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RECUEIL DE L’ORIGINE DE
LA LANGUE ET POESIE FRAN-
çoyse, Ryme & Romans.
LIVRE PREMIER.
Pourquoy la parolle est propre à l’homme : si la langue He-
braique est la premiere de toutes autres langues : & la
principale occasion de decouvrir & peupler le monde.
CHAPITRE I.
DIEU ayant doué l’homme de la rai-
son, soit (comme disent aucuns) pour
le recompenser de la foiblesse de
sont corps, plus subject aux incon-
veniens que pas une des autres cre-
atures : ou (qui est plus croyable) à
fin qu’il eust moyen de louer son createur, voulut
qu’il la peust declarer par un signe apparent, qui est
la parole. Car s’il n’eust eu autre excellence que la rai-
son, elle luy eust aussi peu servi qu’à d’autres bestes :
lesquelles bastissans industrieusement leurs nids,
elevans leurs petits, pourchassans leur vivre, retour-
nans à leurs repaires, & se defendans de l’injure du
ciel, ou de ceux qui taschent à leur nuire, monstrent
qu’elles n’en sont totalement despourveues. Da-
vantage la societé, qui rend les hommes maistres des
animaux (quelques forts & malins qu’ils soyent)
n’eust peu s’entretenir, s’ils ne se fussent entendus. Et
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tout ainsi qu’un instrument est muet, qui ne l’enfle
de vent, ou touche ses cordes des doigts ou de l’ar-
chet : aussi la raison conceue en nostre esprit n’eust
peu estre declaree (que brutalement) sans la parol-
le : ne ceste-cy tiree hors de la bouche, sans l’instru-
ment de la langue. Puis donc que la parolle estoit si
necessaire à l’union & rentetenement des humains,
voire à la louange du grand & admirable ouvrier
de ce Monde, d’où vient que chacune langue a si
peu d’estendue, & qu’il s’y trouve tel changement,
qu’à peine nous pouvons entendre le langage de
nos bisayeulx : de maniere que les anciens et nou-
veaux Jurisconsultes sont plus empeschez à dechi-
frer les mots des vieilles ordonnances, pancartes &
tiltres, qu’à discourir de la police ? Sans doute les
Chrestiens doivent penser que c’est punition de
Dieu : lequel prevoyant nostre malice, orgueil, & in-
gratitude, versa dessus nous une confusion de lan-
gues : par laquelle il brisa les degrez que nous pen-
sions bastir pour nous aller seoir pres de luy : possible
en intention (telle est nostre temerité) de le chasser
du ciel. Car si comme la raison est commune à tous
les hommes (j’entens bien naiz) il n’y eust eu qu’une
langue : nous eussions retenu trop de secrets de Natu-
re, tant par la traditive de nos peres, que l’aisee com-
munication par tout le monde : & le temps que nous
consommons pour apprendre les parolles, eust esté
employé à la cognoissance des choses que nous cher-
cjons. Cest punition de Dieu, declaree en la Bible
par la confusion advenue au bastiment de la tour
de Babel, a esté fableusement representee par les
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Grecs : qui ont feint que les Geans enfans de la ter-
re, entreprenans de mettre & entasser les plus hau-
tes montagnes, les unes sur les autres, à fin de mon-
ter au ciel, furent dessous accablez par Jupiter. Qui
n’est autre chose à dire, sinon que les hommes cui-
dans avec la force de leur esprit advenir à la cognois-
sance de ce qui se fait là hault, se perdent en leurs fo-
les pensees : estans premierement esblouis, & puis
consommez par le feu de la divine sapience.
Quant à vouloir recherche, quelle fut la langue
de nos premiers peres, je penses que ce seroit une
trop penible, & encore plus vaine curiosité. Aussi à
quoy peut servir telle enqueste ? dit S. Augustin.
Que si les Hebrieux soustiennent leur langue estre la
plus ancienne : comme le pourront-ils prouver, puis
qu’ils sont d’accord de ceste confusion : & qu’il ne
se trouve en la Bible endroit qui dise, que de tant
d’hommes parlans divers langages, l’un retint plus
tost que l’autre celuy qui estoit le premier ? Et s’ils
perdent ce poinct, n’est-ce pas une consequence ne-
cessaire, que les autres langues ne sont descendues de
l’Hebraique ? S’ils respondent que leurs mots sont
significatifs de la nature des choses : Theodoret dit
au contraire qu’Adam, Cain, Abel, Noé, & autres,
sont propres à la langue Syrienne ou Aramienne, &
non pas moins signifians. Or n’est-ce du jourd’huy
que ce debat d’antiquité de langue, a est émeu entre
plusuers nations. Car Herodote dit, que les Egypti-
ens penserent estre nais avant tous autres, jusques à
ce que Psammeticus leur Roy (qui vivoit l’an de la
creation du monde MMMCCLXXXVI. eust faict
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livrer deux enfans nouveaux nais à des bergers : aus-
quels il defendit parler en leur presence, & seule-
ment à certaines heures mener des chevres pour les
allaiter : imaginant, s’ils estoyent elevez sans ouir
proferer aucun langage humain, que nature leur
ferpont prononcer quelque voix significative de leur
desir ou passion. Ces enfans donc nourris songneu-
sement, ainsi qu’il avoit ordonné : & le pasteur au
bout de deux ans, venant comme de coustume pour
les faire manger, ils se jetterent à ses pieds, & tendans
les bras crioyent Beccos. Dont il ne fit semblant
pour la premier fois : mais voyant qu’ils continu-
oyent ce cry les jours ensuivans, il en advertit le Roy,
lequel desirant sçavoir que signifioit ceste parolle
Beccos, trouva que les Phrygiens (peuple de la Na-
tolie) appelloyent ainsi du pain : & par là jugea que
ceste nation estoit plus ancienne que celle des Egy-
ptiens. Mais qu’eist-il respondu à quelque mo-
queur, qui luy eut soustenu que c’estoit la voix des
chevres, nourrices de ces enfans ? Et comme se fust-il
demeslé des arguments d’unMedecin bon physi-
cien, qui luy eust monstré par raisons naturelles, que
tous sourds de naissance sont muets ? & par conse-
quant, que la parolle est l’effect du sens de l’oreil-
le : qui a son action par l’instrument de la langue ?
Aussi Diodore Sicilien, parlant de ceste matiere, dit
apres les grands philosophes : que les premiers hom-
mes ayans le sont de la voix confus, peu à peu le di-
stinguerent, nommans toutes choses par leur nom.
Et qu’estans faschez & assaillis par les bestes, ils s’as-
semblerent, chercherent des lieux propres pour ha-
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biter, & reglerent leurs langues : toutesfois pour ce
que les premiers hommes nasquirent en divers en-
droits de la terre, un son ayant pleu aux uns plus
qu’aux autres, fuit suivi par ceux du mesme quartier,
dont vint la multitude des langues : & voyla ce que
en ont escrit les autheurs payens. Si est-il croyable
(voire certain) que Dieu voulant (comme j’ay dict)
que l’homme peust declarer sa raison, volonté &
passion, luy donna la parolle & un langage : lequel
s’est perdu avec d’autres choses singulieres, que le
temps mange-tout a consommees : d’autant que les
hommes venans à multiplier, & ne pouvans demou-
rer ensemble, ne vivre aisément en petit pais, furent
contraints à la fin de s’eslargir, allans habiter les ter-
res vagues. De maniere, que s’esloignans ainsi les uns
des autres, il se pleurent en leurs inventions : oubli-
ans avec le temps, le langage premier. Ce qui appa-
rut bien evidemment, quand ils commencerent à
naviger : pource qu’estans transportez plus loing,
ilz frequenterent moins avec leurs parens. Et il y a
grande apparence que les regions temperees furent
les premiers habitees, comme la Mesopotamie &
Palestine : estant vray-semblable, tout ainsi que le
cœur & le foye sont (au dire d’une bonne partie des
Medecins) formez en l’homme avant les bras & les
jambes : qu’aussi celles du milieu de la terre, ont esté
premierement habitees : & que de là sont partis les
premiers hommes, pour aller peupler les autres pro-
vinces plus eslongnees. De faict les Philosophes &
historiens Ethniques, s’accordent aucunement en
cela avec nos Theologiens : qui pensent que le pre-
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mier homme fut creé au pais de Damas. Tant y a,
que les plus anciennes marques d’antiquité, & les
inventions plus belles sont venues d’Orient : entre
autres le Navigage, qui est l’art par lequel plus de
terres ont esté decouvertes & peuplees. Les Pheni-
ciens qui sont orientaux & logez en Palestine, sus le
bord du fonds de la mer Mediterranee, sont les
premiers qui en ont monstré l’usage : si vous croyez
le Poëte Tibulle, qui dit,
prima ratem ventis credere docta Tyros.
Sur, la premiere aux vents hasarda le radeau.
Et les mesmes Pheniciens, semblent avoir esté les
premiers voyageurs & maistres sur la mer, au dire de
Strabon : ayans par ce moyen decouvert & mon-
stré à diverses nations, beaucoup de singularitez, &
entre autres les lettres : le plus beau secret qu’on eust
sceu inventer, pour conserver la mémoire des cho-
ses. Car les autheurs Grecs et Latins sont d’accord
que Cadmus Phenicien, communiqua aux Grecs
seize caracteres de lettres, depuis portez en Italie par
Evander : tellement que les lettres Rommaines re-
sembloyent à celles des plus anciens Grecs. Et le li-
vre des Æquivoques publié soubs le nom de Xe-
nophon, dit que ces caracteres apportez en Grece
par Cadmus, resembloyent à ceux des Galates &
Meones : lesquels Galates je pren pour Gaulois. L’o-
rigine & antiquité desquels ayant assez descrite en
mes Annales, je ne repeteray en ce lieu, ne qui fu-
rent ceux qui peuplerent la Gaule. Seulement je di-
ray apres Cesar, que de tout temps ce pais estoit par-
ti en trois peuples, differens en langage, meurs &
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loix : sans que luy, ne autre depuis, les ayent declarez
plus amplement. Et Strabon dit que de son temps
les Gaulois commencerent de faire leurs contracts en
langue Grecque. S. Hierosme adjouste que le lan-
gage Gaulois estoit doux & abondant, pour lequel
rendre plus grave la jeunesse apprenoit le Latin : mais
que les Aquitaniens plus que tous autrs se plai-
soyent en la langue Grecque : possible l’ayans apprise
des Marsillois leurs voisins. D’autre costé Cesar di-
sant qu’Arioviste pour avoir longuement demouré
en Gaule sçavoit bien parler Gaulois, monstre que
la langue de ces deux peuples estoit differente. Et
Cornelius Tacitus declare que celle des Gothins de-
couvroit qu’ils esoyent d’origine Gauloise : & que
celle des peuples de la grande Bretaigne ne differoit
gueres de la Gauloise : qui est toute la lumiere que
j’ay peu quant à present apporter en telle obscurité.
Aucunes causes du changement des langues : & où lon
pourroit trouver les traces de l’ancienne langue Gauloise.
CHAP. II.
ET pource lon peult maintenant deman-
der, où chacune langue Gauloise, dont
parle Cesar, s’est retiree : & si elles sont e-
steintes & alterees, en quel lieu s’en trou-
vent les meilleures & plus certaines marques. Outre
les causes de la diversité des langues ja cy dessus re-
citees, je croy que (avec le temps qui use & consom-
me tout) deux choses ont grandement aidé à les
changer : lesquelles je declareray sommairement, ne
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voulant repasser sur les erres d’autres, qui ont fait un
pareil discours. Je dy donc, que l’une est la pronon-
tiation : laquelle alteree par vice de nature, ou par
accident, fait que la parolle n’a pas tousjours eu mes-
mes son en la bouche des hommes naiz sous pareil
climat. Dont bient que vous oyez aucuns tirer leur
parolle plus du gosier : autres la contraindre serrans
les dens : & quelques uns la ketter du bout des levres.
Or puis qu’il est certain, que nous sommes tous
issus d’un seul pere, une façon de parler ou pronon-
cer ayant esté suivie de quelqu’un par vice de na-
ture, ou plaisir des oreilles, son fils l’a prise de luy, &
de cestuicy d’autres : jusques à ce que par imitation
elle s’est continuee en une famille : & finalement
estendue en un peuple & nation. L’autre seconde &
plus forte cause de la mutation des langues, vient
du changement des seigneuries, ou d’habitation :
quand un peuple est contraint de recevoir en sa terre,
un novueau maistre plus puissant : & vivre sous loix
nouvelles. Car une partie des vaincus, & mesmes les
principaux, pour eviter le mauvais traictement que
les opiniastres reçoivent, apprennent la langue des
victorieux, oublians peu à peu la leur propre : ce que
toutefois ils ne peuvent si nettement, qu’il ne de-
meure une grande diversité entre la pronontiation
des naturels, ou des des nouveaux & apprentifs. Enco-
res le plus souvent il adivnet que les victorieux sor-
tans d’un mauvais pais, pour entrer en un bien gras
& delicieux, se laissent prendre aux voluptez qu’ils
rencontrent, & ne les pouvans appeler par leurs
noms propres, sont contraints les emprunter de ceux
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qui en ysoyent : & à la fin eux mesmes vaincus des
plaisirs, pour avoir une entiere joye, alterer leur lan-
gue, qui ne peult declarer tant de delicatesses. Ainsi
fut perdue celle des Gots, Francs & Lombars, apres
la conqueste d’Espagne, Gaule, & Italie. A quoy les
Romains ne furent subjets, quand ils se feirent mai-
stres de ces pais. Car tenans desja (avant que venir en
Gaule) la Grece & partie d’Asie, remplies de tou-
tes belles choses attrayantes, ils s’en aiderent oncon-
tinent, despouillans presque ces provinces de tous
leurs ornemens. De sorte que l’or, l’abondance de
tous fruits, bestail, & des serfs qu’il trouverent de-
ça, ne servit qu’à continuer & entretenir leur plai-
sirs. Aussi les Gaulois ne furent pas moins assujectis
par les armes des Romains, que par les delices estran-
geres qu’ils apporterent : & lesquelles volontiers les
vaincus embrasserent, voyans qu’ils pouvoyent y
fournir, & les entretenir aussi aisément que leurs sei-
gneurs. Tellement que les richesses de ce pais furent
cause de faire tant plus tost apprendre les langues,
maistresses du plus grand usage des voluptez.
Puis donc que la force, est une des principales
causes du changement ou alteration des langues : il
s’ensuit que les pais qui moins ont esté envahis &
domtez (comme les inaccessibles pour la roideur
des montagnes ou marests bourbeux) ont moins
souffert de mutation : & par consequent ont gardé
leur langue entiere par plus grande espace de temps.
Aussi est-ce la cause pourquoy aucuns pensent, qu’il
fault chercher l’ancienne langue Gauloise, aux lieux
esquels les Romains n’ont point esté, ou (à tout
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le moins) peu frequenté : ainsi que la basse Bretagne,
Holande, Zelande, les montagnes de Souisse & des
Basques. Lequels pais estans infertiles, rudes &
mal-aisez d’aborder, servirent (comme il y a appa-
rence) de retraitte aux Gaulois : qui ne pouvans en-
durer la servitude & joug des Romains, y conser-
verent leur liberté avec leur langue maternelle. Car
vous lisez au VIII. livre des Memoires de Cesar, que
Dumnac Angevin se sauva au bout de l’Armorique
(c’est la basse Bretagne.) Et Florus dit, que les Ro-
mains ne s’efforcerent de conquerir en la Gaule que
ce qui estoit bon, laissans le païs inaccessible à cause
des paluds. Que si cela est autant veritable que vray
semblable, les montages des Alpes jadis appelees
Lepontiennes (c’est à dire le grand mont de sainct
Gothard) servirent de retraite pour les Celtes ori-
entaux : & les marests d’Armorique pour les occi-
dentaux : la Menapie, Batavie, & Frise pour les Bel-
ges : Catabrie & les Pyrenees, pour les Aquitani-
ens. De sorte que s’il y a aucun reste de langage Gau-
lois, il est parmi les Grisons, Basques, Bretons Bre-
tonnans, Holandois, & Frisons : qui maintenant
occupent les pais de ces fuitifs. Mais cela me sem-
ble plus vray-semblable que certain : car combien
nous est-il demouré de mots anciens, par lesquels
nous puissions decouvrir le vray langage Gaulois ?
Et si lon dit que Mark en bas Breton signifie che-
val : Ek, un saumon : Dur, la terre : cela ne conclut
pas, que tous les autres mots Bretons differens du
Latin, soyent vrais Gaulois : puis que l’Aleman sou-
loit aussi appeler un cheval Mark : & que Ek signi-
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fioit en vieil langage, poisson en general, & non
pas une espece, ainsi que le Saumon. Et je dy enco-
res, qu’il faudroit que le langage des Grisons (qui
tiennent les sources du Rhin) resemblast à celuy des
Bretons Bretonnans, à tout le moins approchast d’i-
celuy, puis que c’estoyent des Celtes fuyans la vio-
lence Romaine. Et si Bec signifioit lors à Thoulouse
un bec d’oiseau, les Basques useroient encores de ce
mot en mesme signification. Quant à moy, tout
ainsi que je ne voudrois nier, qu’il ne soit demouré
beaucoup de parolles Gauloises, parmi le langage
des Grisons, Basques, Bretons, & Holandois, aussi
ne puis-je croire, qu’il faille penser que ce soit la
vraye langue ancienne : pource que plusieurs rava-
ges populaires sont depuis advenus, lesquels ayans
contraint nos anciens peres de changer leurs de-
meures, ont aussi donné occasion de mutation de
langue. Est-il pas croyable, que quand les Gaulois
conduits par Brennus entrerent en Italie, & chas-
serent les Toscans habitans le pais qu’on appelle
Lombardie, que ceux qui ne leur voulurent obeir,
se sauverent dans les montages qui flanquent ce-
ste province ? Puis cinq ou six cens ans apres, quand
les Romains furent les plus forts, ces Gaulois (ja ac-
coustumez avec leurs voisins) n’eurent-ils pas re-
cours à la mesme force des lieux que les Toscans ?
Et quand les Gots, Lombards, & autres passerent
en Italie, ces montagnes ne servirent elles pas de re-
traite aux Romains ? Voyla pour le costé regardant
l’Italie. Quant à celuy de deça, n’est-il pas croyable
que Cesart fist retirer les Helvetiens dans les monta-
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gnes regardans la Gaule : les Bourguignons et Ale-
mans, ceux que les Romains y avoyent laissez : & les
François ces derniers peuples ? Cela ne se peut nier
puis que lon oyt les montagnars parler Italien, A-
leman & François. Ainsi en peut il estre de Basque,
Beran, Cardaine, & autres endroits des monts Py-
renees : par lesquels passans tant de nations diver-
ses, pour aller en Jespagne, elles contraignirent les
peuples qui les fuyoyent, de se sauver dans tels lieux
forts, qui est la cause pourquoy lon y voit une au-
tre diversité de langage, tout ainsi qu’aux Alpes.
Pour le regard de l’Armorique (encores que les
vieils Gaulois comprinsent sous ce mot les villes
maritimes assises sus l’Ocean, je n’entens parler que
du pais aujourhuy nommé Bretagne) il y a eu aussi
bien qu’autre part du changement. Car apres avoir
caché les Haulois, elle a servi aux Romains, quand
les Francs conquirent le pais d’entre Seine, Loire, &
la mer d’Angleterre : & encores quand les Gots en-
trerent en Aquitaine : puis quand les Bretons d’Al-
bion (qui est Angleterre) y vindrent à refuge, estans
chassez par les Anglosaxons peuples Germains, que
nos Romans appellent Sesnes. Et si je dy que ces
Bretons fuitifs, s’estans logez en un coin d’Armori-
que, en luy faisant changer de nom quant & quant
y apporterent leur langue, sera-ce pas chose plus
vray-semblable, que soustenir que le langage Bre-
ton Bretonnant soit celuy des vrais Gaulois. Je con-
clu donc que le temps, la force, meslange & fre-
quentation de divers peuples, ayant esteinte ceste
ancienne langue, il fault en divers lieux de France
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chercher les traces de son antiquité. Et que chacu-
ne province peult fournir de quelque mot, & les
dernier vaincues plus que les autres. Pour la preu-
ve dequoy om suffira dire comme en passant que nous
avons encores des mots recogneus pour anciens
Gaulois, & qui signifient aujourdhuy la mesme cho-
se que jadis. Comme Alauda Aloiete, Bulga Bouge
& Bougete, Benna Banneau (qui est une sorte de
charroy à ridelles closes pour porter du sablon ou
autre chose, qu’on ne veut espandre par la voye) &
Combennones, dont je soustiens que vient Compai-
gnon, le B se tournant en la prononciation bien ai-
sément en P : & autres que je laisse, n’estant quant à
present mon entreprise declarer l’origine ou ety-
mologie de nos mots.
De quelle langue ont usé les Gaulois depuis la venue des
Romains & François. Pourquoy les François-germains
ne planterent leur langue en la Gaule : & quand ils com-
mencerent d’escrire en leur langue. CHAP. III
QUANT au langage, duquel nos prede-
cesseurs ont usé depuis que les Romains
furent chassez de la Gaule, jusques au
Roy Hue Capet & ses enfans, je croy
qu’on le doit appeler Romand plustost que Fran-
çois : puis que la plus part des parolles sont tirees du
Latin. La longue seigneurie que les Romains eurent
en ce pais, y planta leur langue : & se trouvent d’assez
bons tesmoignages, que quand les Francs entrerent
en la Gaule, le peuple parloit ja un langage corrom-
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pu du Romain & de l’ancien Gaulois. De maniere
que les Gentils-hommes de ce pais, faicts Senateurs
Romains avoyent peine d’apprendre le Latin : tout
ainsi que pourroyent ajourdhuy aucuns seigneurs
de la basse Bretagne, elecez en leurs maisons pater-
nelles, que neantmoins on oyt parler François, pour
ce qu’ils l’ont appris de leurs peres, meres, ou servi-
teurs nourris en France. C’est pourquoy en un pa-
negyric Pacatus s’excuse envers l’Empereur Theo-
dose, s’il n’est tant eloquent que ceux qui estoyent
naiz en Italie : pour ce (je croy) qu’estant Gaulois, il
luy falloit apprendre le langage Latin. Vray est que
ce n’estoit avec telle difficulté qu’aujourdhuy, puis
qu’ils le pouvoyent apprendre comme nous fiasons
l’Aleman, l’Italien ou l’Espagnol, hantans parmi ces
nations : & pource ils nourrissoyent à ceste fin des
esclaves parlans Latin & Grec, comme un certain
dit en son Ephemeride avoir appris le Grec :
Conloquio Graiorum assufactus famulorum.
M’accoustumant parler avec esclaves Grecs.
Je ne fay doute que nos François s’estans faits mai-
stres de la Gaule, n’y ayent apporté beaucoup de
nouveauté, aux mœurs & langage des anciens ha-
bitans, puisque leurs Rois estans Sicambriens (ainsi
que dit Fortunat d’Aribert Roy de Paris :
Cùm sis progenitus clara de gente Sicamber,
Floret in eloquio lingua Latina tuo.
Combien que sois issu de gent Sicambrienne,
Le langage Latin coule en la bouche tienne)
il est croyable que plusieurs des vaincus le voulu-
rent apprendre, à fin de plaire aux victorieux. Tou-
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tesfois les Francs venus de mauvais pais, ne furent
pas si curieux d’introduire leur langue que les Ro-
mains : tant pour les raisons que j’ay dittes, que pour
avoir laissé vivre les anciens habitans de la Gaule en
leurs loix : user de mesmes habillemens, armes & en-
seignes de guerre, que devant leur venue. De sorte
que durant leur seigneurie la justice se rendoit en
Gaule selon les loix Françoises, Gottiques, Bour-
guignonnes & Romaines. Le tesmoignage que d’eux
porte Agathie, autheur Grec, vivant du temps des
enfans de Clovis, m’a semblé pouvoir estre ici mis :
pource qu’il fait aucune mention de leur langage,
& qu’il a esté cy devant mal interpreté en Latin.
Ceste nation (dit-il au premier livre) est si prochai- «
ne d’Italie, que les deux pais marchisent : toutefois «
les anciens les ont appelez Germains, pource qu’ils «
habitoyent le long du Rhin, & tiennent les provin- «
ces voisines de ceste riviere avec la plus grande par- «
tie des Gaules, qu’ils occupent non par droit d’heri- «
tage, ains par force d’armes. Outre cela ils ont la vil- «
le de Marseille, jadis colonie des Ioniens, peuplee «
par les Phocenses, que les Medes chasserent de leur «
terre du temps de Darius fils d’Hystaspes roy de Perse. «
Laquelle ville se gouvernant jadis à la Grecque, est «
maintenant devenue Barbare : pour ce qu’ayant «
laissé son ancienne façon de vivre, elle obeit aux or- «
donnances de ceux qui luy commandent. Combien «
que pour le present elle ne semble pas estre gueres «
decheute de son ancienne dignité : d’autant que ces «
Germains ne sont pasteurs comme les autres Bar- «
bares, ains usent & s’aident beaucoup de la police, «
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« loix, façons & coustumes Romaines, tant ne leurs
« assemblees, que nopces, & medicaments. Ils sont
« Chrestiens, & sur tous autres de la bonne opinion
« & creance. Outre cela ils ont par les villes des Eves-
« ques & prestres observans les jours des festes, tout
« ainsi que nous. A la verité encores qu’ils soyent Bar-
« bares au reste, ils me semblent estre de bonnes mœurs
« & merveilleusement civils & courtois : n’ayans rien
« qui les rende differens de nous, que l’estrangeté de
« leurs habillemens, & le son de leur voix maternelle.
« Quant à moy je les loue & admire grandement tant
« pour leurs vertus excellentes, que la droicte justice
« qu’ils font aux autres, & la concorde gardee entre
« eux. Car encores que par ci devant & de nostre temps
« mesme leur empire ait esté divisé entre trois prin-
« cies & plus : toutesfois il ne se trouve point que ja-
« mais il y ait eu guerre entre eux, ne bataille qui aye
« souillé le pais de leur propre sang. Combien que
« volontiers & presque necessairement les grans roy-
« aumes qui sont egaux en force, enflent ceux qui les
« tiennent, & leur engendrent un desir de comman-
« der : avec autres infinies passions, causes de seditions
« & troubles. Ce neantmoins encores que les royau-
« mes soyent divisez, il ne se trouve entre eux rien de
« cela. Que si d’adventure il sourd contention entre
« les princes pour aucune chose, tous les autres se pre-
« parent comme pour guerroyer & donner la bataille,
« marchans en tel equipage. Mais les armees & les
« deux princes ennemis ne sont pas si tost l’un devant
« l’autre, que tout soudain, oublians leur querelle, ils
« retournent en maitié, & commandent à leurs chefs
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laisser plustost vuider leur differend par la voye de «
justice, que par celle des armes. Que s’ils ne veulent «
obeir, ils les font eux-mesmes combatre seul à seul, «
& prendre le hazard : disans que la raison, ne la cou- «
stume du pais ne veulent pas que sous ombre d’ini- «
mitié particuliere, la communauté de leur patrie «
souffre dommage aucun. Sur telles remonstrances «
ils s’appaisent, despouillent leurs armes, rompent «
incontinent leurs assemblees, & se frequentent libre- «
ment toute inimitié ostee. Par consequent leurs sub- «
jets honorent la Justice & leur patrie tout ensemble : «
& les princes se monstrent traittables & benins en «
temps & lieu. Delà bient que leurs forces estans «
grandes, & usans de mesmes loix, ils font de grandes «
& belles conquestes sans crainte de rien perdre. Car «
il ne faut douter que là où la justice & equité sont «
gardees, la Republique ne soit heureuse, de longue «
duree, & malaisee à forcer par ses ennemis. Ainsi «
donc les Francs ayans choisi une bonne façon de «
vivre, il s’esvertuent de se surmonter eux-mesmes «
premierement, & puis tous leurs voisins : & les en- «
fans heritent du royaume de leurs peres.
Or ayant à parler de l’origine de la langue Fran-
çoise, il m’a semblé bon d’approprier en cest endroit
ce discours d’un autheur ancien : tant pour represen-
ter une partie des mœurs & façons de faire de nos de-
vanciers, & la succession hereditaire de nos Roys (mal
à propos pour la paix de nous & de ceux qui vien-
dront apres nous, debatue depuis peu de temps)
qu’aussi pour ce qu’il fait mention de la rudesse de
nostre langue ancienne, laquelle nos Roys de la pre-
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miere race efforcerent de polir, & entre autres Chil-
peric, qui voulut adjouster à l’Alphabet Latin qua-
tres caractères Ο Ψ Ζ Π, ainsi representez aux livres
de Gregoire de Tours imprimez : ou v & φ, au lieu
du Π comme portent aucuns escritsà la main : que
monsieur Pithou sieur de Savoye tresçavant advo-
cat en la Cour de Parlement, dit estre le grand Ω des
Grecs, ou γ, & les Cheth, Teth & Wau des He-
brieux, dont les noms se trouvent encores escrits sur
les caracteres & les miens escrits à la main il y a cinq
cens ans & plus. Ce qui luy fait vray-semblablement
penser que ces lettres furent adjoustees par ce ROu,
non tant pour la langue Latine (qui tousjours s’estoit
contentee des siennes) que pour aider la Francik
theusch (c’est à dire la Françoise Thioise) laquelle avoit
besoin de semblables lettres pour faire sonner plus
ouvertement ses w, ow, cht, ht, ǔ, au, & autres pro-
nonciations qui luy sont frequentes, & ne se peuvent
reprensenter par simples lettres Latines. Ce qui à son
opinion avoit plus d’apparence que tout ce qu’en
a voulu dure l’Abbé Triteme. Quant à ce qu’on
pourroit trouver estrange, qu’un Roy de France fust
allé emprinter des alttres de la langue Hebraique
tant esloignee de la sienne : ledit sieur Pithou respon-
doit en un mot, que par la mesme histoire de Gre-
goire il appert que ce Roy se gouvernoit fort par
Juifs, & entre autres pa un nommé Prisc, qui faisoit
ses provisions & estoit l’un de ses plus favorits. Mais
pour plus grande preuve, il employoit ce que Otfrid
moine de Wissembourg & disciple de Raban Maur
19
Abbé de Fulde, escrit au prologue Latin de son li-
vre des Evangiles, intitulé La grace : composé en lan-
gage & vers Thiois, & adressé à Luithbert Evesque
de Maience. Duquel nous avons bien voulu extraire
ce qui s’ensuit, tant pource qu’il appartient aucune-
ment à ce discours, que pource que le livre n’est pas
fort commun : du moins entre ceux de nostra na-
tion. Il dit donc ainsi :
Dum rerum quondam sonus inutilium pulsaret aures
quorundam probatissimorum virorum, eorúmque sancti-
tatem laicorum cantus inquietaret obscœnus, à quibusdam
memoiriæ dignis fratribus rogatus, maximéque cuiusdam
venerandæ matronæ verbis nomine Iudith. Ut parteme-
vangeliorum eis Thoetiscè conscriberem, Et peu apres, Scri-
psi nanque Evangiliorum partem Franziscè compositam.
Puis il adjouste, Cordis præ lectiones has Theotiscè
conscriptas memoria tangent. Huius enim linguæ barbaries
ut est inculta & indisciplinabilis atque insuetam capi regula-
ri fræno Grammatic & artis : sic etiam in multis dictis scripto
est propter literarum aut congeriem, aut incongruam sono-
tatem difficilis. Nam interdum tria v v v, ut puto, quærit
in sono, priores duo consonantes, ut mihi videtur, tertio in
vocali sono manente. Interdum verò nec A, nec E, nec I, nec
V, vocalium sonos præcaverte potui. Ibi Y græcum videba- *
tur ascribi : & etiam hoc elementum lingua hæc horrescit,
interdum nulli se characteri, aliquotiens in quodam sono
nisi difficile iungens. K & Z sæpius hæc lingua extra usum
latinitatis utitur, quæ Grammatici inter literas dicunt es-
se superfluans. Ob stridorem autem interdum dentium, ut puto,
in hac lingua Z utimur, K autem ob faucium sonoritatem.
Patitur quoque metaplasmi figuram, nimium tamen assi-
20
duè, quam doctores Grammaticæ artis vocant sunalipham.
Et hoc nisi legentes prævideant, rationis dicta de formius so-
nant : literas interdum scriptione servantes, interdum verò
Hebraicæ linguæ more vitants, quibus ipsas literas ratio-
ne synaliphæ in lineis, ut quidam dicunt, penitus amittere
& transilire moris habetur : non quo series scriptions huius
metrica sit subtilitate constricta, sed schema omœoteleuton
assiduè quærit. Aptam enim in hac lectione & priori decen-
tem & consimilem quærunt verba in fine sonoritatem : &
non tantum per hanc inter duas vocales, sed etiam inter a-
lias literas sæpissimè patitur collisionem synaliphæ. Et hoc
nisi fiat, extensio sæpius literarum ineptè sonat dicta verbo-
rum. Quod in communi quoque nostra locutione, si solerier
intendimus, non agere nimium invenimus. Quærit enim
linguæ huius ornatus & à legentibus synaliphæ lenem &
collisionem lubricam præcavere : & à dictantibus omœote-
leuton, id est consimilem verborum terminationem obser-
vare. Sensus enim hic interdum ultra duos, vel tres versus,
vel etiam quatuor in lectione debet esse suspensus : ut legen-
tibus quod lectio signat, apertior fiat : Hic sæpius I & O cæ-
teræque similiter cum illo vocales simul inveniuntur inscri-
ptæ, interdum in sono divisæ vocales manentes, interdum
coniunctæ priore transeunte in consonantium potestatem.
Duo enim negatiui dum in latinitate rationis dicta confir-
mant, in huius linguæ usu penè assiduè negant : & quan-
uis hoc interdum præcauere valerem, ob usum tamen quo-
tidianum, ut morum se locutio præbuit, dictare curaui.
Huius enim linguæ proprietas, nec numerum nec generæ me
conservare finebat. Interdum enim masculinum latinæ lin-
guæ in hac fœminino protuli, & cætera generam necessaria si-
mili modo permiscui : numerum pluralm singulari variaui
21
& tali modo in barbarismum & solœcismum sæpius coactus
incidi. Horum suprà scriptorum omnium nitiorum exem-
pla de hoc libro Theotiscè ponerem, nisi irrisionem legentium
devitarem. Nam dum agrestis linguæ inculta verba inse-
runtur latinitatis planitiæ, cachinnum legentibus præbent.
Lingua enim hæc velut agrestis habetur, dum à propriis nec
scriptura, nec arte aliqua ullis est temporibus expolita. Quip-
pe qui nec historias suorum antecessorum, ut multæ gentes
cæteræ, commendant mermoræ : nec eorum gesta vel vitam
ornant dignitatis amore. Quòd si rarò contigit, aliarum gen-
tium lingua, id est Latinorum vel Græcorum, potius expla-
nant. Cauent aliarum, & deformitatem non verecundant
suarum. Stupent in aliis vel literula parua artem transgredi,
& penè propria lingua vitium generant per singula verba.
Res mira, tam magnos viros, prudentiæ deditos, cautela
præcipuos, agilitate suffultos, sapientia latos, sanctitate præ-
claros cuncta hæc in alienæ linguæ gloriam transferre, &
usum scripturæ in propria lingua non habere.
C’est a dire, Et pource que plusieurs hommes de «
bien avoyent les oreilles batues de choses vaines, & «
que leur saincteté estoit molestee par les vilaines & «
sales chansons des laics ; je fu jadis prié d’aucuns de «
mes freres de bonne mémoire, & principalement «
d’ine dame honorable nommee Judith, d’escrire «
en leur faveur partie des Evangiles en langage Thiois, «
&c. & peu apres, Car j’ay mis en Francois partie des «
Evangiles, &c. Puis il adjouste, Cest escrit mis en «
Thiois touchera jusques au fonds du cœur. Toute- «
fois outre que ceste langue est tant barbare qu’elle «
ne recoit aucun ornement, & ne peult estre ensei- «
gnee n’entrer en regle contenue par le frein de l’art «
22
« de Grammaire : plusieurs de ses parolles se peuvent
« difficilement escrire, tant à cause de la multitude de
« ses lettres entassees l’une sus l’autre, que leur son mal
« ordonné. Car je pense que parfois il luy convient
« prononcer trois vvv : à scavoir les deux premiers en
consonante, ainsi qu’il me semble, & le troisieme en
« voyelle. Par fois je n’ay peu fuir le son des voyelles
« A E I V en lieu qu’il falloit mettre l’Y grec, qui est
« une lettre que ceste langue a en horreur. Par fois con-
« tre l’usage des Latins elle se sert du K & du Z, les-
quels ne se peuvent joingre à nul autre caractere,
« ou à tout le moins difficilement. Qui est la cause
« pourquoy les Grammairiens les mettent entre les let-
« tres superflues. Toutefois nous usons du Z pour re-
« presenter le grincement des dents, & du K pour faire
« le son de la gorge. Ceste langue est aussi subjette à
« la figure appelle Metaplasme (c’est à dire transfor-
« mation, qui advient quand la derniere syllage se
« change sous mesme cas) mais encore plus à celle que
« les docteurs de Grammaire appellent Synalephe (qui
« est quand la voyelle estant derniere d’un mot est
« mangee par celle qui commence le mot suyvant.)
« A quoy si ceux qui lisent ne prennent garde, ils de-
« figurent & rendent malplaisant ce qui est bien dict
« & composé. Par fois nous retenons leslettres en leur
« escriture : par fois aussi nous les evitons (à la façon
« des Hebrieux qui ont accoustumé, comme disent
« aucuns, d’oster ou passer des lettres, à cause de la syn-
« alephe) non pource que l’ordre de ceste maniere
« d’escrire, soit sujet & lié à la subtilité des metres ou
« vers : mais pource que la langue cherche continuel-
23
lement la figure Omioteleuton : car telle compo- «
sition veut tousjours avoir une pareille terminaison «
ou lisiere de mots. Ce qui est bien souvent cause non «
seulement de manger les voyelles par synalephe, «
mais encores d’autres lettres, lesquelles si quelcun «
vouloit laisser, il adviendroit que les vers seroyent «
desmesurez & mal-sonnans : chose que nous prati- «
quons souvent en nostre commun parler, quand «
nous y voulons prendre garde de plus pres. Pource «
que ceste langue requiert tel ornement, & que ceux «
qui la lisent, advisent à la synalephe, & ceux qui com- «
posent à l’omioteleute, c’est à dire, consonance : pour «
à laquelle venir il fault par fois tenir le sens suspens «
par deux ou trois vers, à fin de le rendre plus clair «
& intelligible à ceux qui lisent. Bien souvent en «
telle composition I, & O, avec autres voyelles se «
trouvent escrites ensemble par fois retenant leur «
son de voyelles, & par fois estans conjointes, la pre- «
miere devient consonante. Deux negatives qui son «
prises en Latin pour une affirmative, font presque «
orfinairement une negative. Et combien que je «
m’en peusse garder, j’ay esté contraint le pratique «
pour suivre la maniere de parler & façon commune «
& usagere. Car le naturel de ceste langue ne me per-
mettoit observer ne les nombres ne les genres. Et «
pource j’ay par fois fait d’un mot masculin latin, un «
feminin en ceste langue : & en pareil j’ay entremeslé «
les autres genres selon la necessité, faisant d’un plu- «
rier un singulier, tombant par ce moyen assez sou- «
vent, mais par contrainte, en Barbarisme (c’est à dire, «
corruption de parolle) & Solecisme (c'est-à-dire, vi-
24
« cieuse oraison.) De quoy je pourroy monstrer plu-
« sieurs exemples pris de ce present livre escrit en
« Thiois ; si ne n’avoy desir de fuir la moquerie qu’en
« feroyent les lecteurs. Car les rudes mots d’une lan-
« que rustique, meslez parmi la oduceur Latine, ne
« font qu’apprester à rire. Aussi ceste langue est bien
« tenue pour rustique, puis qu’elle n’a jamais esté
« polie par les siens, ne par escritures, ne par aucun
« art ou estude. N’ayant jamais aucun d’eux escrit l’hi-
« stoire ou faits de leurs majeurs, ainsi que les autres
« nations, pour augmenter leur mémoire ou honneur.
« Que s’il est advenu quelquefois (mais c’est bien ra-
« rement) ils l’ont fait plustost en langue estrangere,
« c’est à dire Latine ou Grecque. Et combien qu’ils se
« gardent de faillir &s autres langues, ils n’ont point
« de honte voir la leur si laide & mal polie. Ils admi-
« rent les autres craignent d’y faillir d’une seule pe-
« tite lettre, chopans presque à chacun mot de la leur.
« Chose esmerveillable, que de si grans personnages,
« tant prudens, les plus advisez qu’on sçauroit trou-
« ver, subtils, sages & renommez de saincteté, facent
« tant d’honneur à une langue estrangere, sans vou-
« loir mettre en usage la sienne propre.
Voila la plainte que fait Otfrid de la pauvreté de
la langue Françoise Thioise. Qui monstre assez que
l’intention de Chilperic n’avoit esté receuë des siens
non plus que ses vers, ses hymnes & ses messes : fust
pour le peu de respect qu’ils porterent à sa memoi-
re depuis sa mort, ou par leur propre nonchalance.
Si n’ay-je voulu pour cela laisser tel discours n ar-
rieire, quand ce ne seroit que pour esclaircir ce lieu
25
de nostre Histoire, qui semble n’avoir esté jusques
ici assez entendu : & qu’à prendre de pres garde à ce
que ce moine (vivant environ l’an DCCCLXX) dit, il
monstre que nostre ryme Omioteleute dont nous
parlerons ci apres, estoit ja en usage entre nos Fran-
çois Thiois : sinon en escriture, pour le moins en
chansons & vaudevilles. Mais pour reprendre mon
propos, je dy que ce qui a plus empesché la croissan-
ce & augmentation de la langue Françoise, & rete-
nu plus de mots Latins en la bouche des François &
Gaulois, ç’a esté la religion Chrestienne, receüe par
l’un & par l’autre peuple selon la doctrine des Papes de
Rome, lesquels deça n’ysoyent point d’autre langue
que de la Latine. Tellement que les Haulois & Fran-
çois voulans parvenir aux finitez Ecclesiastiques
(tousjours honorees) estoyent contraints apprendre
le Latin. Vray est que nos Roys ayans leur royaume
estendu jusques dans la Germanie, & Pepin estant
venu des Ducs d’Austrasie : la Cour de France estoit
durant les deux premieres familles hantee de deux
sortes de gens parlans divers langages, à sçavoir ceux
de deça la riviere de Meuse, Gaulois-Romain, ceux
de delà (vers & outre le Rhin) Theusch, ou si voulez
parler plus modernement, Thiois. Ce qu’il ne fault
trouver estrange, pource que la plus part du pais de
Belges, qui est le long du cours du Rhin, s’appelloit
(mesme sous les Empereurs Romains) prima & se-
cunda Germanica : comprenant les Eveschez de Straz-
bourg, Spire, Wormes, Mayence, Cologne & Tun-
gres qui maintenant tient son siege au Liege. Et je
pense que ce nom luy demoura pource que la meil-
26
leure partie des habitans parloit Germain, y estans
plusieurs nations d’outre le Rhin venues habiter.
Les noms que Charles le grand donna aux vents &
mois en sa langue Françoise-Germaine, monstrent
que la langue Romande qui se parloit du temps de
ses enfans, ne celle dont maintenant nous usons,
n’approchent aucunement du François-Germain, &
que la nostre tient plus de la Romaine ou Latine.
Qui peut estre la cause pourquoy ceux qui du temps
de cest Empereur vivoyent delà la Mause, estoyent
estimez parler Theutonic ou François Thiois : &
ceux de deça, Romain : pource qu’on appelloit ce
quartier ou nous demourons, France-Romaine. Et
suyvant cela au Concile tenu à Tours l’an DCCCXII.
il est porté par le XVII. article, Quilibet Episcopus ha-
beat Omilias, &c. Et easdem quisque apertè traducere stu-
deat in Rusticam Romanam linguam & Theotiscam : c’est
à dire, en langue Romande & Thioise.
Quelle estoit la langue appelee Romande. Des Romans :
quand ils commencerent d’avoir cours : & de la langue
Gallonne ou Wallonne, & celle que maintenant nous appellons Françoise. CHAP. IIII.
CESTE langue n’estoit pas la pure
Latine, ains Gauloise corrompue par la
longue possession & seigneurie des Ro-
mais ; que la plus part des hommes ha-
bitans depuis ladicte riviere de Meuse jusques aux
monts des Alpes & des Pyrenees parloyent. Car la
France que Luitprand au chapitre VI. du premier
27
livre de son histoire appelle Romaine, comprenoit
seulement jusques à Loire. Et pour monstrer que
parler Roman, ne s’entendoit pas au temps jadis
pour parler Latin : je m’aideray de ces vers pris du
Roman d’Alexandre, composé par gens vivans en-
viron l’an MCL. sous Louys le Jeune, Roy de France.
La verté de l’Histoir » si com’ li Roix la fit, «
Un Clers de Chasteaudun, Lambert li Cors l’escrit : «
Qui de latin la 1trest, & en Roman la mit. «
Il faut donc dire que Latin & Roman fussent diffe-
rens : puis que cestuy-cy tire du Latin une histoire,
pour la mettre en Roman. Il est vray qye ces vers
sont faits plus de CCC. ans apres Charles le Grand.
Et qu’ainsi ne soit, qu’on entendaoit il y a DCCC. ans,
que parler Rustic Romain fust le langage commun
des habitans de deça Meuse : il ne faut que lire ce
qu’a escrit Guitard en son histoire e la discorde
des enfans de l’Empereur Louys le Debonnaire, ad-
veneue en l’an DCCCXLI. Car faisant mention de
Louys Roy de Germanie & de Charles le Chauve
son frere Roy de France Westrienne ou Occidentale
(c’est à dire de ce qui est entre Meuse & Loire) il dit
que les deux Roys voulans asseurer ceux qui les a-
voyent suyvis, que ceste alliance seroit perpetuelle,
ils parlerent chacun aux gens de son pair (c’est le mot
dont ledit Guitard use) à sçavoir Louys Roys de Ger-
manie aux François Westriens (qui suyvoiyent ledit
Charles) en langue Romaine (c’est à dire la Rustique)
& Charles à ceux de Louys (qui estoyent Austra-
siens, Alemans, Saxons, & autres habitans delà le
Rhin) en langue Theutonique, qui est la Theotisque
28
dudit Concile de Tours : ou, comme j’ay dit, Thioise.
Lesparolles du Serment que Charles fit en langue
Romaine furent telles, ainsi que je les ay prises d’un
livre escrit il y a plus de cinq cens ans. Pro dŏ amur &
pro χρĭan poblo & nostre commun salvament dist di en a-
vant inquant đs savir et podir me dunat si salvarieo cist
meon fradre Karlo et in adiudha, et in cadhuna cosa si
com hom p dreit son fradra salvar dist ino quid il un altre si
farent. Et adludher nul plai nunquam prindrai que meon
vol cist meon fradre Karle in damno sit. Et le peuple de
Westrie respond en mesme langage : Si Lodhuuigs
sagrament que son fradre Karle jurat conservat, et Karlus
meo sendr, desuo part ň lo stanit : Si io retournar non lint pois
neio ne nuls cui eo returnar int pois in nulla aiudha contra
Lodhuuig nunli iver. Or peut-on dire que la lan-
gue de ces sermens (laquelle Guitard appelle Romai-
ne) soit vrayement Romaine (j’entens Latine) mais
plustost pareille à celle dont usent à present les Pro-
vençaux, Cathalans, ou ceux de Languedoc. Et il
appert par les livres composez en langue Latine du
temps de Charles le Chauve, qu’il y a grande diffe-
rence entre ce Serment & ce qu’ils tenoyent lors
pour Latin. Il faut donc necessairement conclure,
que ceste langue Romaine entendue par les soldats
du roy Charles le Chauve, estoit ceste rustique Ro-
maine, en laquelle Charles le Grand vouloit que les
Omelies preschees aux Eglises fussent translatees : à
din d’estre entendues par les simples gens, comme
leur langue maternelle ; aux prosnes & sermons :
ainsi qu’il est asié à deviner ou juger.
Il reste maintenant, sçavoir pourquoy ceste lan-
29
gue Romaine Rustique a esté chassee outre Loire,
delà le Rosne & la Garonne : ce que je confesse libre-
ment ne pouvoir asseurer par tesmoignages cer-
tains. Car qui seroit cestuy-la tant hardi, de seule-
ment promettre pouvoir tirer la verité d’un si pro-
fond abysme, que celuy où l’ignorance & noncha-
lance de sept ou huit cens ans l’a precipitee ? Toute-
fois j’en diray bien des causes & raisons sinon vrayes,
à tout le moins vray-semblables. Et s’il est loisible
de deviner, & les congectures ont lieu en ceste ma-
tiere (comme je croy qu’elles doyvent avoir) je sou-
stiens que le partage des enfans de l’Empereur Louys
Debonnaire, apporta une grande mutation en l’e-
stat de France : & non seulement separa leurs subjets,
mais encores rompit toute l’ancienne societé, que
les François & Gaulois demourans deça la Meuse a-
voyent avec ceux de delà : pour les grandes guerres
que les freres, enfans dudit Empereur Debonnaire,
eurent les uns contre les autres : & lesquelles apres
la mort de presque toute la noblesse (tuee en la ba-
taille de Fontena) frandement altererent les allian)
ces, que les seigneurs vivans sous un si florissant em-
pire, prenoyent aussi tost loing que pres. Car durant
le regne de Pepin, Charles ke Grand, & Louys son fils :
l’Austrazien, Saxon, Bavierien, Aleman, qui se ma-
rioit en Westrie, Bourgongne, Italie, Septimanie (qui
est Languedonc) ou en Aquitaine : ne craignoit point
de perdre ses heritaes, ainsi qu’il est porté par un
article de la division que Charles le Grand fit de ses
Royaumes entre ses enfans. Là où depuis Charles le
Chauve (soit que la clause & article susdit eussent)
30
esté oubliez en l’appointement faict l’an DCCCXLIII,
entre les trois freres, enfans dudit Debonnaire : ou
pour quelque autre raison que nous n’avons point
trouvee escrite) il n’y eut plus d’esperance de se re-
joindre, chacun voulant avoir un Roy de son lan-
gage. Voyla pourqouy les Austrasiens n’eurent a-
greable ledict Charles le Chauve quand, il voulut
prendre le royayme de Lothaire son nepveu, mort
sans enfans legitimes : ne les Westriens, Charles le
Gras, & encores moins Arnoul, quand ils s’efforce-
rent de les gouverner durant la minorité de Char-
les le Simple : voulant (ainsi que j’ay dit) chacun e-
stre commandé par un homme de sa langue. Ce qui
apparut bien evidemment, quand la famille de Pe-
pin vint à faillir au Royaume de Germanie : d’autant
que les Italiens firent roy Beranger, les Saxons Hen-
ri le Fauconnier, & quelque temps apres les We-
striens Hue Capet, marris de ce que Charles Duc de
Lorraine sentoit trop son Alemand.
Ceste derniere separation de Capet fut cause, &
à mon advis apporta un plus grand changement,
voire (si j’ose dire) doubla la langue Romande. Car
son entreprise estant suyvie de plusieurs autres sei-
gneurs, ja gouvernans les grandes Comtez & Du-
chez, ils se monstrerent non pas roys (car ils n’avoyent
l’authorité acquise de si longue main que Hue
Capet, venu d’un grand pere & d’un grand oncle
roys) mais usurpateurs de tous droits royaux, tenans
court à part, battans monnoye, & ne se rendans sub-
jets qu’à tel service qu’il leur plaisoit faire à ce Roy,
aussi nouveau en sa dignité, qu’eux mesmes qui l’a-
31
voyent supporté contre l’apparent heritier de la
couronne, pour avoir part au bbutin, plustost que
pour affection qu’ils luy portassent, ou desir de re-
former les abus lors regnans. De maniere qu’ils ne
se soucierent beaucoup de hanter la cour de ce nou-
veau Roy, ne se patronner sur ses mœurs, & encores
moins suyvre son langage : qui à la fin ne se trouva
de plus grande estendu que son domaine, raccourci
par ces Harpies. Car ledit Hue Capet & Robert son
fils ne jouissoyent d’aucune ville de marque, fors
d’Orleans, Paris & Laon : pource que les autres a-
voyent leurs Comptes, & les provinces des Ducs, qui
tenoyent grand territoire. Comme Richard, seigneur
de toute Normandie : Hebert qui estoit Comte de
Meaux & Troyes, c’est à dire de Brie & Champagne :
Thiebault Comte de Chartres, Blois & Tours : Guil
laume Duc de Guyenne, & Comte de Poictou :
Geoffroy Comte d’Anjou : lesquels depuis s’accreu-
rent grandement, pource que ceux de Chartres joi-
gnirent à leur domaine Champaigne & Brie par u-
surpation : ceux de Nrmandie, Angleterre : la mai-
son d’Anjou, Touraine. Tellement que lon veit en
France de belles cours & magnifiques tout à un mes-
me temps. Car le Comte d’Anjou espousa l’heritiere
d’Angleterre & Normandie. Le Duc de Guyenne
avoit les hommages d’Auvergne, Limosin, d’An-
goulmois, Agenois, & de toute l’Aquitaine. Le Com-
te de Champaigne, Brie, & tout ce qui estoit depuis
l’emboucheure de la riviere de Marne dans celle de
Seine, jusques vers la Lorraine : & de là retournant
à Sens. Les Berangers, toute la Provence, Languedoc
32
& Cathalongne. Ce qui donna occasion aux poë-
tes & hommes ingenieux, qui en ce temps-la vou-
lurent escrire, user de la langue des ces Roytelets,
pour davantage leur complaire, & monstrer qu’ils
n’avoyent que faiire d’emprunter aucune chose de
leurs voisins.
Ce fut lors (ainsi que je pense) qu’escrire en Ro-
man commença d’avoir lieu, & que les Conteor &
Jugleor, ou Jongleurs, Trouverees & Chanterres,
coururent par les cours de ces Princes : pour reciter
ou chanter leurs contes sans ryme, chansons & autres
enventions poëtiques : usans du Romain rustique,
ainsi que du langage entendu par plus de gens, en-
cores qu’il leur eschapast assez de mots de leur ter-
roir. Delà vient que lon trouve tant de livres de di-
vers dialectes, Limosin, Wallon ou François, & Pro-
vençal, portans le nom de Romans : voulans es poë-
tes donner à congnoistre par ce tiltre, que leur œu-
vre ou langage n’estoit pas Latin ou Romain Gram-
matic, ains Romain vulgaire. Ce que je devine (car
autrement je ne veux asseurer une chose tant obscu-
re) par un passage d’un livre coposé environ l’an
MCCXXVII. ou XXVIII. par Huon de Mari : qui
dit au commencement du Roman intitulé le Tour-
noiment d’Antichrist.
« N’est pas oiseux, ains fet bon œuvre
« Li trouverre qui sa bouche euvre
« Por bonne œuvre conter & dire,
« Mais ki bien treuve plain est d’ire
« Quant il n’a de matere point.
« Jolivetez semond & point
33
« Mon cuer de dire aucun biau dit.
« Mais n’ais dequoy, car tout est dit
« Fors ce que de nouvel avient.
« Mais au Trouveor bien avient
« S’il sçait aventure nouvelle,
« Qu’il face tant que la nouvelle
« Par tout s’espande & par tout aille :
« Et que son gros François detaille
« Pour faire œuvre plus deliee.
« Pour ce ma langue ay deliee,
« Quiconq m’en tiene à 1trespensé
« Pour dire mon nouvel pensé.
Ce gros François detaillé me semble devoir estre
pris pour le Roman & plus poli langage, dont les
Trouverres, Jugleors, & autres cy dessus nommez
ysoyent plus que le commun. Car Hebert dit au
Roman des sept sages,
« Moult volontiers me peneroie
« Si je m’en pooie entremettre
« Qu’en bon Romans pëusse mettre
« Une 2Estoire 3auques ancienne.
& puis quelques vers apres il adjouste,
« Li bons moines de bonne vie
« De Haute-selue l’Abeie
« A l’Estoire renouvellee,
« Par bel Latin l’a ordenee,
« Hebers la 4vieut en Romans trere
« Et del Romans un livre faire :
« El nom & en la reverence
« Del Roy fil Phelipe de France
« 5Loëis qu’en doit tant loër.
34
& puis encores quelque peu apres,
« Por s’amor encommenceray
« L’Estoire & enromanceray. &c.
qui est à dire, Je mettray en François. Que si quelcun
pense que le Roman ne fust qu’en ryme : je luy re-
spons qu’il y avoit aussi des Romans sans ryme & en
prose. Car en la vie de Charles le Grand mise en Fran-
çois avant l’an mil deux cens, à la requeste d’Yoland
Comtesse de saint Paul, sœur de Baudoin Comte de
Hainaut, surnommé le Bastisseur, au quatrieme livre
« l’autheur dit ainsi : Baudoin Comte de Hainau trou-
« va à Sens en Bourgongne la vie de Charlemaine : &
« mourant la donna à sa sœur Yoland Comtesse de
« saint Paul, qui m’a prié que je la mette en Roman
« sans ryme. Parce que tel se delitera el Roman qui del
Latin n’eut cure : & par le Roman sera mielx gardee.
« Maintes gens en ont ouy conter & chanter, mais
« n’est ce mensonge non ce qu’ils en dient & chantent
« cil Conteor ne cil Jugleor. Nuz contes rymez n’en
« est vrais : tot est mensonge ce qu’ils dient. Ce par-
ler Roman estoit lors pris pour langage mainte-
nant apellé François le plus poli, tesmoin ce vers
du Roman d’Alexandre de la composition de Lam-
bert li Cors :
« Vestu comme François, & 1sot parler Roman.
Et les Souisses le pensent encores : car au lieu de dire
Je sçay bien parler François, ils disent Je sçay bien
parler Roman. Et je diroy volontiers que le par-
ler Roman fut plus particulier à Paris & lieux voi-
sins qu’autres. Car au Roman d’Alexandre com-
posé par le clerc Simon, en racontant les peuples
35
divers qui sortirent de Babylone, apres la confu-
sion adevenue en bastissant la tour, il dit,
« Li enfans se departent, li 1piere enfu dolans,
« E li autre devient Mesopotamiens,
« Li autre fu Torquois, li autre Elimitans.
& puis quelques vers apres,
« Li autre fu Romains & li autre Toscans.
& encores depuis,
« L’autre fu Espeingnos, & s’autre fu Normans,
« Li autre Eurpeis & parla bien Romans,
« Li autre fu François, & li autre Normans.
Lesquels Erupeis ou Erupers je pren pour ceux du
pais d’Hurepoix, qui n’ha point de limite certain :
sinon qu’à Paris nous disons que le quartier devers
Midi ou de l’Université est en Hurepoix. Et neant-
moins pres de Meaux, & Joerre il y a un terroir ap-
pelé Hurepoix, comme aussi quelque endroit voi-
sin de Montereau-fault-Yonne. Que si aucun veut
dire que Simon prend le mot Erupeis pour Euro-
pæus : je respons qu’il parleroit trop generalement,
ayant nommé tant de peuples particuliers. Je ne suis
pas d’opinion que Hurepoix ait pris son nom du
vent Eurus, puis qu’il se trouve & à l’Orient & au
Midi de Paris. Mais j’adjousteray bien, qu’à Paris
quand lon veut dire qu’une façon de faire n’est gue-
res civile, on use de ces mots, C’est du Païs ou quar-
tier de Hurepoix : ce que d’autres disent, Cela sent
son escolier Latin. Comme si nos Roys demourans
du costé que nous appellons Cité & ville (à scavoir
au Palais, à S. Martin, au Louvre, pres S. Gervais, S.
Paul, & aux Tournelles, lieux habitez par nos Roys)
36
eussent plus façonné les habitans de cest endroit de
Paris : & que celuy de l’Université fust moins civil,
pour n’estre pas tant hanté de Courtisans : ce qui luy
auroit plus faict retenir le langage Rustic Romain.
Que les Erupers, Erupeis, Hurepoix, ou Herupois
fussent subjets des Rois de France, il en appert au Ro-
man de Bertain composé par le Roy Adenez, vivant
du temps du fils de saint Louis : où ils sont nommez
avec ceux qui accomagnerent Charles le grand
contre les Saxons. Car parlant de Saxeil il dit,
« Apres l’ot Gulthekins qui 1ainc n’ama François,
« Cil fu fils Justamont mout fu de grand 2bufois.
« Car bien cuida conquierre France & 3Olenois,
« Champaignois & Bourgongne & Flamans & Englois
« Jusqu’à Cologne fu, la il fit maint desrois.
« Longuement tint Sassoigne qu’in nus n’i mit
4defois
« Mes puis fu reconquise par Francs & par Thiois :
« Au reconquerre fure li baron Herupois
« Et Flaman li Euwage Brabançon Ardenois.
Quant à l’etymologie & signification de ce mot
Hurepois, voici ce que j’en ay trouvé dans le Ro-
man de la conqueste d’outre mer. Parlant d’un He-
lias (qui fut le chevalier au Cygne) nourri avec ses
freres dans un bois, sans jamais avoir veu autre hom-
me qu’un Hermite, qui les vestoit de feuilles & es-
corces cousues de Til, il dit,
« Li forestier s’en tourne qui ot nom Malaqurrez
« A l’hermitage vint hideux & hurepez.
Et du mesme Helias.
« Velus estoit com 5Leus ou Ours 6enkaënez,
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« Les ongles grans & lons, les 1cevals meelez,
« La teste hurepee n’ert pas souvent lavez.
Puis en dit autant des pauvres gens ; lesquels ayans
perdu leurs chevaux & biens, souivoyent à pied en ce
voyage d’outre mer les autres Chrestiens : estans con-
duits par Pierre l’Hermite :
« La peussiez voir tant viez draps depanez
« Et tante grande barbe & tant 1ciez hurepez.
De sorte que le pais de Hurepoix pourroit avoir
pris son nom de ce que les habitans portoyent leurs
cheveaux droits & herissez comme poil de Sanglier,
la teste duquel en benerie s’appelle Hure. De Hu-
repé donc vient par syncope Hupé, qui est une
touffe de plumes levees qu’une espece de coqs por-
te sus la teste : & encores Houpe, ce floc de soye ou
de fil noué qui jadis se mettoit au sommet des chape-
aux & bonnets des hommes plus honorables : non seu-
lement Rois, princes & gentishommes, mais encores
Cardinaux, Evesques & Docteurs. Dont possible vi-
ent le proverbe, Abatre l’orgueil des plus houpez,
quand c’estoyent clercs : ou hupez, quand c’estoyent
gens de guerre portans plumes. Tant y a que les
anciens Sicambriens (desquels autre part j’ay mon-
stré que sont venus les François) portoyent leurs
cheveux nouez sus la teste. Le mot Hurepé pour
poil levé & mal pigné, dure encores en la bouche
d’aucunes femmes de Paris, en mesme significa-
tion que le Latin arrecta coma. Mais tout ceci sera dit
pour reveiller l’esprit dequelcun, lequel possible
rencontrera d’autres endroits d’Auteurs plus ex-
pres & clairs que ceux-ci par moy alleguez. Les
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Espagnols aussi ont gardé ce mot de Roman, ap-
pellans Romancé Castellano leur langage com-
mun, & dont ils usent en la composition ou trans-
lation des livres. Je ne puis oublier que Giovan
Baptista Giraldi en ses discours pense que les Ro-
mans ont pris leur nom de Reims : pour ce que le li-
vre que Turpin Evesque de ceste ville a fait de la
vie & gestes de Charles le grand, a plus donné de
subjet aux Trouverres. Comme si le mot Romman-
cé venoit de Rhemenses. Et Pigna un autre Italien,
allegue ceste raison au livre qu’il a fait de l’origine
des Romans : acjoustant que les Annales estoyent
ainsi appelees : & que depuis d’autres nommerent
ainsi leurs contes fableux : ce qui a fait appeler Ro-
mans les semblables poesies. Mais il fault pardon-
ner à ces estrangers s’ils chopent en pais esloigné de
leur congnoissance, estans les Romans une sorte
de poësie Gauloise ou Françoise.
Quant au Wallon ou Gallon : j’estime que c’est
un moyen & nouveau langage, nay depuis Char-
les le grand : ainsi appellé pour ce qu’il sentoit plus
le Gaulois que Thiois : lequel toutefois on ne laissa
d’appeler Romain, pource qu’il apporchoit plus
du Romain que du Thiois ou François Germain.
Ce dialecte (c’est à dire propriété & diversité de lan-
gage) ayant trouvé des cours riches : comme cel-
les des Comptes de Flandres, d’Artois, de Hainau, de
Louvain, Namur, Liege & Braban, a donné occasion
de penser que ce fust un autre maniere de parler
François. Mais la maison de Hue Capet ayant regné
si longuement, & peu à peu joint à la couronne les
39
grandes terres, jadis occupees par des seigneurs par-
ticuliers, a quant & quant estient deça Loire la lan-
gue Romande, ou Romaine Rustique, pareille à
cele du serment dessus escrit, qui s’y parloit (ainsi
que j’ay dit) du temps de l’Empereur Charles le grand :
la banissant aux cours plus esloignees vers Italie,
Provence, Languedoc, Gascongne, & partie d’A-
quitaine, qui approche de Garomne : tout ainsi que
le Wallon se retira outre les rivieres de Somme & de
Meuse : laissant un langage moyen à ceux qui de-
mourerent entre les montagnes d’Auvergne & ces
rivieres : depuis appelé François, pource que les
Roys portans le nom de France la parloyent.
Que la langue Françoise a esté cogneue, prisee & parlee de
plus de gens qu’elle n’est à present. CHAP. V.
CESTE langue que j’appelle Françoise,
fut jadis plus prisee qu’elle n’est, à cause
des victoires de nos Rois, estendues plus
loin que maintenant. Car (ainsi que j’ay
dit) les grands Royaumes & Empires, sont cause de
faire estimer & apprendre les langues : ce qui se
preuve assez par les Grecs & Romains. Les Grecs
principalement, estans gens d’esprit, envoyerent
de leurs villes (quand la multitude y estoit trop
grande) des gens habiter les pais estranges : & quantd
ils avoyent trouvé quelque bon terroir, ils y fon-
ddoyent des villes : retenans la langue de celles dont
ils estoyent partis, & reconnoissans leur mere-ville.
Tant en firent, que la plus grande partie des costes
40
de la mer, d’entre l’Asie, Afrique, & Europe, vi-
voyent comme le peuple de Grece mesme. La sei-
gneurie qu’Alexandre & ses successeurs, eurent pres-
que sus toute l’Asie, grande partie d’Afrique, & Eu-
rope, fut cause de son augmentation : mais trop
plus les hommes doctes, qui firent tant de livres,
esquels ils traittoyent de plusieurs sciences utiles.
Ce qui contraignit les estrangers, ausquels Dieu
n’avoit fait tant de grace que d’inventer, de les ap-
prendre d’eux. Et pour monstrer que mon opinion
est veritable : il suffira dire, que les Romains envoy-
oyent leurs enfans, aussi tost à Marseille ville de Pro-
vence (colonie ou peuplade des Phocenses Grecs)
pour apprendre la langue Greque, qu’à Athenes :
pource que la discipline de ceste ville estoit grande-
ment prisee. On dit aussi que les Druides Theolo-
giens & prestres Gaulois, usoyent semblablement de
langue Greque : du moins Cesar dit, literis Græcis, c’est
à dire caracteres. Lesquels Druides ledict sieur Pi-
thou pense avoir donné le nom à Druthin, qui sgni-
fioit seigneur ou Dieu en vieil langage François-Fri-
zon, ainsi qu’il se lit en la translation des Evangiles
faites par ledit Otfrid. De sorte qu’à son advis, Dru-
ide voudroit dire Divin ou Theologien. Laquelle
opinion n’est pas hors d’apparence : pource qu’il n’y
a encore CCCC. ans que nous appellions les Docteurs
en Theologie Divins & maistres en divinité : tes-
moin ces vers de la complainte de sainte Eglise :
pour maistre Guillaume de Saint-Amour.
« Vous devin & vous decretistre
« Je vous jete fors de mon titre.
41
Ce qui sera dit non du tout hors de propos : ains
pour tousjours confirmer mon opinion, que les ma-
rests de Frise ayans caché les Belges, ils y ont laissé
quelques mots. Pour reprendre mon propos, je dy
que les Romains envoyerent querir en Athenes
leurs loix des douze tables : & lesquels venans depuis
à estre seigneurs du monde, firent en plus brief temps
& d’une autre sorte, estendre leur langue. Car n’ayans
chose plus ouable, que leur discipline militaire
(qui n’estoit pas assez suffisante toute seule, pour si
tost planter leur langue) ils voulurent que les Ju-
ges des pais conquis, fussent Romains : ou pour le
moins usassent en leurs sentences & actes publiques,
de langue Romaine. Si rigoureusement, qu’ils ne
voulurent jamais respondre aux Grecs qu’en Latin :
les contraignant parler part Trucheman, pour leur
oster le moyen de monstrer la promptitude & faci-
lité de leur lange (qui les faisoit estimer) non seu-
lement en la ville de Romme, mais au millieu de la
Grece & d’Asie : à fin de rendre envers les nations
estranges, la Romaine plus venerable. Ce qu’ils ne
firent pas un mespris des sciences, ains pour ne don-
ner aux estrangers occasion si petite qu’elle fust, de
se preferer aux Romains. Pensans que ce fust chose
indigne, d’abaisser la grandeur de leur Empire, à la
douceur flateuse des lettres. Cela contraignit leurs
subjets de l’apprendre : & pour ce que leur seigneu-
rie dura longuement, mesmes que de toutes pro-
vinces ils tenoyent des soldats pour leur service, il
n’estoit possible que pour complaire à leurs chefs
& capitaines, il n’apprissent la langue, à fin de par-
42
venir aux dignitez. Les peuplades de gens qu’ils ap-
pelloyent Colonies, aidoyent grandement à esten-
dre le langage, & tenir les pais vaincus en leur obe-
issance. Car comme dit Tacite au XII, livre de ses
Annales, Colonia Camlodunum deducitur in captiuos
agros : subsidium adversus rebelles, & imbuendis sociis
ad officia legum. c’est à dire, La colonie de 1Camalodum,
fut menee au pais conquis : pour servir de renfort
contre les rebelles, & accoustumer les alliez à obeir
aux loix. Qui est un des plus certains passages d’hi-
stoire, pour monstrer l’occasion d’envoyer des co-
lonies. Encores le droit de Bourgeoisie, que les Ro-
mains donnerent à tant de peuples, villes, & sei-
gneurs particuliers de la Gaule & d’Espagne, tira
(ainsi qu’il est croyable) dans Rome les plus riches
hommes de ces pais : quand ils furent faits Senateurs.
Et lesquels pour cela ne vendoyent leurs heritages,
Mais y venoyent s’esbatre quelque fois : n’y ayant
pas assez de terre pres Romme & en Italie, pour lo-
ger si grand nombre de riches seigneurs. Lesquels
rapportans tousjours des façon Romaines en leurs
maisons, furent cause de brouiller de Latin les lan-
gues Gauloise, & Espagnole : ainsi que nous voyons
aujourdhuy.
Quant aux courses des Gots, Wandales, Francs,
Bourguignons, & autres peuples Barbares, elles cor-
rompirent & non pas deracinerent le Latin, ne
pouvans introduire entierement leur langue, pour
deux raisons : l’une qu’estans gens incivils, & venans
de mauvais pais, trouvans les delices Romaines, ils
commencerent à s’y adonner : non toutefois tant
43
qu’il ne demourast beaucoup de leur barbarie, en
la bouche des peuples par eux vaincus. Et d’autant
que ceste tempeste & ravage, n’estoyent point as-
seurez sus richesses, ou puissance certaine, il fallut
qu’en brief temps ils s’aneantissent, ainsi que toutes
choses violentes. Car ces peuples divisez en plusieurs
Roys foibles à cause de leur nombre, chacun vou-
lant garder par armes, ce qu’il avoit acquis, ne le
defendit pas avec plus grande opiniastreté, qu’il
avoit de moyens. Tellement qu’avec leurs forces
ainsi divisees, ils amoindrirent premierement leur
authorité, & perdirent depuis leurs Royaumes,
& consequemment leurs langues maternelles : de-
mourant la Latine plus forte, tout corrompue
qu’elle fut par les traverses de tant de peuples divers.
Ce qui n’advint aux Sarazins, peuple d’Arabie : car
ayans conquis l’Egypte, l’Afrique & l’Espagne, ils y
planterent leur langue : se monstrans si curieux de
l’entretenir & augmenter, que plusieurs des leurs
embrassans les disciplines, tournerent en Arabe grand
nombre de bons livres, composez avant leur venue,
tant en Medecine qu’Astrologie : si heureusement,
que les principales sciences eussent grandement
souffert sans eux : ayans Averrois, Albumasar, Me-
sué, & autres, esté non moins estimez par nos Philo-
sophes & Medecins, qu’Hippocrates & Galen.
Tout ce long discours retranché du premier &
second chapitres, a esté icy rapporté pour monstrer
que les langues se renforcent, à mesure que les prin-
ces qui en usent s’agrandissent. Et pour autant que
nos Roys ont jadis esté fort redoutez, j’estime que
44
leur langue estoit apprise de plus de gens. Comme
du temps de saint Louis (que je pense depuis Char-
les le grand avoir esté le plus puissant Roy de Fran-
ce, & le plus honoré des nations estranges) elle estoit
fort prisee : car les nobles d’Angleterre, & les gens
de Justice parloyent François. Ce qui fut continué
par ceux-cy jusques à ce (dit Polydore Virgile au
XIX. livre de l’histoire qu’il a faite des Roys Anglois)
que du temps d’Edouard III. & l’an M. CCCLXI.
au Parlement tenu à Westmonstier, il fut ordonné :
Que les Juges, plaideurs, advocats, procureurs,
commissaires, ne parleroyent plus François ou
Normand : & que les plaidoyers, sentences, & au-
tres actes de justice, seroyent escrits en langue An-
gloise ou Latine : au grand profit (dit-il) & advan-
tage du peuple, lequel n’eut plus que faire d’user de
Trucheman, pour plaider ses causes. Or la langue
Françoise avoit esté portee en Angleterre, par Guil-
laume le Bastard duc de Normandie, en conquerant
ceste isle l’an L. LXVII. Lequel desirant la joindre
à jamais avec son patrimoine : apres avoir Fiefé la
plus grande partie de ce qu’il avoit conquis, aux
gentilshommes qui l’avoyent suivi (presque tous
François) y voulut encores planter sa langue, qu’il
estimoit plus polie que la Saxone ou Angloise : or-
donnant que les loix nouvelles, faites par luy pour
le reglement de sa Justice, fussent escrites en Fran-
çois. Ce qui contraignoit les habitans, d’apprendre
nostre langue : avec ce que les successeurs de ce Roy,
tenans de beaux Duchez & Contez deça, en terre
derme, y demoyroyent plus souvent qu’en l’isle : e-
45
stans contraints outre la douceur du pais, d’y venir à
cause des guerres qu’ils avoyent continuellement
contre les Roys de France : ausquels ils pouvoyent
faire teste, par le moyen de leurs grandes richesses.
Car Henry II. Roy d’Angleterre, & duc de Nor-
mandie par sa mere, avoit succedé à son pere aux
Comtez de Maine, Anjou, & Touraine. Puis ayant
espousee Leonor, repudiee par Louis le jeune Roy
de France, elle luy apporta le Poitou et la Guienne.
De sorte que ces grandes seigneuries, plus delicieu-
ses que l’Angleterre, les contraignoyent y demou-
rer : estant Chinon en Touraine, un des principaux
sejours de ce Henry. Ainsi donc les Anglois avoyent
des loix Françoises, leur Roy parloit ceste langue,
& les nobles l’apprenoyent pour s’approcher
leur maistre & avoir son oreille. Toute cela me fait
croire, que leurs successeurs retenoyent ce langage,
ayans gardé Bourdelois & Gascongne jusques à l’an
MCCCCLII. Que si cuelcun trop scrupuleux, veult
dire que Polydore laisse en doute, si c’est François
ou Normand, que lon parloit en Angleterre avant
ce Parlement de Westmonstier : Je luy respon qu’il
est croyable, que chacun s’estudioit à mieux parler.
Et je vous ose dire, que les Anglois (j’entens Roys
& nobles) ne perdirent pas la langue avec les sei-
gneuries qu’ils tenoyent par deça : qu’Edoard esta-
blissant l’ordre de la Jartiere, voulut que la parolle
qu’il avoit dite levant le lien de la chausse de s’amie,
fust escrite à l’entour de l’ordre : à sçavoir, HONNI
SOIT IL QUI MAL Y PENSE : ce qui monstre
46
qu’il parloit François : & neantmoins ce Roy ne te-
noit en France, que Guyenne. Ce fut donc une per-
te & diminution de la langue Françoise, que cest
Edict de Westmonstier. Car si l’ancienne coustume
eust duré jusques au jourdhuy, la plus grande par-
tie de l’isle parleroit François : estant certain que
chacun se range volontiers du costé du profit.
La langue Françoise n’estoit pas moin prisee en
Sicile, Jerusalem, Chipre & Antioche : à cause des
conquestes de Robert Guischard, & des Pelerins
qui passerent en la terre sainte, avec Hugues le
grand, frere de Philippe Roy de France : Godefroy
de Bolongne, & autres seigneurs François. Et la sei-
gneurie que Baudouin Comte de Flandres, & les
siens eurent en Constantinople, l’espace de plus
de soixante ans, fit encores apprendre le Fran-
çois aux Grecs : ayant une partie du pais esté donné
aux seigneurs qui avoyent suivi ledit Comte Bau-
douin : tels que Louis Comte de Bloys, Geofroy
de Ville-Hardoin, Payen d’Orleans, Baudoin de
Biauvoir, Pierre Braiecul, & infinis autres nobles
de France. Elle fut encore plus estimee à Naples, à
cause de Charles Comte d’Anjou, frere du Roy S.
Louis : lequel conquist ce Royayme, et prenoit
grand plaisir en la poesie Françoise, comme nous
trouvons par les chansons qu’il a laissees portans son
nom. L’Université de Paris alors presque unique
pour la Theologie, estoit encore tres-fameuse en
toutes autres sciences : lesquelles invitoyent les
estrangers à y venir apprendre les lettres Latines, &
par consequent quelques traits de la langue Françoise.
47
Aussi toutes sortes de gens y accouroyent : Italiens,
Espagnols, Anglois, Alemans : comme tesmoignent
les escoles & colleges, que ces nations bastirent en
la ville de Paris. 1Dante Poete Florentin, & 2Bocace
du mesme pais, y ont estudié : qui est la cause pour-
quoy vous rencontrez dans les livres de cestuy-ci,
une infinité de parolles & manieres de parler toutes
Françoises. Et qui voudra fueilleter nos vieils Poetes,
il trouvera dedans, les mots dont les Italiens se pa-
rent le plus : voire les noms & differences de leurs
Rymes, Sonnets, Ballades, Lais, & autres. Quant au
Sonnet, Guillaume de Lorris monstre que les Fran-
çois en ont usé : puisqu’il dit au Roman de la Rose,
« Lais d’Amours & Sonnets courtois.
Et je monstreray bien dans nos fableaux, & livres
plus anciens que Bocace, cinq ou six de ses meilleu-
res & plus plaisantes nouvelles. Ainsi donc y ayant
en ce temps la pusieurs Cours en Europe, qui a-
voyent des seigneurs nourris de laict François, d’a-
vantage de gens le parloyent. Et qui plus est, les fa-
çons de faire, mots de guerre & de paix, se pre-
noyent en la Cour de France, (pour lors mirouer
des autres) à cause des richesses de nos Rois, qui re-
luisoyent plus que leurs voisins : & lesquels estans
les plus puissans, avoyent par consequent davan-
tage d’officiers & moyens de despendre : vray leurre
(outre la courtoisie dont les François ont toursjours
esté louez) & assez suffisant pour attirer des estran-
gers. Aussi lisez vous que les peuples d’Asie & d’A-
frique, appellent Francs tous Chrestiens d’Occi-
dent : encores qu’ils ne soyent François, ains Espa-
48
gnols, Portugais, Italiens : & brief tous Occidentaux
qui vont trafiquer en ces pais. La cour de Rome ser-
vit encores beaucoup à faire cognoistre & appren-
dre nostre langue. Car les Papes habitans en Avignon,
il est croyable que les Cardinaux s’efforçoyent par-
ler François, puis qu’ils demouroyent en France. Et
les taxes de la Chancellerie Papale, monstrent bien
qu’ils vivoyent à la Françoise, ayans pris en France
ceste façon de compter, ainsi que dit Gomes.
Il y avoit donc plus de gens qui faisoyent conte
de nostre langue qu’ajourdhuy. Toutesfois j’e-
stime, que si les hommes doctes continuent à e-
escrire leurs conceptions en nostre langue vulgaire,
que cela pourra nous rendre l’honneur perdu : l’en-
richissant tous les jours, par tant de fideles transla-
tions de livres Grecs & Latins : mais plus (à mon
advis) par tant de sçavans personnages, qui em-
ployent les forces de leur vif esprit, à l’augmenta-
tion de la poesie Françoise. Laquelle ils vont tous
les jours elevant si haut, qu’il y a esperance, puis
que ja ils ont passé tous ceux qui depuis le temps
d’Auguste, ont escrit en vers (je n’excepte les Ita-
liens, & encor moins les Espagnols) que nostre lan-
gue sera recherchee par les autres nations, autant
qu’elle fut jamais. Car si les Italiens, Espagnols, Ale)
mans, & autres, ont esté contraints forger leur Ro-
mans & contes fableux, sus les telles quelles inven-
tions de nos Trouveres, Chanterres, Conteor, &
Jugleor (tant caressez par toutes les Cours d’Euro-
pe, pour leurs chansons de la table ronde, Roland,
Renaud de Montauban, & autres Pairs & Paladins
49
de France) Si Petrarque & ses semblables se sont ai-
dez des plus beaux traits des chansons de Thiebaut
Roy de Navarre, Gaces Brulez, le Chastelain de
Coucy, & autres anciens poetes François, que fe-
ront ceux qui vivent maintenant, quand ils vien-
dront à fueilleter les œuvres de tant d’excellents
poetes, qui sont venus depuis le regne du Roy
François premier de ce nom ? Je croy qu’ils ne se
feindront non plus de les piller, & qu’ils auront
encores moins de honte de cueillir les fleurs de si
beaux jardins dressez par nos derniers poetes, que
leurs predecesseurs n’ont faict, d’emporter les espi-
nes & ronces des landes & haliers frequentez par
nos anciens peres.
Sommaire discours de l’origine de la poesie, & que c’est que
les anciens appelloyent Rhythmos, & vers Rhythmi-
ques anciens. CHAP. VI.
IL est aussi difficile de monstrer l’origine
de la poesie, que nommer le premier poë-
te. C’est pourquoy me rapportant à ce
que je sçay qu’un mien ami en a faict, &
qu’il entend publier un de ces jours : je diray seule-
ment, que la poësie a esté estimee en Asie, Afrique,
& Europe. De sorte qu’elle a esté employee aux
principales sciences, voire aux loix divines, hu-
maines, & autres actes de mémoire. Ce que je croy
avoir esté fait, à cause de la mesure : laquelle par son
harmonie, aide merveilleusement à la mémoire,
qu’elle rafraischit par la cadence du vers. Encor voit
50
on une partie de la Bible, parlant des temps derni-
ers (& toutesfois escrire avant les plus vieils livres
que noys ayons en Latin) mise en vers ou nombres
mesurez. Et aucuns des anciens oracles des Dieux
Payens, se trouvent raportez de mesure. Nos vieils
poëtes Gaulois appelez Bards chantoyent au son des
instruments, les faits des hommes illustres : dont (pos-
sible) vient qu’en Bretagne ils nomment Bards, ceux
que nous appellons Menestriers. Tacite dit que les
Germains allans à la guerre, chantoyent les faits des
vaillans hommes mis en vers. Et il peut bien estre que
les Grecs ont pris ceste façon (ainsi que plusieurs
autres) des peuples d’Asie, ou des Egyptiens : que
lon tient pour inventeurs de toutes les sciences, &
autres plaisantes ou profitables inventions Mathe-
matiques ou Mechaniques. Mais les Grecs ont tel-
lement haussé la poësie, qu’à bon droit lon peut di-
re, qu’ils en sont les peres : l’ayans plus que toutes
autres nations pratiquee, estendue, & embellie des
ornemens qui se pouvoyent desirer. A l’imitation
desquels, les Romains se sont efforcez de faire va-
loir leur langue en ceste partie : assez heureusement,
& pour estre comparez aux maistres qui les avoyent
enseignez, si la douceur & richesse de la langue Grec-
que n’eust desbauché plusieurs d’entre eux (& les
Empereurs mesmes) de l’amour de leur langue : se
laissans emporter aux delices que les Grecs ingeni-
eux & plus subtils, inventoyent à fin de donner
plaisir aux Monarques. Lesquels n’ayans plus contre
qui esprouver leurs forces, commencerent à se don-
ner du bon temps, bastir, aimer les statues & pein-