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1581-Origine de la langue et poesie françoise (Claude Fauchet) (51-100)

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tures : y estans invitez par le gentil esprit & subtilité

des Grecs, vaincus par les armes, & taschans à re-

gaigner le dessus par les forces de l’esprit. Ayant ceste

rigueur de faire parler les subjets de l’Empire Ro-

main & les estrangers par Truchemans, esté rom-

pue en faveur de Molon precepteur de Ciceron :

qui le premier harangua en Grec au Senat : ouvrant

le pas à ceux qui maintenant (dit Valere) de leur

caquet assourdissent les oreilles de la Court. Telle-

ment qu’à la fin, les Romains se deffians pouvoir at-

teindre & parvenir à leur degé, voulurent euxmes-

mes peu à peu Greciser : ne s’appercevans que par

telle imitation, ils perdoyent la naifveté de leur lan-

gue : ce qui à mon advis plus evidemment apparut

sous l’Empire d’Adrian, lequel pour faire trop grand

cas des façons Grecques, fut par aucuns surnommé

le Grec. Depuis Arcade & Theodose leur donne-

rent plus grande liverté, permettans aux Juges pro-

noncer leurs sentences tant en Grec que Latin.

Or la poesie ayant eu cours entre ces deux na-

tions, a esté entretenue par les bons esprits, jusques

à l’Empire de Theodose le grans, apres lequel elle

commenca à decliner : tant à cause des ravages &

courses de divers peuples Barbares, lourds & to-

talement ignorans, que par le moyen du Christia-

nisme : lequel ne se trouvant compatible avec beau-

coup de discours fableux & mustiques, que les poe-

tes ont accoustumé semer parmi leurs œuvres, ainsi

que des fleurs, les Chrestiens plus severes & devoti-

eux trouvoyent mauvais. Qui fut la cause de les en

desgouster peu à peu, & s’en servir aux hymnes seu-

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lement. Voyla pourquoy tant plus nous nous esloi-

gnons de Prudence, poete Chrestien, ceux qui se sont

meslez de la poesie, sont ruces & mal polis : tesmoin

Paulin, Victor, Sidonius, Sedulius, Juvencus, A-

rator, Prosper : & apres tous ceux-la Fortunat,

qui semble estre le dernier. Car il ne me souvient

point, que depuis luy jusques au regne de Charles

le Chauve, il se trouve aucun digne du nom de poë-

te : ayans ceux qui prenoyent plaisir à la versifica-

tion, employé tout leur esprit à composer des

vers de cadence unisone, vulgairement nommee

ryme. De maniere qu’il semble que la figure appe-

lee en Grec, Omoioteleuton (c’est à dire, finissant de

mesme) quelquefois paisante & receue en prose o-

raison, se soit lors affectee & cherchee en toutes

sortes de compositions. A tout le moins on peult

remarque, que depuis l’an DC. les vers rymez ont

eu plus de voque : voire se sont tournez en art.

L’autheur est jusques ici incertain, comme de pres-

que toutes inventions : & neantmoins il y en a qui

l’attribuent à un Pape nommé Leon (je ne sçay si

c’est le II. qui tenoit le siege de Rome l’an 684) le-

quel on dit avoir reformé le chant & les hymnes

de l’Eglise : tant y a qu’une sorte de ryme s’appelle

Leonine ou Leonime. D’autres veulent que l’hym-

ne chanté en l’honneur de saint Jehan Baptiste, com-

mençant,

« Ut queant laxis, resonare fibris

« Mira gestorum, famuli tuorum,

« Solve polluti, labii reatum,

« Sancte Johannes.

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soit le patron de toutes les autres rymes faites de-

puis en langues vulgaires : mais il n’y a pas grande

apparence, veu qu’on tient pour certain, que Paul

Diacre l’a fait : & que ledit hymne n’est pas tout ry-

mé, ainsi seulement trois ou quatre couplets : & qu’il

se trouve beaucoup de vers meslez d’unisones, evi-

demment affectez (principalement en hymnes &

proses) auparavant le temps de Paul Diacre : qui

vivoit sous l’Empereur Charles le grand : c’est à

dire l’an DCCC.

Voyla pourquoy ceux qui tirent la ryme de plus

loing, disent qu’elle fut en usage du temps mesme

des Romains : & pour confirmer leur opinion al-

leguent quelques vers d’Ovide, rendans un son

pareil à celuy de nostre ryme. A la verité 1Aulus Gel-

lius dit apres Varron : Longior mensura vocis, ῥυθμὸς

dicitur : altior μὲλος. Et 2Quintilian, Tum nec citra Musi-

cen Grammatice potest esse perfecta, cùm ei de metris rhyth-

mísque dicendum sit. Toutefois je ne sçay pas comme

lon se puisse aider de ces deux passages, pour fonder

nostre ryme : veu la difference qu’il y a de nos vers

vulgaires rymez, à ceux des anciens Grecs ou Latins,

qui ne son point Olioteleutes. Car il est besoin

qu’en nos vers rymez, il y ait de la mesure & du son :

& aux vers Grecs ou Latins, de la mesure & quanti-

té, sans autres unison. Toutefois si Ovide en a usé, je

croy que c’est par rencontre, plus tost que par loy ou

subjection d’aucun genre de vers, ou regle versifi-

catoire. Aussi ne trouverez vous point, que les anci-

ens Grammairiens ou Rhetoriciens, ayent parlé de

telle sorte de composition : là où au contraire ils con-

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damnent les trop frequentes cadences omiote-

leutes. Mais Cassiodore apres un certain Sacerdos,

monstre que cela estoit estimé en son temps, com-

me figure pratiquee des Orateurs & Poetes, alle-

guant ce vers,

Pervia divisi patuerunt cærula ponti.

& dit que le pape Gregoire en a usé, comme aussi le

prestre Hierosme (je ne sçay s’il entend celuy que

nous appellons saint) lequel appelloit telles figu-

res, concinas Thetorum declamationes. Or à fin de con-

tenter ceux qui pourroyent douter si nostre ryme

vient du ῥυθμὸς, dont les anciens Orateurs & Poetes

Grecs ou Latins ont usé : j’ai pensé qu’il ne sera hors

de propos d’en parler & faire un commaire dis-

cours de ce que les anciens autheurs Grecs & Latins

en ont dit. Car outre ce que pas un de nos François

n’en a parlé (que j’aye veu) j’espere que par le fil &

suite de mes propos, l’origine de nostre Ryme se

trouvant, je seray plus excusé d’avoir pris la matie-

re dés la source.

Rhythme donc à proprement parler selon les an-

ciens, signifie nombre : & toutefois pource que le

mot de nombre a plusieurs significations, pour oster

toute equivoque il vaut mieux retenir le nom Grec,

à fin de plus clairement donner à entendre ce que

nous voulons dire. Le Rhythme en la Musique a si

grande estendue que tout ce qui en icelle appartient

à ce que les Grecs ont appelé ἄῥσις & θέσις, c’est à di-

re, elevation ou abaissement, & saint Augustin a

pris pour ce qu’on appelle en Latin diu & non diu

(c’est à dire espace de temps long ou brief) a esté

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nommé Rhythme. De sorte que lon peut dire q[ue]

c’est la proportion qu’il y a entre deux temps de di-

verse longueur, quand ils viennent à s’entr’accor-

der : lequel Rhythme se trouve en dance, musique

de voix, ou de doigts ; voire en vers & prose : puis

que toutes ces choses se font par mouvements. Et

pource lon peut dire aussi, qu’il se voit du Rhythme

aux pieds & mains de ceux qui dansent, quand ils

les remuent pesamment ou legerement : lequel s’ap-

pellera bon Rhythme, s’ils le font par bonne propor-

tion. Autant en dira lon en Musique des sons, que

lon oit gros ou gesles, s’ils se rencontrent en bon or-

dre. Les Medecins aussi ont usé du mot de Rhythme

pour signifier le bon ou mauvais batement du pouls.

Toutefois n’estant à present nostre intention au-

tre, que parler du Rhythme pratiqué en la pronon-

ciation, nous lairrons faire ce discours à ceux qui

traitteront de la Musique, nous contentans de dire

qu’il y a deux choses qui rendent la parolle plus a-

greable l’une que l’autre : A sçavoir ce que les anciens

ont appelé Rhythme & Harmonie. Pour le regard

du premier, ce n’est (comme j’ay dit) autre chose

que la difference du temps que nous employons à

prononcer une syllabe, & le temps que nous met)

tons à dire une autre. Car cela estant universel en la

nature, que tout mouvement se fait avec temps, le

son & les parolles estans mouvements, ainsi qu’il

appert par leur origine (qui n’est autre chose qu’un

air batant l’artere par laquelle il passe, & qui depuis

est moderé par le palais, la langue & les dents) il est

necessaire que ce mouvement de parolles se face

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avec le temps. Ainsi donc le Rhythme n’est autre

chose que la difference que nous observons pour

le regard du temps, en la prononciation des sylla-

bes. Et par consequence il ne se peut prononcer

aucune parolle de plusieurs syllabes, qui n’ait du

Rhythme : mais la difference est, que la nature nous

ayant donné l’oreille pour juger de ce qui est plai-

sans aux sens, & de ce qui ne l’est pas, ni nous gar-

dons ces differences, de sorte qu’elles soyent agrea-

bles aux oreilles (j’entens de plusieurs, & mesme-

ment de ceux qui n’ont la jugement corrompu

d’ailleurs) le Rhythme sera louable : comme au con-

traire naturellement il les offensera, se trouvant des-

agreable & mal-plaisant. Or tout ainsi que pour ce

regard nous ne considerons autre chose que le temps :

aussi en l’harmonie nous prenons garde à la quali-

té de la voix, la haussant & baissant de certaines fa-

çons, ou bien faisans l’un & l’autre en vune mesme

syllabe : comme le voyons avoir esté pratiqué des

anciens Grecs. Chose bien difficile, voire presque

impossible de juger en ce temps : par ce qu’il est cer-

tain que la grace des langues, qui consiste à bien gar-

der & de bonne façon la proportion des temps, en

la meslange du haussement ou abaissement de la

voix, ne se peut congnoistre que fans elles sont

en leur fleur & perfection. Qui est la cause pour la

quelle j’estime que si ces hommes tant honorez par

le passé, pour avoir esté excellents en ce poinct : ou

bien que si Isocrate mesme (que lon dit avoir esté in-

venteur des nombres en l’oraison) rescucitoyent de

present, il n’entendroyent non plus une de leurs

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oraisons, recitee par le plus sçavant Greciseur d’en-

tre nous, que nous ferions un bas Breton : lequel

n’estant jamais sorti de son païs, & sçachant seule-

ment lire, voudroit prononcer quelque beau poë-

me François. Puis donc (dit Aristote) que le temps

est le nombre du mouvement : le Rhythme (s’il est la

mesme chose que le temps) sera le mouvement du

nombre. Et pource les oraisons qui en beaucoup de

lieux, & principalement aux extremitez des clauses,

auront de bonnes proportions de voix ; soit en syl-

labes longues ou briefves ; sont à bon droit appe-

lees nombreuses : pourveau que les poincts qui la

divisent, se rapportent bien l’un à l’autre. C’est pour-

quoy le mesme Aristote au livre de la Rhetorique a

dit : Ce qui n’a point de nombre ou Rhythme n’est « 

point clos & fini : toutesfois si faut-il que l’Oraison « 

aye une fin ; non pas arrestee par un vers ou Metre « 

(car ce seroit poëme) mais par un Rhythme, lequel « 

on ne s’apperçoive point avoir esté curieusement « 

cherché, ains rencontré. Ce lieu d’Aristote (quel-

que debat que cinq ou six interpretes ayent ensem-

ble) a esté declaré par Ciceron, qui à mon advis l’a

mieux entendu que pas un : quand il dit en son li-

vre, intitulé l’Orateur : Tout ce qui chet sous quel- « 

que mesure é jugement des oreilles, encores qu’il « 

soit esloigné du vers (lequel est tenu pour vice en « 

oraison) est appelé nombre : & en Grec Rhythmos. « 

Le mesme est dechifré par 1 Quintilian : les parolles

duquel je ne tourneray, pour ce que j’ay suivi plus-

tost la substance de ce qu’il a dit, que les propres

mots. Toute ordonnance, conjonction, & assem- « 

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« blement de parolles, est composé de mesures ou de

« nombres (je veux, dit-il, que les Rhythmes soyent

« nombres) & de metre : c’est à dire, mesure. Et combien

« que l’un & l’autre soit composé de piefs, il n’y a pas en-

tre eux une legere difference. Car les Rhythmes (c’est

« à dire nombres) sont composez de certain espace

« de temps, & les metres d’ordre : qui est la cause pour-

« quoy l’un semble estre de quantité, & l’autre de qua-

lité. Le mesme Quintilian, apres avoir noté les diffe-

rences d’entre le vers & les rhythmes, semble con-

clure : Que les Rhythmes (en son temps) n’avoyent

point de certain but, ne variété en leur continuation :

mais couroyent d’un mesme fil, sans se haulser plus

que du commencement. Auquel propos lon peu

approprier ce que j’ay dit cy dessus de Aulus Gelli-

us : que j’esclaircirau par ce que ledit Quintilian met

au mesme chapitre. Qu’au Rhythme lon est assu-

jecti à l’assiete des pieds, ainsi qu’au metre ou vers :

en la composition desquels les pieds sont assis en

certains lieux. Aussi sainct1 Augustin dit : Quant à ce

« qui n’estoit point moderé par un certain arrest, ains

« couroit par pieds raisonnablement ordonnez, il fut

« nommé Rhythme : que lon ne peut appeler en Latin

« que nombre. Or puis que naturellement nous som-

mes enclins à imiter (dit Aristote en sa poetique)

l’harmonie & rhythme, par lesquels nous imitons,

nous estans donnez de nature ; ceux qui plus que

les autres furent adonnez à imiter par harmonie &

rhythmes, engendrerent & enfanterent la Poesie,

d’un lourd & petit commencement (ainsi qu’il ad-

vient en toutes origines des choses) puis avec le temps

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la rendirent en la perfection, que jadis elle fut : y

adjoustans diverses reigles & genres de vers. Les

Rhythmes donc estans harmonieux, & plus aisez à

trouver que les Metres (sujects aux pieds, ainsi que

j’ay dit) avoyent cours entre les simples gens, com-

me villageois. Et veulent aucuns, que de tels rhythmes

parle Virgile en ses Bucoliques, quand il dit :

-numeros memini si verba tenerem.

& Horace, -numerísque fertur Lege solutis.

De faict, saint 1Augustin dit, Rhythme, Metre, &

Vers different. Rhythme est nombre : Metre mesure :

Rhythme coule par les pieds, tels que vous les aurez

premierement choisis : qu’il n’est loisible d’entre-

mesler d’autres de contraire son : & pource il est « 

bien appelé Rhythme, c’est à dire nombre. Toute- « 

fois d’autant qu’il roule sans mesure, & qu’on n’a « 

point ordonné en quel pied sa fin apparoistra, il n’a « 

deu estre appelé Metre : pour n’avoir aucune mesu- « 

re en sa continuation. Là où le Metre ha l’un & l’au- « 

tre : car il joint par certains pieds, & finit par cer- « 

tain moyen. A ceste cause il s’appelle non seulement « 

Metre, pource qu’il a une fin remerquable ; mais il « 

est encore Rhythme, à cause de la raisonnable liai- « 

son de ses pieds. Et partant tout Metre est Rhythme, « 

& tout Rhythme n’est pas Metre. Il adjouste d’a- « 

vantage : Toute legitime liaison de pieds est nom- « 

bre : laquelle se trouvant au Metre, il ne peut faillir « 

d’estre nombre, c’est à dire, Rhythme. Mais pource « 

que ce n’est pas tout un de couler avec pieds legiti- « 

mes, & toutesfois sans but certain ; & marcher avec « 

des pieds legitimes, & avoir un arrest certain : il a « 

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« fallu distinguer & separer ces deux genres par mots

« divers, & appeler ce premier Rhythme, par son pro-

« pre nom : & cest autre non pas tellement Rhythme,

« qu’il ne fust quant & quant Metre. Encore, Pource

« que des nombres qui sont clos par certain but (c’est

« à dire Metres) on ne se soucie d’en couper les au-

« cuns sus la moitié, & à d’autres on le fait songneu-

« sement : il a fallu aussi marquer telle difference par

« certaines parolles. De là vient que l’espece, en la-

« quelle telle dicision n’est gardee, se nomme propre-

« ment Rhythme-Metre : & l’autre où elle est gardee,

« s’appelle Vers. Diomede Grammarien dit qu’aucuns

reprennent Salluste d’avoir commencé la guerre de

Jugurtha par un rhythme. Et le mesme saint Au-

gustin, donne un tel exemple du rhythme sans me-

tre : composé de Pyrrhichies,

Ago celeriter agile quod ago tibi quod anima velit.

& dit que le repetant par autant de fois qu’il vous

plaira, vous ferez le Rhythme de telle longueur que

voudrez. Quant au Metre il veut que de ce vers,

Cornua velatarum obvertimus antennarum.

vous en puissiez faire un, si ostant le ob de obvertimus

(commme l’a escrit Virgile) vous vouliez dire (en mettant

le devant derriere) Vertimus antenarum, cornua velatarum

& lors ce sera un metre, & non pas un vers : pour

autant que ce qui est composé de deux membres,

dont l’un ne peut entre en la place de l’autre, est ap-

pelé vers par figure contraire : à cause qu’il ne se peut

renverser, sauf ses nombres avec lesquels il la esté pre-

mierement composé. Et la difference qu’il y a du

Metre au Vers, est que le Metre avant qu’il soit clos,

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n’a point d’article certain & arresté : là où le vers a

certain demi pied, où il se doit arrester : comme, Ar-

ma virumque cano : Troiæ qui primus ab oris Arma vi-

rumque cano, vous romperiez les pieds, & le vers mes-

me. Qui est la cause pourquoy les anciens ont nom-

mé l’espace premiere Metre : & ceste cy (qui est de

deux membres joincts par certaine raison & mesu-

re) Vers. D’avantage on ne peut au Metre, user de si-

lence ou pause moindre que d’un temps, ne plus de

quatre : car c’est la moderee progression requise en

ceste espece. Et pource quand lon chante, ou pro-

nonce ce qui a une certaine fin, & plus d’un pied : &

par naturel mouvement (avant la consideration des

nombres) chatouille le sens d’une certaine equali-

té, s’appelle Metre.

Or les Rhythmes estans, comme j’ay dit, plus fa-

ciles à trouver par les simples gens, qui ne sça-

voyent pas les loix que les Grammairiens (qui sont

les maistres & juges des Poetes) ont donnes aux syl-

labes, pour les rendre longues ou briefves : il est

fort croyable qu’au declin de l’Empire (lors que la

meslange de tant d’estrangers eut encores plus gasté

la prononciation, & accents Romains) que les

Rhythmes furent d’avantage frequentez. Telle-

ment que Bede, surnommé le Venerable, qui a ves-

cu jusques à l’an DCCXXX. en son livre de Metro-

rum generibus, en fait le penultime chapitre de son

œuvre : comme de composition fort pratiquee de

son temps. Il y a (dit-il) apparence, que les Rhythmes « 

tiennent du Metre : pource que c’est une harmonieu- « 

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« se composition de parolles, non par mesure & cer-

« tain ordre tel que celuy qui se garde en la compo-

« sition des Metres ou vers, ains par nombres de syl-

« labes, selon qu’il plaist aux oreilles. et tels sont les

« cantiques des Poetes vulgaires. De vray le Rhythme

« peut estre fait par soy sans Metre : mais le Metre ne

« peut estre sans le Rhythme, ou mesure. Ce que lon

« peut dire plus clairement, Metre est un chant con-

« traint par certaine raison : Rhythmeun chant libre

« & non suject à aucune loy. Vray est que bien sou-

« vent vous trouverez de la raison ou mesure certaine

« au Rhythme : non pource que le compositeur s’y soit

« assubjecti, mais pource que le son (ou ton, selon

« Victorin) & harmonie l’a paradventure conduit &

« mené jusques à ceste raison. Laquelle il est de ne-

« cessité que les Poetes vulgaires ou communs suy-

« vent lourdement, & les sçavans sciemment. Com-

« me l’hymne qui s’ensuit, lequel est tresbien faict

« en façon de vers Iambiques.

« Rex aeterne domine

« Rerum creator omnium,

« Qui eras ante secula

« Semper cum patre filius.

« & autres en assez bon nombre de saint Ambroise.

« Encores s’en chante-il en façon de Trochaiques,

« comme cestuy-ci du jour du jugement composé

« par Alphabet.

« Apparebit reptina

« Dies magna domini,

« Fur obscura velut nocte

« Improvisos occupans.

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Et voila ce que Bede dit du Rhythme, apres Marius

Victorinus plus ancien que luy, & duquel il a tout

pris mot à mot, fors les exemples. Mais ne trou-

vant en ces hymnes aucune cadence omioteleute,

je pense que le Rhythmus des Poetes dont Bede par-

le, n’estoit qu’un vers de certaine quantité de sylla-

bes sans loy ne pieds, tels que ces deux couples La-

tines cy dessus transcriptes : lequel n’estant en usage

entre les doctes, Terentianus Maurus n’a daigné en

faire mention en sa Versificatoire.

Quand la Ryme, telle que nous l’avons, commença : & que

les Espagnols & Italiens l’ont prise des François. CHAP. VII.

QUANT à moy je n’ose rien conclure,

& diray seulement (sil est ainsi que les

Hebrieux ont usé d’omioteleute) que les

Chrestiens ont voulu raporter leur poesie à ceste-la,

ou plustost que quelque ignorant prenant plaisir

aux cadences unisones (lesquelles volontiers se ren-

contrent entre l’adjectif & substantif, tels que La-

xis sibris, gestorum tuorum, polluti labii) cuidant faire

plus que ceux qui le passoyent en belles inventi-

ons, usa de ces vers finissans de mesme son, pour

monstrer quelque chose de nouveau & renforcer

d’avantage le Rhythme, duquel il retint adusive-

ment le nom : pource que son vers estoit de certain

nombre de syllabes, & non mesuré par pieds. Ne

s’advisant que laditte figure omoioteleuton represente

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plus proprement la consonance qu’il cherchoit en

son vers rymé. Ce pourroit bien estre aussi inven-

tion des peuples Septentrionaux (car Saxon Gram-

mairein, & Olavs le grand, disent qu’on voit en

Dannemark de grandes pierres gravees de vers con-

tenans les Annales du pais) mais tant y a que de-

puis leur venue pour destruire l’estat de Rome, le

Rhythme & la Ryme ont eu cours, & esté receuz

tant aux hymnes de Eglises, que chansons, & au-

tres compositions amoureuses. Pour ce (je croy)

que la quantité des syllabes estant ignoree, comme

science de grammaire, & à cause de la mauvaise pro-

nonciation de tant de Barbares, la consonance leur

toucha plus les oreilles. Mais lesdits Saxon & Olavs

ne disent si ces vers gravez sont en ryme, & toute-

fois les autheurs de l’histoire Ecclesiastique com-

posee à Magdebourg (alleguans le chronicon d’Hol-

sace) asseurent que les Germains escrivoyent leurs

guerres & victoires en ryme, & que Charles le

grand commanda de son temps d’en faire un re-

cueil. Et le long discours que j’ay tiré de la transla-

tion des Evangiles faite par le moyne Otfrid, mon-

stre bien que la ryme omioteleute, estoit ja de son

temps en usage entre les François. Si est-ce que les

plus doctes Poetes en quelque temps qu’ils ayent

vescu, ont tousjours foy la ryme Latine. Tesmoing

Henry sçavant moine d’Auxerre, qui monstre en la

vie de saint Germain (son patron) dediee à Charles

le Chauve Roy de France, que telle rymerie Latine

ne luy plaisoit : comme aussi fit Hildebert de La-

verdin, premierement Evesque du Mans, & puis de

65

Tours, poete assez passable. Gauthier qui fit l’œu-

vre intitulé, Ligurinus, à la louange de l’Empereur

Frideric : Guillaume le Breton dict Armoricanus,

qui fit la Philippide en la louange de Philippe Au-

guste Roy de France : Gauthier de Chastillon, natif

de l’Isle en Flandres, qui fit l’Alexandride Latine, &

du vivant dudit Auguste, ne voulurent user de ces

vers rymez, non plus que de deux cens ans apres Pe-

trarque en ceux qu’il fit en langue Latine : & lequel

il faut prendre comme le premier qui s’est efforcé

de chasser la barbarie meslee parmi le Latin. Mon-

strant à ceux qui sont venus de puis luy, tels que

Philelphe, Mantuan, Pontan, Politian, Sannazar, &

autres, d’imiter en la langue Latine, Virgile, Horace,

& les bons poetes Latins : & en vulgaire ce que luy-

mesme avoit faict.

La ryme donc omioteleute & consonante estant

venue de quelque part, ou nation que ce soit (car je

veux confesser que jusques ici je n’ay encores leu qui

en est l’autheur) il est certain qu’elle a eu cours par-

mi le peuple & les langues vulgaires nées depuis la

ruine de l’empire Romain : à tout le moins du temps

de Charles Le Grand. Et peut estre que ceux qui lors

desiroyent se faire congnoistre, prindrent ce che-

min nouveau de rymer en toutes choses, & princi-

palement aux proses des Messes : dont possible vient

le proverbe de Rymer en prose, aussi tost que ry-

mer en prose oraison, qui n’est mesuree. Les plus con-

gneus sont un Theodolet ou Theodoret, autheur

de l’eclogue commençant,

Æthiopum terras iam servida torruit æstas,

66

In cancro solis dum voluitur aureus axis.

avec sa suite, en assez grand nombre. Mais celuy,

qui à mon advis a passé toute borne, est Benard

moyne de Cluny, autheur d’un livre intitulé De

contemptu Mundi, contenant bien pres de trois mille

vers tous dactyliques, & encores rymez au milieu

& (comme disoyent les anciens) par la lisiere, qui est

la fin : lequel il dedia à Perre eleu Abbé de Cluny,

environ l’an MCCXXV. se perdant en ses outrageu-

ses inventions, meurdrieres des gentils esprits : au

lieu qu’il se devoit employer à imiter les anciens

Grecs, ou Romains. Ces pauvres gens resembloyent

les secretains qui gardent les reliques des Eglises, &

les monstrent aux autres, sans y toucher. Car ayans

leurs librairies pleines de bons livres, ils ne les ma-

nioyent point : & se deffians de leur pouvoir ressembler

suivoyent le peuple, tousjours estimé par les plus

sages, mauvais maistre & autheur de chose qui vaill-

le. A la verité nous lisons dans les memoires de Ce-

sar, que les Gaulois usoyent de vers : & Tacitus en

dti autant des Germains. Mais je ne trouve pas qu’ils

fussent omioteleutes. Et toutesfois il est bien cer-

tain que nos François versifioyent, puis qu’Eginard

recite que Charles le Grand prenoit plaisir à ouir

chanter les faits de ses predecesseurs composez en

telle façon. Ce qui me feroit volontiers opiniastrer

à soustenir qu’ils fussent rymez en consonance, puis-

que ledit Otfrid escrit en ryme à Louis Roy de

Germanie, petit fils dudit Charles : & que le mesme

moine translata partie des Evangiles en consonan-

te & Leonine, ainsi que tesmoignent les vers qui

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s’ensuivent, tirez de la preface de son œuvre :

Nul vuill ih scriban unser heil

Evangeliono deil,

So vuir nu hiar bigunnun,

In frankisga zungun.

c’est à dire presque mot pour mot,

Je veux maintenant escrire nostre salut

Qui consiste en l’evangile,

Ce que nous avons commencé

En langage François.

Vous voyez que de ces vers de vieil langage Fran-

çois-Germain, mal entendu pour le jourdhuy, sinon

par les Frizons, & encores sçavans en leur langue,

les deux premiers sont rymez, comme nous fai-

sons par syllabes de mesmes lettres : & les deux

autres par consonance. Quand donc Eginard dit

que Charles le Grand prenoit plaisir à ouir reciter

les faits des Roys composez en sa langue, je croy

qu’il entend ceux qui ja estoyent mis en ryme. De

sorte qu’il peut bien estre que de son temps nostre

ryme fust en usage, mesmes en langues vulgaires,

puis qu’elle avoit cours en hymnes & proses Ec-

clesiastiques Latines. Je passe bien plus outre, &

dy qu’il y a grande apparence, que nos François

ont monstré aux autres nations d’Europe l’usage de

la ryme consonante ou omioteleute, ainsi que vou-

drez. Ce que je pense prouver par deux couples ti-

rees d’un livre escrit à la main, il n’y a guieres moins

de cinq cens ans, lequel ledit sieur Pithou m’a pre-

sté, contenant la vie de sainte Fides d’Agen.

Canczon audi qes bellantresca

68

que fo de razo espanesca

non fo de paraulla grezesca

ne de lengua serrazinesca

dolz 1esuaus es plus que bresca

e plus que nuls piments qom mesca

qui ben la diz a lei francesca

cuig men qe sosgranz pros lencresca

eqenest segle len paresca :

Tota basconnet aragons

el encontrada dels gascons

saben qual ses aqist canczons

esses ben vera sta razons

eu laudi legir a clarczons

e agramadis a molt bons

si qo no mestral passions

enque om ligestas leiczons

e si vos plz est nostre sons

ainsi coll guidal primers ions

eu la vos cantarei en dons.

J’estime que ce langageest vieil Espagno, pour

le moins Cathalan, par le vers Que fo de razon espanes-

ca : là oà razon est pris pour conte & langage, ainsi

que declare l’autre vers, Esses ben vera sta razons, c’est

à dire, Bien est vray ce propos. Aussi Petrarque ne

l’entend pas autrement en la chanson commençant,

Una donna piu bella assai ch’el sole : où il dit à la fin, Can-

zon chi tua ragion chiamasse oscura. c’est à dire, Chan-

son qui voudroit dire que ton sens ou langage fust

obscur. Et quand l’autheur de ceste vie de saincte Fi-

des, adjouste, qui ven la diz a lei francesca, il entend en

ryme. Car à quelle autre chose pourroit on rappor-

69

ter ceste loy Françoise, sinon à l’usage & façon de

composer ? Toutesfois, à fin de ne laisser rien de ce

qui peut servir à l’esclaircissement de la verité, Ioan

de la Ensina, confesse que la ryme est passee d’Italie

en Espagne : ce qui les rend plus aisez à convaincre

tous deux, puis que les Italiens sont d’accord la tenir

des Provençaux, ou Siciliens, deux peuples sujects

des François. Le premier, depuis la quittance que

l’Empereur Justinian & les Ostrogots en firent aux

Roys de France du quartier de Reims & Bourgon-

gne, jusques au temps de Hue Capet : duquel en-

cores les Princes demourerent alliez par le moyen

de Constance fille du comte d’Arles, femme de

Robert fils dudit Capet : & encores par le mariage

de Charles Comte d’Anjou, frere de saint Louis.

L’autre conquis à force d’armes par les François-Nor-

mans. Que si les Provençaux veulent dire qu’ils sont

autheurs de la ryme, c’est à eux à monstrer un tes-

moignage plus ancien que la translation qu’Otfrid

a fait des Evangiles : ou que leur langue fut en prix

du temps de Charles le grand. Car s’ils cuident s’ai-

der des parolles du serment de Charles le Chauve

& ses soldats, cy dessus allegué, comme approchant

plus de leur langage que celuy que maintenant

nous parlons (j’entens nous qui habitons depuis

Lyon en ça) je leur respons avec Luitprand, que la

Gaule Lyonnoise s’(appelloit de son temps France-Ro-

maine, & usoit du langage pareil au serment qui se

trouve en Guitard. Autrement Louis Roy de Ger-

manie (tous habitans deça Lyon) un langage qu’ils

70

n’eussent point entendu.

Pour le regard des Siciliens, je me tiens presque

asseuré que Guillaume Ferrabrach (c’est à dire, bras

de fer, dont vient Fierabras) frere de Robert Guis-

chard, & autres seigneurs de Calabre & Pouille, en-

fans de Tancred François-Normand l’ont portee

aux pais de leur conqueste, estant une coustume

des gens de deça chanter, avant que combatre, les

beaux faicts de leurs ancestres, composez en vers.

Ce que les Normans avoyent pris des François.

Tant y a que Mathieu Paris dit en son histoire, que

les soldats de Guillaume le Bastard duc de Norman-

die avant que donner la bataille (qui le fit maistre

d’Angleterre) chanterent les faits de Roland pour

s’encourager à bien faire. Or il est certain que les

Normans-François parloyent en ce temps-la Fran-

cois-Romain, comme estans de la Gaule Lionnoise

ou France-Romaine, puis que lon trouve les loix

que ce Roy Guillaume fit apres la conqueste d’An-

gleterre, escrites en François. Et ne faut pas penser

que les Normans retinssent le langa de Dannemark

(duquel on dit qu’ils sont sortis) pour ce que les

premiers pirates qui s’appellerent Normans, ne fi-

rent pas tous seuls les ravages de France, dont nos

histoires parlent tant, ains avoyent plusieurs Fran-

çois parmi eux, mal-contans de nos Rois & gou-

verneurs, lors manians les affaires du Royaume. Ce

qui est aisé à prouver par un trait de Glaber Radul-

phus vivant du temps de Hue Capet, qui dit que Ha-

sting (tant renommé chef des Normans) estoit natif

d’un village pres Troye, que lon pense estre celuy

71

qui pour le jourdhuy se nomme Trancost : de manie-

re que lors tous grigans s’appelloyent Normans,

comme aujourdhuy Reistres tous pistoliers bien noir-

cis. Je dis encore davantage qu’il y a grande appa-

rence que Robert Guischard & ses freres, porterent

la langue Italienne vulgaire en Sicile : estant bien

certain que ce pais-la n’a pas tousjours parlé Latin

ne Italien : tesmoing Ciceron qui par toutes les o-

raisons prononcees contre Verrés, appelle ordinai-

rement Grecs les Siciliens. Et les Grammairiens di-

sent que le dialecte des gens de l’Isle, estoit Dori-

que : voire la Pouille & Calabre s’appelloyent la

grande Grece, laquelle approchoit si pres de Rome,

que Neron alla faire son essay d’histrion à Naples,

comme en une ville Grecque. Ce qui monstre bien que

les Romains n’abastardirent tant aisément les pro-

vinces parlans Grec ; comme celles qu’ils estimoyent

Barbares : tant pource que les arts & principales sci-

ences estoyent escrites en ceste langue, qu’aussi pource

que le transport de l’Empire Romain en Constanti-

nople, conversa les Grecs en leurs manieres & façons

de vivre plus polies que la commune Romaine. Et com-

bien qu’Apulee dise que les Siciliens avoyent trois

langues, il y a neantmoins grande apparence que l’isle

a tousjours vescu à la Grecque, puis que durant le

regne des Sarazins (qui en furent maistres CCCXXX,

ans avant la conqueste des Normans) ils avoyent

encores des Evesques Grecs. Aussi vous lisez que

Robert Guischard remit Nicodeme Grec en l’E-

vesché de Palerme, quand il eut conquis ceste ville.

Mais Roger qui fut le premier Roy de race Norman-

72

de, ayant (ainsi que dit Falcand) diligemment fait

recuillir les bonnes ordonnances & coustumes des

autrs Royaumes, ensemble bien appointé les plus

vaillans-hommes qu’il peut trouver, principale-

ment François (lors estimez sur tous Chrestiens)

peupla son Royaume de gens de deça les monts, &

d’Italiens. Dont possible est venue la plus forte mes-

lange du langage Sicilien, maintenant plus appro-

chant de L’italien que du Grec, pour l’obeissance que

les Rois de ceste isle ont portee aux Papes, depuis

qu’ils leur permirent d’estre Rois : & l’alliance qu’ils

eurent plustost deça que devers la Grece, joint la

frequentation ordinaire avec les Italiens. Je ne veux

rien asseurer, mais ceci soit dict à fin d’apporter quel-

que lumiere en une si grande obscurité, que l’ori-

gine de la ryme : pour laquelle esclaircir tant de sça-

vans hommes d’Italie se sont jusques ici travaillez.

Qui furent les Trouverres, Chanterres, Jugleor &

Jongleor : que c’est que Ryme Leonine &

consonante. CHAP. VIII.

OR est il certain que bien tost apres la di-

vision de ce grand Empire François en

tant de petits Royaumes, duchez & com-

tez, au lieu de Poetes commencerrnt

à se faire cognoistre les Trouverres & Chanterres,

Contëours & Juglëours : qui sont Trouveurs, Chan-

tres, Conteurs, Jongleurs ou Jugleurs, c’est à dire

Menestriers chantans avec la viole. Les uns desquels

composoyent, comme les Trouveurs, ou Conteurs :

73

les autres chantoyent les inventions d’autruy, com-

me les autres chantoyent les inventions d’autruy, com-

me les Chanterres & Jugleors. Encores peut on

dire, que les Trouverres faisoyent & inventoyent

les rymes, & les Conteor les proses : vous ayant dit

cy devant, qu’il y avoit Roman rymé, & Roman

sans ryme. CesTrouveurs donc & Chanters, ayans

affaire l’un de l’autre s’acccompagnoyent volontiers.

Et à fin de rendre leurs inventions & melodies plus

plaisantes & agreables, venoyent aux grandes assem-

blees & festions, donner plaisir aux princes : ainsi que

vous en trouvez exemple dans le Tournoyment

d’Antichrist : qui est un Roman composé au com-

mencement du regne de saint Louis : qui dit,

« Quand les tables ostees furent,

« Cil Jugleur en piés 1esturent,

« S’ont bielles & harpes prises,

« Chansons, sons, lais, vers & reprises,

« Et de geste chanté nos ont.

« Li escuyer Antechrist font

« Le 2rebarder par grand deduit.

Ce qu’anciennement ont fait les Poetes Frecs, chan-

tans les louanges des Dieux & des Roys, comme re-

cite Heordote en la vie d’Homere : les œuvres du-

quel ont esté ainsi chantees par les Cours & mai-

sons des seigneurs piece à piece, qui a esté cause de

les faire appeler Rhapsodies. Nos Trouverres, ainsi

que ceux-la, prenants leur subject sus les faits des

vaillans hommes (qu’ils appelloyent Geste, venant

de gesta Latin) alloyent, comme j’ay dit, par les Cours

resjouir les Princes, meslans quelque fois des Fa-

bliaux : qui estoyent comptes faicts à plaisir, ainsi

74

que des nouvelles : des Sorvantois, ou Servantois

aussi : esquels il reprenoyent les vices, ainsi qu’en

des Satyres (combien que Fabri curé de Merai, dise

que les Servantois sont invention de Picards, &

parlent plus d’amour que d’autre chose) des chan-

sons, lais, virelais, sonnets, ballades, traittans volon-

tiers d’amours, & par fois à l’honneur de Dieu. Rem-

portans de grandes recompenses des seigneurs, qui

bien souvent leur donnoyent jusques aux robes

qu’ils avoyent vestues : & lesquelles ces Jugleors

ne failloyent de porter aux autres Cours, à fin d’in-

viter les seigneurs à pareille liberalité. Ce qui a du-

ré si longuement, qu’il mesouvient avoir veu Mar-

tin Baraton (ja vieil menestrier d’Orleans) lequel

aux festes & nopces batoit un tabourin d’argent,

semé de plaques aussi d’argent, gravees des armoi-

ries de ceux à qui il avoit appris à danser. Le fabliau

de la Robe vermeille le dit tout ouvertement, quand

la femme d’un Wavasseur le balsme de ce qu’il veut

prendre en don une robe.

« Bien doit estre Wavassor 1vis,

« Qui veut devenir Menestriers,

« Miez voudroy que fussiez rez

« Sans aigue, la teste & coul,

« Que ja ni remansit chevouil :

« S’appartient à ces Jongleours,

« Et à ces autres Chanteours,

« Qu’ils ayent de cesChevaliers

« Les robes, car c’est lor mestiers.

Ces Trouverres & Chanterres estoyent ja en cours

du temps de Henri II. Enpereur qui mourut l’an

75

MLVI. Car Vincent en son miroir historial, dit, Jo-

culatores è curia sua remouit, & quæ his dari consueurant,

pauperbus erogauit. Mais leur grand’ force (à mon

advis) fut environ le voyage de Ierusalem. Ce qui

me le fait soupçonner, est qu’auparavant l’an M.

XCVI. auquel ledit voyage fut entrepris, presque

tous les princes d’Europe estoyent nouveaux ve-

nus en leurs seigneuries. Car il n’y avoit guere plus

de cent ans, que la famille de Hue Capet tenoit le

Royaume de France : celle de Normandie estoit

passee en Angleterre depuis XXX ans : & l’Empire

alloit & venoit de Saxe en Suave, & autres maisons

d’Alemagne. L’Italie estoit sous plusieurs princes

assez foibles : & encore plus l’Espagne meslee de

Rois Chrestiens & Sarazins. De maniere qu’il n’y

avoit pas grand acquest, ne suiet, pour magnifier

ces princes encores petits. Mais les faits heroiques

de Guillaume Bastard de Normandie, & de Robert

Guischard : puis des pelerins de Jerusalem conduits

par Hugues le grand, Godefroy de Boulongne, & tant

d’autres seigneurs & nobles François, firent croire

(à tout le moins trouver vray-semblable) les contes

ja faits d’Artus, Charles le grand, & seigneurs de sa

Cour. Ce fut donc lors, à mon advis, que les Trou-

verres & Chanterres eurent plus grand moyen d’en

conter. Aussi oyez-vous presque tous les Romans

de ce temps-la, parler de Jerusalem, des Soudans

d’Acte, de Coigne, Babylone, Damas, & autres to-

talement incogneus avant ce voyage. Car les Ro-

mans qui devant parloyent des faits de Charles le

grand, ne font mention que des Amiraux, ou Rois de

76

Tolede, Sarragoce, Siville, Coimbre, lors seigneurs

d’Espagne.Et par les hostoires de Louis le Gros &

Louis le jeune son fils, les autheurs, principalement

les exxlesiastiques, commencent à se plaindre de ces

Jongleurs, plus que ceux qui ont escript les vies des

autres Rois precedents : soit qu’ils n’eussent pas tant

de cours, ou qu’il n’y en eut encores gueres. Il y a

grande apparence, que les Trouverres firent bien

leur profit en la Cour dudit Louis le jeune : lequel

fut le premier Roy de sa maison, qui monstra de-

hors ses richesses allant en Jerusalem. Aussi la France

commença de son temps à s’embellir de bastimens

plus magnifiques : prendre plaisir aux pierreries, &

autres delicatesses goustees en Levant par luy, ou

les seigneurs qui avoyent ja fait ce voyage. De sorte

qu’on peut dire qu’il a esté le premier tenant Cour

de grand Roy : estant si magnifique que sa femme

dedaignant la simplicité de ses predecesseurs, luy fit

elever une sepulture d’argent, au lieu de pierre. Les

victoires & prosperitez de Philippe Auguste son

fils, en tirerent semblablement plusieurs en sa Cour,

ainsi qu’il se voit par les Romans la plus part com-

poséz de son temps, ou de saint Louis son petit fils :

continuans quelque temps, jusques à ce que les bons

Trouverres venans à faillir, & les Jongleurs ne sça-

chans plus que conter de beau, lon se mocqua d’eux,

comme ne disans rien qui valut. Et leurs contes estans

mesprisez à cause des menteries trop evidentes, &

lourdes : quand on vouloit parler de quelque chose

folle & vaine, lon disoit Ce n’est que Jonglerie : estant

en fin Jonglee ou Jangler, pris pour bourder & mentir.

77

Je mettoy fin à ce chapitre quand je me suis ad-

visé ne devoir oublier l’exemple, qui monstre que

nostre Ryme a esté nommee Consonante & Leo-

nine ou Leonime. Je ne sçay si c’est pour ledit Pape

Leon duquel j’ay parlé : tant y a que j’ay leu au fa-

bliau intitulé, Des trois dames, les vers qui suivent :

« Ma peine metra & m’entente

« Tant com’ seray en ma jovente,

« A conter un fabliau par ryme

« San coulour & sans Leonime :

« Mais s’il y a consonantie

« Il ne me chault qui mal en die.

« Car ne peut pas plaisir a tots

« Consonancie sans bieaux mots.

Gauthier Arbalestrier de Belle-Perche, qui a com-

posé le Roman de Judas Machabee avant l’an

MCCLXXX. fait aussi mention de ces deux sortes

de ryme tout au commencement de son œuvre :

« Je ne di pas k’aucun biau dit

« Ni mette por faire la ryme

« U consonante u Leonime.

comme aussi un Simon autheur d’un Roman d’A-

lexandre, composé en Poitevin ou Limosin : com-

mençant,

« Chançon voil dir per ryme & per Lëoin

« Del fil Filipe lo Roy de Macedoin.

ausquels exemples on doit remarquer (sçavoir en

celuy de Gauthier) que les escrivains s’aidoyent du

k, pour c : de l’y, pour ou : & en celuy de Simon qu

ja ils usoyent du ç : vous asseurant que les livres om

j’ay pris ces exemples sont escrits il n’y a guieres

78

moins de CCC. ans. Ce qui sera dit comme en passant,

& pour tousjours aider ceux qui travaillent à em-

bellir nostre langue Françoise : & conformer l’escri-

ture à la prononciation, ou reformer la poesie Fran-

çoise selon l’art pratiqué en la mesure des syllages

& pieds par les Grecs & Romains : comme fait Jean

Antoine de Baif poete François, tresçavant és langues

Grecque & Latine. Bernard moyne de Cluny, du-

quel j’ay ci-dessus parlé, semble ne distinguer point

ceste ryme. Car en l’epistre adressee a son Abbé, &

mise tout au commencement dudit livre intitulé

De contemptu Mundi, parlant de son œuvre composé

en vers Dactyliques rymez, il dit, Id enim genus me-

tricum dactylum continuum, exceptis finalibus Trochæo

vel Spondæo, tum etiam sonoritatem Leoninicam servans,

ob sui difficultatem iam penè, non dicam penitus, obsoleuit.

Denique Hildebertus de Laverdino, qui ob scientiæ præro-

gatiuam prius in Episcopum, post in Metropolitanum pro-

motus est : Wichardus Lugdunensis canonicus, versificatores

præstantissimi, quòd pauva in hoc metrum contulerint, pa-

lam est. ledit Hildebert en fit la louange de sainte Ma-

rie l’Egyptienne, & Wichard une satyre d’environ

trente vers, dont les deux premiers commencement,

Ordo monasticus ecclesiasticus esse solebat,

Pura cibaria dum per agrestia rura colebat.

quant à ceux dudit Bernard ils sont tels,

Hora nouissima, tempora pessima sunt, vigilemus :

Ecce minaciter imminet arbiter ille supremus.

de sorte qu’à son dire i l y a apparence que le son

(que le fabliau a appelé coulour Leonin) soit en ces

mots, nouissima pessima, minaciter arbiter : & la con-

79

sonantie en vigilemus & supremus, qui sont au bout

des vers. De fait il se trouve des couples anciennes

basties comme les quatre vers Latins cy dessus tran-

scripts, principalement celle qui suit, prise d’un

Dict, intitulé Pour orgueilleux humilier :

« Certes 1fox est à demesure

« Cors qui n’est que fiens & ordure

« Et formez de si vil matiere,

« Qui par orgueil se defigure

« Et sait qu’il est en aventure

« D’estre demain mis en la biere.

là où les I, II, IIII, & V, vers representent la Leoni-

ne de nouissima pessima, minaciter & arbiter : comme,

matiere, &, biere, la consonance de vigilemus & su-

premus. Gauthier Mapes Anglois a suivi ceste stru-

cture en ses rymes Latines,

Tanto viro locuturi Carum care veneraui,

Studeamus esspuri, Et ut caro simus cari

Sed & loqui sobrieè Careamus carie.

Ceste consonance est declaree par Godefroy de Vi-

terbe en son livre intitulé Pantheon : Cùm versus

sequentes inspecerint, consonantia & delectation metro-

rum ad legendum ulterius provocentur. Car ayant com-

mencé par quelques vers Leonins tels que ceux cy :

Fecerit archetypum diuina potentia mundum,

Mente sua clausum non rebus adhuc oriundum.

il n’a continué : ains fait une autre consonance qu’à

la fin : comme il appert par ceux cy,

Res faciunt tempus, facit & dimensio rerum,

Ætates anni motus mora meta dierum.

Finalement apres avoir longuement fueilleté des

80

livres, que je pensoy me devoir apprendre que

c’estoit que ryme Leonine, j’en ay trouvé un petit,

intitulé L’art & science de Rhetorique pour faire

ryme & balades, imprimé l’an M. CCCCXCIII.

« qui dit, Ryme Leonisme est quand deux dictions

« sont semblables & de pareille consonance en sylla-

« bes, comme il appert au chapitre de Jalousie (c’est

de Jean de Meung)

« Preude femmes par saint Denis

« Autant est que de Fenis.

de sorte qu’au dire de cest autheur, ryme Leonine

est celle que ceux qui depuis sont venus ont appelee

Ryme riche. Maistre Pierre Fabry curé de Meray,

« qui vivoit du temps du Roy Charles VIII. est de ce

« mesme advis. Car il dit, Ryme qui se termine à son

« Leonine est la plus belle des rymes, ainsi que le

« Lion est le plus noble des bestes. Et doit avoir la

« derniere syllabe & la penultime depuis la vocal,

« semblable en orthographie, accentuation & pro-

nonciation. Il allegue cest exemple,

« Glorieuse vierge & pucelle

« Qui es de Dieu mere & ancelle,

« Pardonne moy tous mes pechez

« Desquels je sui fort entechez.

Il dit encores que de ceste Leonine sont les anciens

Romans, qui mettoyent douze & treize syllabes aux

vers, & vint ou trente lignes toutesd’une lisiere &

terminaison : & que ryme croisee est celle qui n’est

pas Leonine mais entre-meslee. Par le propos du-

quel Fabry j’appren que la Leonine estoit ce que

nous appellons ryme riche, & plate : quand la lisie-

81

re (c’est à dire la fin des vers) estoit toute d’un son &

non entremeslee ne croisee d’autre cadene, com-

me les vers pris des cieils Romans d’Alexandre &

Siperis, que j’allegueray au second livre. Voyla ce

que je puis dire de la ryme quant à present, & jusques

à ce que j’en aye plus grande certaineté : laissant à

juger aux lecteurs si l’etymologie de Leonine est

bien prouvee ou non. Car n’estant moymesme

raisonnablement satisfait pour ce regard, je ne

conclu rien, & suffit, que suivant ma devise, J’AI

RECUEILLI CE QUI ESTOIT ESPARS ET

DELAISSÉ : ou si bien caché, qu’il eus testé mal-

aisé dele trouver sans grand travail.

FIN DU I. LIVRE

82

SECOND LIVRE DU RE-

CUEIL, CONTENANT LES NOMS

& sommaire des œuvres d’aucuns Poetes &

Rymeurs François, vivans avant

l’an M. CCC.

De Me EUSTACE. I.

COMBIEN qu’il se trouve plusieurs

livres faisans mention de Charles le

grand, & autres princes de sa Cour,

que lon soupçonne avoir precedé

cestuy-ci, & les autheurs du Ro-

man d’Alexandre : on ne les peut pas remarquer par

leurs noms, ne par le temps de la composition de

leurs œuvres. C’est pourquoy je suis contraint de

mettre le premier en rang, mais Wistace ou Hui-

stace : autheur du Roman appelé Brut. Le poeme

duquel commence par ces vers :

« Qui veut ouir, qui veut savoir,

« De Roy en Roy, & d’hoir en hoir,

« Qui vil fure, & dont vinrent

« Qui Angleterre primes tinrent,

« Quiez Roy y a en ordre eu :

« Et qui ainçois, & qui puis fu :

« Metre Huistace le translata.

Je ne s çay pas quand ce me Wistace mourut, mais à

la fin de l’œuvre il dit,

83

« Puis que Dieu incarnation

« Prist pour nostre redemtion

« Mil cent cinquant cinq ans

« Fit metre Wistace cet Romans.

De sorte qu’on peut s’asseurer par ceste date, du

temps auquel il a vescu.

LAMBERT LI CORS. II.

APres Wistace lon peut mettre Lambert li Cors

(c’est à dire le court) natif de Chasteaudun,

prestre, escolier, ou homme de robe longue, qui

sçait les lettres : car ainsi faut-il interpreter le nom

de clerc qu’il prend. Cestuy-cy translatant les faits

d’Alexandre le grand, Roy de Macedoine, donna

commencement au Roman d’Alexandre, où lon

trouve en un endroit,

« La verté de l’histoir’ si com li Roy la fit,

« Un clers de Chasteaudun Lambert li Cors l’escrit,

« Qui de latin la trest, & en Romans la mit.

ALEXANDRE DE PARIS. III.

AVec lquel s’estant joint Alexandre de Paris, ils

firent ensemblément le commencement du

du Roman d’Alexandre. Car en un endroit de l’œuvre

il est dit,

« Alexandre nos dit qui de Bernai fu nez

« Et de Paris refu ses surnoms appelez

« Qui cy a les siens vers o1 les Lambert jetez.

Ce dernier vers me fait dire qu’ils ont esté com-

pagnons, & possible associez en leur Jonglerie. Ces

deux poursuivirent les gestes dudit Roy jusques à

84

sa mort : & leur livre commence,

« Qui vers de riche histoir’ veut sçavoir & oir,

« Por prendre bon exemple de proesse acceuillir,

« De conoistre raison, d’amer & de haïr,

« De ses amis garder & cherement tneir,

« Des ennemis grever qu’on n’en puisse elargir,

« De laidures venger & des bons faits merir,

« De haster quant 1leus est & à terme s’offrir,

« Oez donc le premier bonnement à loisir .

« Ne l’orra guieres hom, qui ne doie plaisir :

« Ce est dou milleur Roy qui onq poist morir,

« D’Alexandre je veuil l’histoire refraichir.

J’ay voulu transcrire ces vers du commencement de

leur œuvre, pour monstrer que l’intention des Trou-

verres estoit d’animer les seinguers, & les encoura-

ger à la vertu, mais sur tout à la liberalité.

PIERRE DE S. CLOOT. IIII.

LE Testament dudut Roy, a esté fait par Pierre de

S. Cloot, ainsi que je devine par ces vers meslez

audit testamant,

« Pierres de saint Cloot si trouve en l’escriture,

« Que maunez est li arbre dont lit fuites ne 1meure.

mais je ne trouve autre chose de son estre.

JEHAN LI NEVELOIS. V.

Quant au livre de la vengeance de ce Roy, il est

bien certain qu’un Jehan li Nevelois l’a fait :

ainsi qu’il appert par ces vers,

« Seigneurs or faites pes, un petit vos taisiez,

« S’orrez bons vers nouviaux, car li autre sont viez.

85

« Jehans li Nevelois fut moult bien 1afaitiez

« A son hostel se sief : si fu joyans & liez,

« Un chanterre li dit d’Alexandre à ses piez.

« Et quand il la oi s’en fu 2grams & iriez,

« Du 3fius qu’ot de Candace en a vers commenciez,

« Bien fais & bien rymez, bien dis & bien dictiez.

« Encore sera du Conte Henri molt bien loiez.

Je n’ay pas trouvé de quelle qualité & d’iùu furent

ces quatre Treouverres, sinon que ce dernier vers

« Encore sera du Conte Henry moult bien loiez,

me fait deviner qu’il veut parler de Henry Comte

de Champagne surnommé le Large, depuis Roy de

Jerusalem. Que si ma conjecture est vraye, Nevelois

auroit vescu du temps de Louis le jeune, Roy de

France, & avant l’an M. CXCIII : qui fut celuy du

couronnement dudit Henry : auquel Nevelois au-

roit presenté son œuvre. Car j’oseroy presque as-

seurer, qu’il fut suject de ce Comte : y ayant enco-

res à Troyes, une honneste famille portant le nom

de Nevelet.

Le genre des vers de ces autheurs, est de douze

& treize syllabes : & lon pense que les autres qui

leur resemble ont pris leur nom, ou pource que

les fait du Roy Alexandre furent composez en ces

vers, ou pource que Alexandre de Paris a usé de telle

ryme. Je penseroy bien que les plus anciens vers fus-

sent de huit & neuf syllabes comme vous avez veu

ceux du livre de la Grace composé en Thiois, & de ce-

luy de Brut. Il est vray qu’une grande partie des Ro-

mans qui parlent de Geste, sont composez en vers

de douze & treize syllabes : mais en quelque sorte

86

que ce soit, la gloire, si vous coyez aucuns anciens,

en demoure à ceste Alexandre de Paris. Une chose

doit estre notee aux œuvres de ces bons peres, c’est

qu’ils fiasoyent la lisiere ou fin de leurs vers toute

une, tant qu’ils pouvoyent fournir de syllabes con-

sonantes : à fin comme je croy, que celuy qui tou-

choit la harpe, violon, ou autre instrument, en les

chantant en fust contraint muer trop souvent le ton

de sa chanson,estans les vers masculins & feminins

meslez ensemble inegalement : ainsi que vous avez

veu par le commencement du Roman d’Alexan-

dre cy dessus transcript. A quoy je pense que Pierre

de Ronsard prince de nosrte poesie Francoise, &

les autres venus depuis luy, ont eu esgard : faisans

suivre aux autres poemes que les odes, deux vers

de ryme masculine à deux de ryme feminine, & au

contraire. Car c’est le vray moyen de faire chanter

sous un seul chant, toutes leurs poësies. Chose bien

inventee, & dont les precedents ne s’estoyent ad-

visez. Geofroy Thory de Bourges s’est abusé, di-

sant en son livre, intitulé Le champ fleur, que Pier-

re de saint Cloot, & Jehan le Nevelois, esoyent

seuls autheurs du Romans d’Alexandre. Jehan le

Maire de Belges, parlant au Temple d’Amour de

« cest façon de vers : dit, Laquelle taille jadis avoit

« grand bruit en France, pource que les prouesses du

« Roy Alexandre le grand, en sont escrites en ainciens

« Romans : dont aucuns modernes ne tiennent comp-

« pte aujourdhuy : toutefois ceux qui mieux sçavent

« en font grand compte. J’ay remarqué quelques

vers de leur façon assez bons, car palant de gens

87

qui tomboyent d’une montagne, il dit,

« De la coste desrochent, aval vont perillant.

par lequel vers lon peut, à mon advis, renouveller

deux mots, à sçavoir, desrocher, & periller. Car si

nous disons descrocher, pour oster d’un croc : pour-

quoy ne dirons nous, desrocher pour tomber &

precipiter d’un roc ? Et comme sçauriez vous mieux

representer le latin de periclitor & periclitari, que

par periller, puis que nous disons peril pour peri-

culum ? Je n’ay pas deliberé cy apres de faire ainsi de

tous les mots, qui se trouveront aux vers que j’alle-

gueray en ce Receuil de poetes : mais j’ay voulu

monstrer par ceux cy, comme lon se peut aider d’au-

cuns : qui vallent bien le renouveller. Ces vers donc

qui suivent, pourront servir à cest effect : & donner

à congnoistre une partie du stil desdits autheurs : l’un

desquez parlant d’un chevalier qui donna un coup

d’espee sus le heaume d’un autre, dit

Si la feru del branc que sus l’arçon l’adente. « 

& De morts & de nauvres enjonche la campagne. « 

& Ahi dame fortune tant estes nouveliere. « 

comment sçauriez vous mieux representer novatrix

Latin, & cestuy cy,

« Du long comme il estoit mesura la campagne.

parlant d’un porté à terre d’un coup de lance : ne

vaut il pas bien Italiam metire iacens ? Il se trouve

encores plusieurs autres belles manieres de parler,

& des mots, que le studieux de la poesie Françoise

pourra imiter, ou refondre ainsi que j’ay dict, se les

appropriant comme Virgile ceux d’Ennius, Pa-

cuuius, & autres qu’il n’a dedaigné lire : & ausquels

88

ces vieux autheurs, dont maintenant j’escri les vers,

peuvent estre comparez. Vray est qu’il fault du ju-

gement pour refondre tels mots : car on ne les doit

choisir tant usez, qu’ils soyent inutiles & hors de

cognoissance. Pource qu’il y auroit danger qu’un

autre Phavorin ne nous reprochats que nous par-

lerions comme avec Basine, Clotilde, Fredegonde ou

Brunehaut, femmes & meres de nos premiers Rois.

Mais aussi, om il se trouveroit qu’ils fussent en usage

en quelque contree de nostre France, il me semble

qu’on peut hardiment les ramener en usage : enco-

res qu’ils se soyent pour quelque temps esloigner

de Paris ou de la Cour. Le Roman du Paon, est une

continuation des faits d’Alexandre : lequel se trouve

en la biblitheque du Roy, avec plusieurs autres,

dont je n’ay peu nommer les autheurs, pour ne les

avoir entierement leus.

DE GUIOT DE PROVINS, autheur d’un

Roman intitulé la Bible Guiot. VI.

APres ceux-la peut estre comptee la Bible Gui-

ot ; pource (comme dit l’autheur) que son li-

vre contient verité : mais c’est une bien sanglante

satyre, en laquelle il blasme les vices de tous estats,

depuis les Princes jusques aux petits. La copie que

j’ay, escrite il y a trois cens ans, l’appelle Bible de

Guiot de Provins : & toutefois par tout le livre il ne

se nomme de ce nom. Il commence ainsi son livre,

« Dou siecle puant & horrible

« 1Mestuet commencier une Bible

« Pour poindre & poir aiguillonner,

89

« Et por grant esemple monstrer

« Ce 1niert pas Bible 2lozangiere,

« Mais fine & 3voire droicturiere,

« Mirois iert à totes gens.

Il a esté homme de grande experience & a vescu

longuement : car ayant parlé de l’Empereure Fride-

ric, de Louis le Jeune, Roy de France, de Henri &

Richard Rois d’Angleterre, du Comte d’Arragon,

& Raimond Beranger son frere, d’Amauri Roy de

Jerusamel, & autres sans nombre, il dit,

« Les Rois & les Empereours

« Et ces dont j’ay oi parler

« Ne veuil je pas tos ci conter :

« Mais ces princes ay-je vëus.

Et puis avpres en avoir nommé plus de cent, il dit,

« Je ne vous ai Baron nommé,

« Qui ne me ait veu & donné,

« Mais se furent li plus eslit,

« Porce sont en mon cuer escrit.

Apres avoir bien couru & essayé de plusieurs sortes

des religions, il semble qu’il se rendit moinde de S. Be-

noist. Car ayant mesdit des moines, il adjouste,

« Sus moy cherra trestous li 4 gas,

« Porce que je port’ les noirs dras :

« Y-a plus de douze ans passez

« Qu’es noirs dras sui envelopez.

puis en autre lieu, il dit,

« Troblee voy-je bien nostre ordre,

« Ja je cuit ne porront 5 estrodre

« Li bon preudhomme li abbé,

« Dont li lieu furent 6 henoré.

90

s’estant plaint que les anciens Abbez entrans aux

charges, espousoyent trois pucelles, Charité, ve-

rité, & Droicture. Il semble avoir voulu esprouver

diversitez d’ordres : car parlant de Citeaux, il dit,

« Si ne fui onques de leur ordre,

« Mais pource 1 raponnez en fui,

« Qu’a Clerevaux quatre mois fui.

« Or dit on que mal mi prouvai,

« Porce que tant y sejournay.

« Si je eusse esté en la Route

« Deux mois ou trois, bien scai sans doute

« Que n’en fusse si responnez.

& apres il dit encores,

« Quatre mois fui à Clerevaux.

Ce qui me fait plus dire qu’il fut moine, & encores

de Cluny, son ces vers,

« Mais à Cluny com on mengue,

« Mestuet seoir à bouche mue.

« Trop sont à Cluny voir disant,

« De ce qu’ils ont en convenant,

« Totes lor ententes y metent,

« Trop bie ntienent ce qu’ils prometent,

« Leur convive eusse plus chier

« S’il fussent un po mensongier.

Il a grandement voyagé par le monde, puis qu’il dit,

« Moult revi les Hospitaliers

« Outre mer & vaillans & fiers,

« Mout les vi en Jerusalem

« Et de grant pris & de grant sen.

& autre part il monstre qu’il fut en Grece,

« Car je vis en Constantinoble

91

« Qui tant ert belle & riche & noble,

« En moins d’an & d’autre & demi

« Quatre Emereors : puis les vi

« Dedans le terme tos mori

« De vil mot, car 1g’ez vi merdrir

Il est bien certain qu’il a vescu & fait son livre de-

puis l’an M. CLXXXI. puisqu’il dit,

« Et de l’Epempereor 2Ferri

« Vos puis bien dire que je vi

« Quil tint une Cort à Maience :

« Ice vo dis je sans dotance

« Conques sa preille ne fu.

& laquelle l’Abbé de Visperg, dit avoir esté tenue

audit an : quand l’Empereur Frideric fit ses deux en-

fans chevaliers. Mais aussi y a il grande apparence

qu’il l’a composé environ l’an 1200. J’ay appris de

ce Guiot de Provins, le vrai nom François de la pierre

d’Aimant, de laquelle usent les mariniers à la condui-

te des navires allans sus mer. Car apres avoir parlé

du Pole Arctique qu’il appelle Tramontane, il dit,

« Icelle estoile ne se muest

« Un art font qui mentir ne puet

« Par vertu de la 3Marinette,

« Une pierre laide & 4noirette

« Ou li fer volontiers se joint.

Ce livre seroit trop gros qui voudroit mettre tous

les poemes que j’ay leuz : & l’extrait que j’ay faict

d’aucuns, servira pour gaire garder les vieils livres, &

ne les vendre plus au relieurs : car il se trouve quel-

que fois de bonnes pieces parmi tels cahiers moisis.

Les vers qui ensuivent me font croire qu’il vesquit

92

durant la conqueste de Constantinople,

« Tous li siecle por quoi ne vet

« Sor aux ains que sor les 1griffons.

BLONDIAUX. VII

J’Eusse peu mettre Blondiaux avant Guiot de Pro-

vins, n’estoit que je ne trouve point la mort de

l’un & l’autre : mais tous deux ont veu Richart Roy

d’Angleterre, lequel mourut l’an 1200. J’ay une

bonne Chronique Françoise qui dit, que ledit Roy

Richard ayant eu querelle outre mer contre le duc

d’Austriche, n’osant passer par l’Alemagne en estat

congneu, & encores moins par la France, pour la

dout qu’il avoit de Philippes Auguste, se degui-

sa. Mais le Duc qui sçavoit sa venue, le fit arrester

& enfermer dans un chasteau, où il demoura pri-

sonnier : sans que lon sceust de long temps où il

« estoit. Or ce Roy ayant (ainsi que dit ceste chro-

« nique) nourri un Menestrel appelé Blondel, il pen-

« sa que ne voyant point son seigneur il luy enestoit

« pis, & en avoit sa vie à plus grand mesaise. et si estoit

« bien nouvelles qu’il estoit parti d’outre mer, mais

« nus ne sçavoit en quel pais il estoit arrivé. Et pour-

« ce Blondel chercha maintes contrees, sçavoir s’il en

pourroit ouir nouvelles. Si avint apres plusieurs

« jours passez, il arriva d’aventure en une ville assez

« pres du Chastel où son maistre le Roy Richart e-

« stoit, & demanda à son hoste à qui estoit ce Chastel :

« & l’hoste luy dit qu’il estoit au Duc d’Autriche.

« Puis demande s’il y avoit nus prisonniers, car tous-

93

jours en enqueroit secrettement où qu’il allast. Et « 

son hoste luy dit qu’il y avoit un prisonner, mais « 

il ne sçavoit qui il estoit, fors qu’il y avoit esté bien « 

plus d’un an. Quand Blondel entendit ceci, il fit tant « 

qu’il s’accointa d’aucuns de ceux du Chastel, com- « 

me Menesterels s’accointent legerement, mais il ne « 

peut voir le Roy ne sçavoir si c’estoit il. Si vint un « 

jour endroit une fenestre de la tour où estoit le Roy « 

Richart prisonner, & commença à chanter une chan- « 

son en François, que le Roy Richart & Blondel a-

voyent une fais faitte ensemble. Quand le Roy Ri- « 

chart entendit la chanson, il conneut que c’estoit « 

Blondel : Et quant Blondel ot dicte la moitié de « 

la chanson, le Roy Richart se prist à dire l’autre « 

moitié, & l’acheva. Et ainsi sceut Blondel que c’estoit « 

le Roy son maistre. Si s’en retourna en Angleterre, « 

& aux Barons du pais conta l’aventure. Voyla ce « 

que dit mon livre, lequel ne parle autrement de ce

Blondel : mais j’en ay un autre de chansons, entre

lesquelles il s’en trouve une douzaine sous le nom

de Blondiax de Nesle, que je ne puis asseurer estre

cestuy-ci, familier du Roy d’Angleterre.

Monseignor THIEBAULT DE MAILLI. VIII.

EN mon volume de la bible Guiot, suivoit une

satyre intitulee l’Estoire li Romans de monsei-

gnor Thiebault de Mailli, commençant,

« A ce que voi au siecle ai pensé longuement,

« Porce vos vueil retrere le mien entendement,

« Si est bien que je die ce ou je pens’ souvent,

« Porce que ne sçay letres le diré plus briement.

94

Il semble qu’il l’ait faitte par commandement d’un

plus grandseigneur : car il dit,

« Mult ai pensé au siecle depuis que jel connui,

« Mes Sires me proia quant je parti de li

« Que telle chose feisse ou pensission 1endui

Le livre a esté fait depuis le voyage de Jerusalem,

ainsi qu’il appert par ces vers, & principalement

par le mot de Beduin.

« Et Turc, & Arabi, Beduin & Persant,

qui estoyent inconnus à nos François avant tel voya-

ge. Encores y a il apparence qu’il a vescu depuis

l’an M. CLXX. pource qu’il dit,

« Ains sçai à escient qu’ils auront plus bonté

« Que n’en ot S. Thomas qui fut occis por 2dé.

car je pense qu’il entend parler de Thomas Arche-

vesque de Cantorbite estimé martyr, & canonizé

l’an M. CLXXIII. pour la renommee de sa grande

sainteté. Il fait aussi mention d’un Guichars de Biau-

gous comme d’un homme de grand sçavoir, retiré

du monde, ou Prescheur.

« Qui plus scçait & plus croit plus en est 3paourous,

« Moult s’en apperceut bien dans Guichars de

Biaugous.

Il fait aussi mention d’autres, que je nomemray à fin

de remarquer plus certainement le temps qu’il a

vescu, s’il se trouve puis apres livre ou titre faisant

mention de quelcun d’eux : ne le pouvant dire au

vray pour le present.

« Ce que je vous vueil dire & ce qu’avez oi

« Sachiez que ce n’est pas d’Auchier & de Landri,

« Ains vos vueil 4amentoivre de Simon de Crespi

95

« Qui le Conte Raoul son pere defoui

« Et trouva en sa bouche un 1froit plus que demi

« Qui li mengoit la langue dont jura & menti.

« Li Cuens vit la merveille, mout en fu esbai,

« Es-ce donc mes peres quitant chastiaux 2broi,

« J’a n’avoit-il en France nuz prince si hardi

« Qui osast vers li fere ne guerre ne estri

« Quant qu’il laissa au siecle laissa & enhai,

« Bien le lessa vëoir que sa terre en guerpi,

« Dedans une forest en essil s’en fouil,

« La devint Charonniers itel ordre choisi.

Ce Simon de Crespi fut fils bastard, ainsi que lon

dit de Raoul Conte de Vermandois, fils de Hugues

le Grand, frere de Philippes premier Roy de France :

lequel Simon de Crespi vivoit l’an M.CXXX. Je ne

sçay qui est ce Girars de Monteigni. Il en nomme

encores d’autres,

« La mot 3aconsieut tous les vieux & les piusnez,

« Les riches & les pauvres n’en iert nus deportez

« Dans Renaut de Pompone qui mout fut 4alozez

« Par le coup d’un garçon fut son pere aterrez.

« Mout est fox qui ci fet trop de ses volentez, &c.

« Mes Milon de Leigni qui meint pouvre mercie

« Quel mont oit si preudhom tant ert grand 5manandie

« Que en mout peu de tems ne l’oit toute guerpie.

Par son oeuvre il advertit chacun de bien faire, s’ab-

stenir de pecher, craindre la mort, & n’esperer avoir

support des choses que plus nous avons aimees en

ce monde. J’ay remarqué deux assez bonnes sen-

tences de luy.

« Por neant a l’avoir cil qui ne volt dependre. &

96

« Malement fait la fleche qui au dressier la brise.

encores taxe-il gravement les Advocats & la Justice.

« Pledeor 1loëis entendez entendez,

« Grans dolors vos vient pres mes pou vos en gardez,

« Avez-vo’ mes que vendre quant 2vo sen vous vendez.

& autre part il dit aux Rois, Ducs & Comtes,

« Pouvres na mes nul droit ce sevent li plusor,

« Cil qui plus donne a cort si a meillor valor,

« Et qui miex scait trahir on le tient à meillor.

De RAOUL DE HOUDANC OU HOUDON. IX.

IL est bien certain que Raoul de Houdanc & Chri-

stien de Troies sont morts avant l’an M. CCXXVII.

par ce qu’a laissé d’eux Huon de Meri au tournoi-

ment d’Antechrist : & lequel nommément dit que

Raoul avoit composé le Romans des aesles,

« Car Raoul son escu descrit

« El Romans des aesles comment

« Le pourtrait &c

« Desus avoit un Colombeaux

« Qui de cortoisie ot deux esles

« Ou ot autant 3panes & elles,

« Com’ Raoul de Houdanc raconte

« Qui des deux elles fait un conte.

Mais je ne vey jamais ce Romans ; ains seulement

un fabliau, qui est un conte faict à plaisir, comme

une nouvelle meslee de fables, où volontiers à la

fin il y a quelque interperetation morale. Ce fabliau

de Raoul est intitulé La voye ou le songe d’Enfer,

qui est en somme le chemin qu tiennent ceux qui

cherchent la cour du seigner d’Enfer. Les deux

97

derniers vers le nomment

« Raoul de Houdan sans mensonge

« Qui cest fable fist de son songe. Il dit aussi,

« Plesant chemin & bonne voie

« Treuvent cil qui enfer vont querre.

Il nomme aucuns taverniers de Paris,

« Gautier Mouans ne doute rien,

« Jehans Bossus li artisien,

« Hemars Guiars li fardeliers

« Qui maint 1Bricons ont deploiés, &c.

qu’il fait tous amis de Hasard : comme aussi Michel

des Treilles & Girars de Trois. Il remarque une cou-

stume lors pratiquee, comme je croy, en Bretagne,

« Mes tot ainsi come je seusse

« A Guimelant & a Huitier

« Mestut escremir & luitier.

J’ay leu de luy un Roman intitulé Meraugis de Por-

lesguez, en vers de huit syllabes assez coulans : à la

fin duquel il dit,

« Cit conte faut, si s’en delivre

« Raoul de Houdanc, qui cet livre

« Commença de ceste matire.

« Se nus i trove plus que dire

« Qu’il n’i a dit, si die avant :

« Que Raoul s’en taira atant.

Et voila tout ce que j’ay leu de luy. Certainement

il avoit d’assez bonnes inventions.

De CHRISTIEN DE TROYES. X.

QUant à Christien de Troyes, le mesme Huon

de Meri le louë grandement, disant,

98

« Car tel matiere ai pourpensee,

« Qu’o[n]ques mes not en sa pensee

« Ne Sa[rr]asins ne Chrestiens,

« Parce que mort est Christiens

« De Troye qui tant ot de pris & à la fin,

« Y m’ait 1diex Huon de Mari,

« Qui a frand peine a fait cel livre,

« Qu’il ne sot pas prendre a delivre

« Le bel François a son talent,

« Que cil qui trouverent avant

« Ont recœuilli toute l’eslite :

« Porc’ est ceste œuvre meins eslite,

« Et fu plus for a achever :

« Mout mis grant peine a 2eschiver

« Les dis Raoul & Christians,

Qu’onque bouche de Christians

« Ne dit si bien comme il disoient.

Il y a deux ans qu’allant en une imprimerie, je

trouvay que les imprimeurs se servoyent à remplir

leur timpan d’une fueille de parchemin bien escrite :

où ayant leu quelques vers assez bons, je demanday le

reste : & lors on me monstra environ huit fueilles de

parchemin, toutes de divers cahiers, mais de pareil-

le ryme & subject : qui me faisoit croire que c’estoit

d’un mesme livre. Le premier monstroit evidem-

ment l’autheur, & pour ce que je crain que le reste

soit perdu, je mettray ici tout ce que je copiay lors,

& qui me sembla bon. Le Romans du Graal com-

mence ainsi,

« Qui petit seme petit 3cuelt,

« Et qui auques recœuillir velt

99

« En tel leu sa semence espande

« Que fruit a cent doubles luy rende :

« Car en terre qui rien ne 1valt

« Buene semence seche & 2falt.

« Christians seme & fet semance

« D’un Romans que il encommence,

« Et si le seme en si buen leu

« Qu’il ne peut estre sans grant preu.

« Qu’il le fet por le plus preudhomme

« Qui soit en l’empire de Romme,

« C’est li quensPhelipe de Flandres.

Ce Philippes fut nommé Philippes d’Alsatie, & te-

noit le comté, l’an MCLXVIII. mourut l’an

MCXCI. Il appert que ledit Cristien a nommé

un de ses œuvres, le Romans du Graal, puis qu’il dit,

« Christians qui entent & paine

« A rimoyer le meillor conte,

« Par le commandement le [con]te,

« Qu’il soit contez en cort royal.

« Ce est li contes del Graal,

« Dont li quens li bailla le livre.

Ce qui monstre que partie des Romans ont esté en

prose premier qu’en ryme : mais je croy bien que

ceux que nous avons ajourdhuy imprimez ; tels

que Lancelot du Lac, Tristan, & autres ; sont refon-

dus sus les vieilles proses & rymes, & puis refraichis

de langage. Il continua le Romans de la Table ron-

de : & Huon de Meri ha bonne raison de le nommer

le premier de ceux de son temps : car en ce peu que

j’ay veu de ses œuvres, il y a d’assez bons traits, que

je mettray à fin qu’il prenne envie à ceux qui en ont

100

des livres entiers, de les garder & ne les vendre pour

les perdre : ainsi qu’on esté ceux dont j’ay retiré ces

pieces. En jin j’ay trouvé que la pluspart des fueilles

d’ont j’ay parlé, estoient d’un Roman portant le nom

du Chevalier au lion : auquel j’ay trouvé tous ces

beaux traits, comme ceste description de Printemps :

« Ce fu el tems qu’arbres flourissent,

« Foeulles boscages perverdissent.

Comment voudriez vous dire en deux mots folia

silvestria, que par ces deux, Foeulles boscages ? car on

disoit Bos pour vois, dont bien Bocheron. Au ca-

hier de la table ronde& parmi d’autres fueillets, il

fait une assez bonne description de l’ouye :

« Puis que vos plait or m’escoutez,

« Cuer & oreilles me prestez :

« Car parolle ouie est perdu

« Selle n’est de cuer entendue.

« Quas oreilles vient la parolle

« Ainsi com li vens ui vole,

« Mes ni areste ne demore

« Ains sen part en molt petit d’ore,

« Se li cuers nest si eveillez

« Qual prendre soit apareillez,

« Et qu’il la puisse en son venir

« Prendre & enclorre & retenir

« Les oreilles sont voie & 1dois

« Par ou vient jusqu’au cuer la vois :

« Et li cuers prent dedans le ventre

« La voix qui par l’oreille y entre :

« Et qui or me voudra entendre

« Cuer & oreilles me doit tendre.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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