cette agreable simplicité, qui doit reluire en toutes les actions du Corps & de l’Esprit.

Pour celles de l’Esprit elles sont presque infinies & sont tousjours excellentes, lors qu’elles ont pour guide la Vertu, qui comme la lumiere

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du Soleil rend plus beaux & plus éclattans tous les objets à qui elle se communique. Certes il est bien vray que la Vertu mesme a des attraits plus doux & plus puissants, lors qu’elle se rencontre en une personne de bonne mine & de qualité, qu’en une autre malfaite & de basse condition. Mais aussi faut-il avoüer que quand ce seroit le plus illustre & le plus beau Prince du monde, s’il se trouvoit qu’il fust vicieux & de mauvaise mœurs, la grandeur de sa naissance ne serviroit qu’à le faire davantage hayr de toute la terre. Ceux donc qui veulent aspirer à la conqueste des cœurs,

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& gaigner la bonne volonté de la meilleure & plus saine partie des hommes, doivent acquerir premierement ce tresor inestimable, qui de tout temps a esté jugé le vray bien des Sages. Aussi peut-on dire avec verité, qu’entre les choses que nous possedons, il n’y a que celle-là qui ne soit point sujette à l’empire de la Fortune. Tout le reste releve de sa tyrannie : Tantost elle prend plaisir à renverser des throsnes, & à fouler aux pieds des Sceptres & des Couronnes : Tantost elle se joüe à ternir l’éclat des Beautez les plus florissantes, à ruyner des riches, & à tromper les mieux avisez

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par des accidents inoüys. La seule Vertu est au dessus de tous ses outrages, & le comble de son excellence est qu’elle donne de l’admiration au Vise mesme, & imprime du respect jusques dans l’ame des meschants. En toutes sortes de conditions de vie que l’on se sçauroit figurer, la Vertu certes doit bien estre le premier object que l’on se propose ; mais elle est si essentiellement le but de tous ceux qui se veulent faire considerer dans la Cour, qu’encore qu’elle ne s’y voye qu’avec des desguisements & des soüilleures, si est-ce que châcun veut faire croire qu’il la possede toute

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pure, & sans artifice. Les moyens principaux qui servent à l’acquerir sont à mon avis la bonne education, la diligence & le travail, les bonnes habitudes, la frequentation des gens de bien, le desir de la gloire, l’exemple de ses predecesseurs, & les bonnes lettres.

A parler avec verité, la Doctrine est un grand ornement, & d’un prix inestimable à quiconque en sçait bien user. Cependant je ne sçau parquel malheur il semble que nostre Noblesse ne puisse jamais se descharger du blasme que luy donnent les Nations estrangeres depuis tant de sie-

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cles, de mespriser une chose si rare & si convenable à sa profession. Il est certain que le nombre n’est pas petit dans la Cour de ces esprits malfaits, qui par un sentiment de stupidité brutale, ne peuvent se figurer qu’un Gentilhomme puisse estre sçavant & soldat tout ensemble. Ce n’est pas que je vueille nier qui la Science ne se rencontre souvent avec la sottise& l’extravagance. Il ne se voit que trop de ceux à qui le Grec & le latin n’ont servy de rien qu’à les rendre plus impertinents & plus opiniastres, & qui au lieu de rapporter de leur estude une ame pleine de sagesse

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& de docilité, ne l’en raportent qu’enflée de Chimeres & d’orgueil. Neantmoins il faut confesser que quand cette connoissance tombe en[5] un sens exquis, elle produit des effects si merveuilleux, qu’on diroit que ceux qui la possedent ayent quelque chose au dessus de l’homme, & soient eslevez à une condition aprochante de la divine. Sur tout elle est de bonne grace & tres-utile à ceux qui sont nays à de grandes fortunes, & semble que son propre usage soit d’estre employée à gouverner des peuples, à conduire des armées, à pratiquer l’amitié d’un Prince ou d’une Na-

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tion estrangere, à faire des Traittez entre les Roys, & à toutes ces autres actions éclatantes, qui asseurent l’auctorité des Souverains, &font fleurir les Estats. Qui ne voit au contraire, qu’elle perd tout son prix en des mains communaes, & qu’estant, comme elle est, d’une essence noble & relevée, c’est un exercice honteux pour elle de traisner, comme elle fait ajourd’huy, dans les écoles de l’Université, entre les procés & les rumeurs du Palais, & parmy les contestations où les Medecins s’exercent sur la vie des hommes. Ce n’est pas que j’exige ce parfait enchaisnement[6] de sciences,

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que les Anciens nommoient Enciclopedie, & que certains esprits malades de trop de curiosité, ont follement admiré comme le souverain bien de la vie. J’estime les livres à cause du profit qu’en peuvent retirer tous les hommes, & les ayme comme l’un des plus doux & des plus innocens plaisirs qu’une personne vertueuse sçauroit choisir : Mais je ne leur defere pas tant que de croire que leurs enseignements puissent nous rendre heureux ou malheureux, ny que nostre contentement depende des opinions qu’on eu des personnes qui ne resvoient pas tousjours plus raisonnablement

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que l’on faict aujourd’huy. Quoy que l’on en croye, j’estime que sans qu’il soit necessaire de s’aller embroüiller dans toutes les querelles de la Philosophie, qui consommeroient peut-estre inutilement l’âge entier d’un homme, qui profiteroit mieux d’estudier dans le grand livre du monde, que dans Aristote, c’est assez qu’il ait une mediocre teinture des plus agreables questions qui s’agitent quelques fois dans les bonnes compagnies. Je l’ayme mieux passablement imbu de plusieurs sciences, que solidement profond en une seule ; puisqu’il est vray que nostre vie est trop courte pour par-

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venir à la perfection des moindres de toutes celles que l’on nous propose ; & que qui ne peut parler que d’une chose, est obligé de se taire trop souvent. Pourveau qu’il ait des Mathematiques, ce qui sert à un Capitaine ; comme de fortifier regulierement, & de tirer des plans ; d’adjouster, soustraire, multiplier & diviser pour se rendre facile l’exercice de former des bataillons ; qu’il ait apris la Sphere superieure & inferieure ; & rendu son oreille capable de juger de la dilicatesse des tons de musique ; Il est fort peu important qu’il ait penetré dans les secrets de la Geometrie, & dans les subti-

 

[1] Les deux derniers mots soudés.

[2] deux.

[3] Ces deux derniers mots soudés.

[4] estabile

[5] tomb een

[6] Les deux derniers mots soudés.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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