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Et commençant le premier psalme sus le poinct de Beati quorum, s’endormirent & l’ung, & l’aultre.
Mais le moyne ne faillit oncques à s’esveiller avant ma mynuict, tant il estoit habitué à l’heure des matines claustralles.
Luy esveillé, touts les autlres esveilla, chantant à pleine voix la chanson. Ho Regnauld resveille toy veille, ô Regnauld resveille toy.
Quand touts furent esveillés, il dict. Messieurs lon dict, que matines commencent par tousser : & soupper, par boyre. Faisons au rebours commençons maintenant noz matines, par boyre : & de soir à l’entrée desoupper nous tousserons, à qui mieulx mieulx.
Dont dist Gargantua. Boyre si tost apres le dormir ? Ce n’est vescu en diete de medecine. Il se fault premier escurer l’estomach des superfluités, & escrements.
C’est dist le moyne bien medeciné.
Cent diables me saultent au corps, s’il n’y a plus de vieulx yvroignes, qu’il n’y a de vieulx medecins. Rendez tant que vouldrez voz cures, je m’en voys apres mon tirouer.
Quel tirouer (dist Gargantua) entendez
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vous ? Mon breviaire, dist le Moyne.
Car tout ainsi, que les faulconniers de vant que paistre leurs oyseaulx les font itrer quelque pied de poulle, pour leur purger le cerveau des phlegmes, & pour les mettre en appetit, ainsi prenant ce joyeux petit breviaire au matin, je m’escure tout le poulmon : & voy me la preste à boyre.
A quel usaige (dist Gargantua) dictes vous ces belles heures ?
A l’usaige (dist le Moyne) de Fecan à troys pseaulmes, & troys leçons, ou iren du tout, qui ne veult. Jamais je ne me assubjectis à heures : les heures sont faictes pour l’homme, & non l’homme pour les heures. Pourtant je foys des miennes à guise d’estrivieres, je les accourcis, ou allonge, quand bon me semble. Brevis oratio, pentrat coelos : longa potatio evacuat scyphos.
Ou est escript cela ? Par ma foy (dist Ponocrates) je ne sçay mon petit couillaust, maus tu vaulx trop.
En cela (dist le Moyneà je vous ressemble. Mais Venire a potemus. Lon appresta carbonnades à force, & belles souppes de primes, & beut le moyne à son plaisir.
Aulcuns luy tindrent compaignie, les aultres s’en deportarent.
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Apres chascun commença soy armer, & accoustrer. Et armarent le Moyne contre son vouloir, car il ne vouloit aultres armes, que son froc devant son estomach, & le bastin de la Croix en son poing. Toutesfoys à leur plaisir fut armé de pied en cap, & monté sus ung bon coursier du Royaulme, & un gros bracquemard au costé.
Ensemble Gargantua, Ponocrates, Gymnaste, Eudemon, & vingt, & cinq des plus adventureux de la maison de Grandgosier, touts armés à l’advantaige, la lance au poing, montés comme sainct George : chascun ayant ung Harquebouzier en croppe.
Comment le Moyne donne couraige à ses compaignons, & comment il pendit à ung arbre. Chapitre xl.
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Or s’en vont les nobles champions à leurs adventures, bien deliberés d’entredre, quelle rencontre fauldra pour suyvre, & de quoy se fauldra contregarder, quand viendra la journée de la grande, & horrible bataille.
Et le Moyne leur donne couraige, disant : Enfants n’ayez ny paour, ny doubte, je vous conduiray seurement. Dieu & sainct Benoist soient avecq’ nous. Si j’avoys la force mesmes le couraige par la mort bieu je vous les plumerous, comme ung canart. Je ne crains rien fors l’artillerie. Toutesfoy je sçau quelcque oraison, que m’a baillé le soubsecretain de nostre abbaye, laquelle guarentist la personne de
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toutes bouches à feu. Mais elle ne me proffitera de rien : car je n’y adjouste poinct de foy. Toutesfoy mon baston de croix sera Diables.
Par Dieu, qui fera la cane de vous aultres, je me donne au Diable, si je ne le fays moyne en mon lieu, & l’enchevestray de mon froc : il porte medecine à couhardise de gents. Avez vous ouy parler du levrier de monsieur de Meurles, qui ne valoit rien pour les champs ? Il luy mist ung froc au col, par lecorps dieu il n’eschappot ny lievre, ny regnard devant luy : & qui plus est couvrit toutes les chiennes du pays, qui au paravant estoit esrené, & de frigidis, & maleficiatis.
Le Moyne disant ces parolles en cholere passe soubz ung noyer tyrant vers la saullaye, & embrocha la visiere de son heaulme à la roupte d’une grosse branche du noyer. Ce non obstant donna fierement des esperons à son cheval, lequel estoit chastouilleux à la poincte : en manière, que le cheval bondit en avant, & le Moyne voulant deffaire sa visiere du croc, lasche la bride, & de la main se pend aux branches : ce pendant que le cheval se desrobe dessoubz luy.
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Par ce moyen demoura le Moyne pendant au noyer, & criant à l’ayde, & au meurtre, protestant aussi de trahison. Eudemon premier l’aperceut, & appellant Gargantua, Sire venez, & voyez Absalon pendu. Gargantua venu considera la contenance du Moyne, & la forme, dont il pendoit, & dist à Eudemon : Vous avez mal rencontré le comparant à Absalon. CarAbsalon se pendit par les cheveulx, mais le Moyne ras deteste s’est pendu par les oreille. Aydez moy (dist le Moyne) de par le Diable. N’est il pas bien le temps de jazert ? Vous me semblez les prescheurs decretalistes, qui disent, que quiconques voyrra son prochain en dangier de mort, il le doibt sus peine d’excommunication trisulce plus tost admonnester de soy confesser, & mettre en estat de grace, que de luy ayder.
Quand donc’ je les voyrray tombés en la riviere, & prestz d’estre noyés, en lieu de les aller querir, & bailler la main, je leur feray ung beau, & long sermon de contemptu mundi, & fuga seculi : & lors, qu’ilz seront roydes morts, je les iray pescher. Ne bouge (dist Gymnaste) mon mignon je te voys querir, car tu est gentil
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petit Monachus.
Monachus in claustro non valet ouaduo : sed quand est extra bene ualet triginta. J’ay veu des pendus plus de cinq cents : mais je n’en vois oncques, qui eust meilleure grace en pendilant : & si je l’avoys aussi bonne, je vouldroys ainsi pendre toute ma vie. Aurez vous (dist le Moyne) tantost assez presché ?
Aydez moy de par Dieu, pus que de par l’aultre ne voulez. Par l’habit, que je porte vous en repentirez tempore, & loco praelibatis. Alors descendi Gymnaste de son cheval, & montant au noyer souleva le Moyne par les goussetz d’une main, & de l’aultre deffeit sa visiere du croc de l’arbre : & ainsi se laissa tomber en terre, & soy apres. Descendu que fust le Moyne, se deffeit de tout son harnoys, & jecta l’une piece apres l’autlre parmy le champ, & reprenant son baston de la croix remonta sus son cheval, lequel Eudemon avoit retenu à la fuyte. Ainsi s’en vont joyeusement tenants le chemin de la saullaye.
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Comment l’escarmouche de Picrochole fut rencontrée par Gargantua. Et comment le Moyne tua le capitaine Ryravant : & puis fut prisonnier entre les ennemys. Chapite xli.
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PIcrochole à la relation de ceulx, qui estoient evadés à la roupte lors, que Tripet fut estripé, fut esprins de
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grand courroux, oyant, que les Diables avoient couru sus ses gents, & tint conseil toute la nuyct : auquel Hastiveau, & Toucquedillon conclurent, que sa puissance estoit telle, qu’il pourroit deffaire touts les Diables d’Enfer, s’ilz y venoient. Ce que Picrochole ne croyoit pas du tout, aussi ne s’en deffioit il.
Pourtant envoya soubz la conduicte du Conte Tyravant, pour descouvrir le pays seize cents Chevaliers touts montés sus chevaulx legiers en escarmouche, touts bien aspergés d’eaue beneiste, & chascun ayant pour leur signe un estolle en escharpe, à toutes adventures s’ilz rencontroyent les Diables, que par vertu tant de ceste eaue Gringorienne, que des estolles les feissent disparoir, & esvanouyr.
Iceulx coururent jusques pres la Vauguyon, & la maladerie : mais oncques ne trouvarent personne, à qui parler : dont repassarent par le dessus, & en la loge, & augure pastoral, pres le Couldray trouvarent les cinq pelerins.
Lesquelz liés, & baffoués emmenarent, comme s’ilz fussent espies, non obstant les exclamations, adjurations, & reque
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stes, qu’ilz feissent. Descendus de là vers Seville, furent entenduz par Gargantua. Lequel dist à ses gents. Compaignons, il y a icy rencontre, & sont en nombre trop plus dix foys, que nous, chocquerons nous sus eulx ? Que Diable (dist le Moyne) ferons nous doncq’ ? Estimez vous les hommes par nombre, & non par vertu, & hardiesse.
Puis s’escria. Chocquons Diables chocquons. Ce qu’entendants les ennemys pensoient certainement, que fussent vrays Diables : dont commençarent à fuyr à bride avallée, excepté Tyravant, lequel coucha sa lance en l’arrest, & en ferut à toute oultrance le Moyne au milieu de la poictrine : mais rencontrant le froc horrificque, rebouscha par le fer, comme si vous frappiez d’une petite bougie contre un enclume.
Adoncq’ le Moyne avec son baston de croix luy donna entre col, & collet sus l’os Acromion si rudement, qu’il l’estonna : & feit perdre tout sens, & mouvement, & tomba es piedz du cheval.
En voyant l’estolle, qu’il portoit en escharpe, dist à Gargantua. Ceulx cy ne sont, que Prebstres, ce n’est qu’ung
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commencement de Moyne : par Sainct Jehanie suis Moyne parfaict, je vous en tueray, comme de mousches. Puis le grand galot courut apres : tant, qu’il attrapa les derniers, & les abbatoit, comme seille, frappant à tors, & à travers. Gymnaste sus l’heure Gargantua, s’ilz les debvoyent poursuyvre.
A quoy dist Gargantua, nullement. Car selon vraye discipline militaire, jamais ne fault mettre son ennemy en lieu de desespoir. Par ce, que telle necessité luy multiplie sa force, & accroist le couraige, qui ja estoit deject, & failly. Et n’y a meilleur remede de salut à gents estommiz, & recreuz, que de n’esperer salut aulcun. Quantes victoires ont esté tollues des mains des vaincqueurs, par les vaincuz, quand ilz ne se sont contemptés de raison, mais ont attempté du tout mettre à internition, & destruire totallement leurs ennemys, sans en vouloir laisser ung seul, pour en porter les nouvelles ?
Ouvrez tousjours à voz ennemys toutes les portes, & chemins, & plus tost leur faictes ung pont d’argent, affin de les renvoyer. Voyre mais (dist Gymnaste) ilz
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ont le Moyne. Ont ilz (dist Gargantua) le Moyne ? Sus mon honneur, que ce sera leur dommaige.
Mais affin de survenir à touts hazarts, ne nous retirons pas encores, attendons icy en silence. Car je pense ja assez congnoistre l’engin de noz ennemys, il se guident par sort, non par conseil.
Iceulx ainsi attendants soubz les noyers, cependant le Moyne poursuyvoit chocquant touts ceulx, quil rencontroit, sans de nully avoir mercy. Jusque à ce, qu’il rencontra ung Chevalier, qui portoit en crope ung des paouvres Pelerins, & là le voulant metre à sac s’escrya le Pelerin.
Ha monsieur le Priour mon amy, monsieur le Priour sauvez moy je vous en prie. Laquelle parolle entendue se retournarent arriere les ennemys, & voyants, que là n’estoit, que le Moyne, qui faisoit cest esclandre, le chargearent de coups, comme on faict ung asne de boys : mais de tout rien ne sentoit, mesmement, quand ilz frappoient sus son froc, tant il avoit la peau dure.
Puis le baillarent à garder à deux Archiers, & tournants bride ne veirent per
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sonne contre aulx : dont estimarent, que Gargantua estoit fuy avecq’ sa bende.
Adoncq’ coururent vers les noyrettes tant roydement, qu’ilz peurent pour les rencontrer, & laissarent là le Moyne seul avecq’ deux Archiers de garde. Gargantua entendit le bruyt, & hennissement des chevaulx, & dict à ses gents. COmpaignons, j’entends le trac de noz ennemys, & ja appercuy aulcuns d’iceulx, qui viennent contre nous à la foulle : serrons nous icy, & tenons le chemin en bon ranc : par ce moyen nous les pourrons recepvoir à leur perte, & à nostre honneur.
Comment le Moyne se deffeit de ses gardes : & comment l’escarmouche de Picrochole fut deffaicte. Chapitre xlii.
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LE Moyne les voyant ainsi departir en desordre, conjectura, qu’ilz alloient charger sus Gargantua, & ses gents, & se contristoit merveilleusement de ce, qu’il ne les pouvoit secourir. Puis advisa la contenance de ses deux archiers de garde : lesquelz eussent voulentiers couru apres la troupe, pour y butiner quelcque chose, & tousjours regardoient vers la vallée, en laquelle ilz descendoient.
D’advantaige syllogisoit disant, ces gents icy sont bien mal exercé en faictz d’armes. Car oncques ne m’ont demandé ma foy, & ne m’ont osté mon bracquemart ; Soubdain apres tyra son dict
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bracquemart, & en ferut l’archier, qui le tenoit à dextre luy couppant entierement les venes jugulaires, & arteres spagitides du col, avecq’ le guarguareon, jsuques es deux adenes : & retirant le coup luy entreouvrit la mouelle spinale entre la seconde, & tierce vertebre : là tomba l’archier tout mort.
Et le Moyne detournant son cheval à gauche courut sus l’aultre : lequel voyant son compaignon mort, & le moyne aedvantaigé sur soy cryoit à haulte voix. Ha monsieur le priour mon bon amy, monsieur le priour. Et le moyne cryoit de mesmes. Monsieur le posteriour mon amy, monsieur le posteriour, vous aurez sur vos posteres.
Ha (disoit l’archier) monsieur le priour, mon mignon, monsieur le priour, que Dieu vous face abbe. Par l’habit (disoit le moyne) que je porte je vous feray icy cardinal. Rensonnez vous les gens de religion ? Vous aurez ung chapeau rouge à ceste heure de ma main. Et l’archier crioit, Monsieur le priour, monsieur le priour, monsieur l’abbe futur, monsieur le Cardinal, monsieur le tout. Ha, ha, hes, non. Monsieur le prioour, mon bon petit seigneur le
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priour je me rends à vous. Et je te rends (dist le moyne) à touts les diables.
Lors d’ung coup luy trancha la teste, luy couppant le test sur les os petruz, & enlevant les deux os bregmatis, & la commissure sagittale, avecq’ grand’ partie de los coronal : ce que faisant luy trancha les deux meninges, & ouvrit profondement les deux posterieurs ventricules du cerveau, & demeura le crane pendant sur les espaules à la peau du pericrane par derriere, en forme d’ung bonnet doctoral, noir par dessus, rouge par dedans. Ainsi tomba roidde mort en terre.
Ce faict, le Moyne donne des esperons à son cheval, & poursuyt la voye, que tenoient les ennemys, lesquelz avoyent rencontré Gargantua, && ses compaignons au grand chemin : & tant estoyent diminués en nombre pour l’enorme meurtre, que y avoit faict Gargantua avecq’ son grand arbre, Gymnaste, Ponocrates, Eudemon, & les aultres, qu’ilz commencoyent soy retirer à diligence, touts effrayés, & perturbés de sens, & entendement, comme s’ils veissent la propre espece, & forme de mort devant leurs yeulx.
Et comme vous voyez ung asne, quand
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il a au cul ung oestre lunonicque, ou une mouche, qui le poinct, courir ça, & là, sans voye, ny chemin gettant sa charge par terre, rompant son frein, & renes, sans aulcunement respirer, nu prendre repost, & ne scayt on, qui le meut : car lon ne voyt rien, qui le touche. Ainsi fuyoient ces gens de sens d’espourveuz, sans scavoir cause de fuyr : tant seullement les poursuit une terreur Panique, laquelle avoyent conceue en leurs ames. Voyant le moyne, que toute leur pensée n’estoit sinon à guaigner au pied, descend de son cheval, & monte sur une grosse roche, qui estoit sur le chemin, & avecq’ son grand braquemart, frappoit sur ces fuyars à grand tour de bras sans se faindre, ny espagner.
Tant en tu, & mist par terre, que son braquemart rompit endeux pieces. Adoncq’ pensa soy mesmes, que c’estoit assés massacré, & tu&, & que le reste debvoit eschapper pour en porter les nouvelles. Pourtant saisit en son poing une hasche de ceulx, qui là gisoient morts, & se retourna de rechef sur la roche, passant temps à veoir fuyr les ennemys, & cullebuter entre les corps mors, excepté, que à touts faisoit laysser leurs picques, espées, lances, & hacquebu
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tes : & ceulx, qui portoyent les Pelerins liés, il les mettoit à pied, & delivroit leurs chevaulx aux dictz Pelerins, les retenant avecq’ soy l’oree de la haye : & Toucquedillon, lequel il retint prisonnier.
Comment le Moyne amena les Pelerins : & les bonnes parolles, que leur dist Grandgosier. Chapitre. xliii.
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CEste escarmouche parachevée se retira Gargantua avecq’ ses gens, excepté le Moyne : & sur la poincte du jour se rendirent à Grandgosier, lequel en
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son lict prioit Dieu pour leur salut, & victoire ; Et les voyant touts saufz, & entiers les embrassa de bon amour, & demanda nouvelles du Moyne. Mais Gargantua luy respondit, que sans doubte leurs ennemys avoient le Moyne. Ilz auront (dist Grandgosier) doncq’ male encontre. Ce que avoit esté bien vray.
Pourtant encores est le proverbe en usage, de bailler le moyne à quelcun. Adoncq’ commenda, qu’on apprestast tresbien à desjeuner, pour les refraichir. Le tout appresté lon appelle Gargantua : mais tant luy grevoit de ce, que le Moyne ne comparoit aulcunement, qu’il ne vouloit ny boire, ny manger. Tout soubdain le Moyne arrive, & des la porte de la basse court s’escrya, vin frays, vin frays, Gymnaste mon amy. Gymnaste sortit, & vit, qu c’estoit frere Jehan, qui amenoit cinq Pelerins, & Toucquedillon prisonnier : dont Gargantua sortit au devant, & luy firent le meilleur recueil, qu’il peurent, & le menarent devant Grandgosier : lequel l’interrogea de tout son adventure.
Le Moyne luy disoit tout : & comment on l’avoit prins, & comment il s’estoit deffaict des archiers, & la boucherie, qu’il
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avoit faict par le chemin, & comment il avoit recouvert les Pelerins, & amené le Capitaine Toucquedillon.
Puis se mirent à bancqueter joyeusement touts ensemble. Ce pendant Grandgosier interrogeoit les Pelerins, de quel pays ilz estoient, dont ilz venoyent, & ou ilz alloyent.
Lasdaller pour touts respondit. Seigneur je suis de sainct Genou en Berry :
Cestuy cy est de Paluau,
Cestuy cy est de Onzay,
Cestuy cy est de Argy,
Et cestuy cy est de Villebrenin.
Nous venons de sainct Sebastian pres de Nantes, & nous en retournons par noz petites journées. Voyre mais (dist Grandgosier) qu’alliez vous faire à sainct Sabastian ?
Nous allions (dist Lasdaller) luy offrir noz votes contre la peste.
O (dist Grandgosier) pauvres gens, estimez vous, que la peste vienne de sainct Sebastian ? Ouy vrayement (respondit Lasdaller) noz prescheurs nous l’afferment.
Ouy (dist Grandgosier) les faulx prophetes vous annoncent ilz telz abus ? Blasphement ilz en ceste façon les justes, &
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sainctz de Dieu, qu’ilz les font semblables au diables, qui ne font, que mal entre les humains ? Comme Homere escript, que la peste fut mise en l’ost des Gregeoys par Appolo, & comme les Poëtes faignent ung grand tas de Veioues, & dieux malfaisants.
Ainsi preschoit à Sinays ung Caphart, que sainct Antoine mettoit le feu es jambes.
Sainct Eutrope, faisoit les hydropicques.
Sainct Gildas les folz.
Sainct Genou les gouttes.
Mais je le puniz en tel exemple, quoi qu’il me appellast Hereticque, que depuis ce temps Caphart quiconques n’est ozé entrer en mes terres. Et mesbays, si vostre Roy les laisse prescher par son royaulme telz scandales. Car plus sont à punir, que ceulx, qui par art magicque, ou aultre engin auroient mis la peste par le pays. La peste ne tue, que le corps.
Luy disants ces parolles entra le Moyne tout deliberé, & leur demanda. Dont estes vous, vous aultres pauvres hayres ? De sainct Genou, dirent ilz. Et comment (dist le Moyne) se porte l’abbe Tranchelion le bon beuveur. Et les Moynes, quelle
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chere font ilz ? Le cor Dieu ilz biscotent voz femmes ce pendant, que estes en romivage.
Hinhen (dist Lasdaller) je n’ay pas peur de la mienne. Car qui la voyrra de jour, ne se rompra pas le col pour l’aller visiter la nuyct.
C’est (dist le Moyne), bien rentré de picques. Elle pourroit estre aussi layde, que Proserpine, elle aura par Dieu la saccade, puis qu’il y a Moynes au tour. Car ung bon ouvrier mect indifferentement toutes pieces en œuvre. Que j’aye la verolle, en cas, que ne les trouviez engroissées à vostre retour. Car seullement l’ombre du clocher d’une abbaye est feconde. C’est (dist Gargantua) comme l’eaue du Nile en Egypte, si vous croyez Strabo, & Pline lib. vij. chap. iij. Advisez, que c’est de la miche, des habitz, & des corps.
Lors dist Grandgosier. Allez vous en pauvres gens au nom de Dieu le createur, lequel vous soit en guyde perpetuelle. Et d’orenavant ne soyez faciles à ces otieux, & inutiles voyages. Entretenez voz familles, travaillez chascun en sa vacation, instruez voz enfants, & vivez comme vous enseigne le bon Apostre sainct Paul. Ce
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faisants vous aurez la garde de Dieu, des anges, & des saincts avecq’ vous, & n’y aura peste, ny mal, qui vous porte nuysance.
Puis les mena Gargantua prendre leur refection en la salle : mais les Pelerins ne faisoient, que souspirer, & dirent à Gargantua.
O que heureux est le pays, qui a pour seigneur ung tel homme. Nous sommes plus edifiés, & instruictz en ces propos, qu’il nous a tenus, qu’en touts les sermons, qui jamais nous furent preschés en nostre ville.
C’est (dist Gargantua) ce que dict Platin lib. v. de rep. que lors les republicques seroient heureuses, quand les Roys philosopheroient, ou les philosophes regneroient. Puis leur fist emplir leurs bezaces de vivres, leurs bouteilles de vin, & à chascun donna cheval pour soy soulaiger au reste du chemin : & quelcques carolus pour vivre.
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Comment Grandgosier traicta humainement Toucquedillon prisonnier. Chapitre. xliiii.
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Toucquedillon fut presenté à Grandgosier, & interrogé par icelluy sur l’entreprise, & affaires de Picrochole, quelle fin il prentendoit par ce tumultuaire vacarme. A quoy respondit, que sa fin, & sa destinée estoit de conquester tout le pays, s’il pouvoit, pour l’injure faicte à ses fouaciers.
C’est (dist Grandgosier) trop entreprint. qui trop embrasse, peu estrainct. Le
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temps n’est plus, de ainsi conquester les royaulmes avecq dommaige de son prochain frere Chrestien : ceste imitation des des anciens Hercules, Alexandres, Hannibalz, Scipions, Cesars, & aultres telz est contraire à la profession de l’Evangile : par lequel nous est commandé, garder, saulver, regir, & administrer chascun ses pays, & terres, non hostilement envahir les aultres. Et ce, que Sarrazins, & Barbares jadis appelloyent prouesses, maintenant nous appelons, briganderies, & meschansetés.
Mieulx eust il faict soy contenir en sa maison royallement la gouvernant : que insulter en la mienne, hostillement la pillant : car par bien la gouverner l’eust augmentée : par me piller sera destruicte. Allez vous en au nom de Dieu : suyvez bonne entreprinse, remonstrez à vostre Roy les erreurs, que congnoistrez, & jamais ne le conseillez, ayant esgard à vostre profit particulier, car avecq le commun est aussi le propre perdu.
Quand est de vostre rançon, je vous la donne entierement, & si veulx, que vous soyent rendues armes, & cheval : ainsi fault il faire entre voysins, & anciens amys, veu que ceste nostre difference, n’est poinct
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guerre, proprement.
Comme Plato lib ; v. de Republ. vouloit estre non guerre nommée, ains sedition, quand les Grecz mouvoyent armes les ungs contre les autres. Ce que si par male fortune advenoit, il commande, qu’on use de toute modestie. Si guerre la nommez, elle n’est, que superficiaire : elle n’entre poinct au profond cabinet de noz cueurs. Car nul de nous n’est oultragé en son honneur : & n’est question en somme totale, que de rabiller quelcque faulte commise par noz gents, j’entendz & vostres, & nostres. Laquelle encores, que congneussiez, vous la debvez laisser couler oultre, car les personnages querelants estoyent plus à contemner, que à ramentevoir : mesmement leur satisfaisant selon le grief, comme je me suis offert. Dier sera juste estimateur de nostre different, lequel je supplie plus tost par mort me tollir de ceste vie, & mes biens de perir devant mes yeulx, que par moy, ny les miens en rien soit offensé.
Ces parolles achevées appella le Moyne, & devant touts luy demanda, frere Jean mon bon amy est ce vous, qui avez prins le capitaineToucquedillon icy present ? Syre (dist le Moyne) il est present, il a eage, &
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discretion : j’ayme mieulx, que le sçachiez par sa confession, que par ma parolle. Adoncq dist Toucquedillon, Seigneur c’est luy veritablement, qui m’a prins, & je me rends son prisonnier franchement.
L’avez vous (dist Grandgosier au moyne) mis à rançon ? Non, dist le Moyne. De cela je ne me soucie. Combien (dist Grandgosier) vouldriez vous de sa prinse ? Rien, rien (dist le Moyne) cela ne me meine pas. Lors commanda Grandgosier, que present Toucquedillon fussent comptés au Moyne soixante, & deux mille salutz, pour celle prinse. Ce qui fut faict ce pendant, qu’on feist la collation au dict Toucquedillon, au quel demanda Grandgosier, s’il vouloit demourer avecques luy, ou s’il aymoit mieulx retourner à son roy ? Toucquedillon respondit, qu’il tiendroit le party, lequel il luy conseilleroit.
Doncques (dist Grandgosier) retournez à vostre Roy, & Dieu soit avecques vous. Puis luy donna une belle espee de Vienne, avecques le fourreau d’or, faict à belles vignettes d’orfebvrerie, & ung collier d’or pesant sept cents deux mille marcz, garny de fines pierreries, à l’estimation de cent soixante mille ducatz, & dix
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mille escutz par present honnorable.
Apres ces propos monta Toucquedillon sus son cheval. Gargantua pour sa seureté luy bailla trente hommes d’armes, & six vingt Archiers soubz la conduicte de Gymnaste, pour le mener jusques aux portes de la Roche clermaud, si besoing en estoit. Icelluy departy le Moyne rendit à Grandgosier les soixante, & deux mille salutz, qu’il avoit receu, disant. Syre, ce n’est encores, que vous debvez faire telz dons. Attendez la fin de ceste guerre, car lon ne sçait, quelz affaire pourroyent servenir. Et guerre faicte sans bonne provision d’argent, n’a qu’ung souspirail de vigueur.
Les nerfz des batailles, sont les pecunes. Doncques (dist Grandgosier) à la fin je vous contenterau par honneste recompense : & touts ceulx, qui me auront bien servy.
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Comment Grandgosier manda querir ses legions : & comment Toucquedillon tua Hastiveau : puis fut tué par le commandement de Picrochole. Chap. xlv.
[illustration]
EN ces mesmes jours, ceulx de Besse, du Marché vieulx, du bourd sainct Jacques, du trainneau, de Parille, de Riviere, des roches sainct Paul, du Vau Breton, de Pautille, du Brehemont, du pont de Clam, de Cravant, de Grandmont, des Bourdes, de la ville au mere, de Huymes,
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de Segre, de Husse, de sainct Louant, de Panzoust, des Coldreaulx, de Verron, de Coulaines, de Chose, de Varenes, de Bourgueil, de l’iSle Boucard, du Croulay, de Narsay, de Cande, de Montsoreau, & aultres lieux des confins envoyarent devers Grandgosier Anbassades, pour luy dire, qu’ilz estoyent advertis des tortz, que luy faisoit Picrochole : & pour leur ancienne confederation, ilz luy offroyent tout leur pouvoir tant de gents, que d’argent, & aultres munitions de guerre.
L’argent de touts montoit par les pactes, qu’ilz luy envoioyent, six vingt quatorze millions d’or. Les gents estoyent quinze mille hommes d’armes, trente, & deux mille chevaulx legiers, quatre vingts neuf mille harqubousiers, cent quarante mille advanturiers, unze mille deux cents cannons, doubles canons, basilicz, & spiroles. Pionniers quarante, & sept mille, le tout souldoyé, & avitaillé pour six moys. Laquelle offre Gargantua ne refusa, ny accepta du tout.
Mais grandement les remercyant, dist, qu’il composeroit ceste guerre par tel engin, que besoing ne seroit tant empescher de gents de bien.
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Seulement envoya, qui ameneroit en ordre les Legions, lesquelles entretenoit ordinairement en ses places de la Deviniere, de Chaviny, de Gravot, & Quinquenays, montant en nombre douze cents hommes d’armes, trente, & six mille hommes de pied, treize mille arqubuziers, deux cents grosses pieces d’artillerie, & vingt, & deux mille Pionniers, touts par bandes, tant bien assorties de leurs thresoriers, de vivandiers, de mareschaulx, de armuriers, & aultres gents necessaires au trac de bataille : tant bien instruictz en art militaire, tant bien armés, tant bien recongnoissants, & suyvants leurs enseignes, tant soubdains à entendre, & obeir à leurs capitaines, tant expediés à courir, tant forts à chocquer, tant prudents à l’adventure, que mieulx ressembloyent une harmonie d’orgues, & concordance d’horologe, qu’une armée, ou gensdarmerie.
Toucquedillon arrivé se presenta à Picrochole, & luy compta au long ce, qu’il avoit & faict, & veu. A la fin conseilloit par fortes parolles, qu’on feist appoinctement avecq Grandgosier, lequel il avoit esprouvé le plus homme de bien du monde, adjoustant, que ce n’estoit ny preu, ny
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raison molester ainsi ses voysins, desquelz jamais n’avoyent eu, que tout bien. Et au regard du principal : que jamais ne sortiroyent de ceste entreprinse, que à leur grand dommaige, & malheur.
Car la puissance de Picrochole n’estoit telle, que aisément ne le peust Grandgosier mettre à sac. Il n’eust achevé ceste parolle, que Hastiveau dist tout hault. Bien malheureux est le Prince, qui est de telz gents servy, qui tant facillement sont corrompuz, comme je congnoys Toucquedillon. Car je voy son couraige tant changé, que vouluntiers se fust adjoinct à noz ennemus pour contre nous batailler, & nous trahir, cs’ilz l’eussent voulu retenir : mais comme vertu est de touts tant amys, que ennemys, louée, & estimée, aussi meschanseté est tost congneue, & suspecte. Et posé, que d’icelle les ennemys se servent à leur profit, si ont ilz tousjours les meschants, & traistres en abomination. A ces parolles TOucquedillon impatient tyra son espée, & en transper ça Hastiveau ung peu au dessus de la mammelle gauche : dont mourut incontinent.
Et tyrant son coup du corps, dist franchement. Ainsi perisse, qui feaulx serviteurs blasmera. Picrochole soubdain entre en
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fureur, & voyant l’espée, & fourreau tant diapré, dist. Te avoit on donné ce baston, pour en ma presence tuer malignement mon tant bon amy Hastiveau ? Adoncques commanda à ses archiers, qu’ilz le meissent en pieces. Ce qui fut faict sus l’heure, tant cruellement, que la chambre estoit toute pavée de sang. Puis feist honnorablement inhumer le corps de Hastiveau, & celluy de Toucquedillon getter par sus les murailles en la valée.
Les nouvelles de ces oultraiges furent sceues par toute l’armée, dont plusieurs commençarent à murmurer contre Picrochole, tant que Grippepinault luy dist, Seigneur je ne sçay, quelle yssue sera de ceste entreprinse. Je voy voz gents peu confermés en leurs couraiges. Ilz considerent, que sommes icy mal pourveuz de vivres, & ja beaulcoup diminués en nombre, par deux, ou troys yssues.
Davantaige il vient grand renfort de gents à voz ennemys. Si nous sommes assiegés une foys, je ne voy poinct, comment ce ne soit à nostre ruyne totale. Bren, bren, dist Picrochole, vous semblez les anguilles de Melun : vous cryez devant, qu’on vous escorche : laissez les seulement venir.
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Comment Gargantua assaillit Picrochole dedans la Roche clermaud, & defist l’armée dudict Picrochole. Chap. xlvi.
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GArgantua eut la charge totale de l’armée : son Père demoura en son fort. Et leur donnant couraige par bonnes parolles, promist grandz dons à ceulx, qui feroyent quelcques prouesses. Puis gaignarent le gué de Vede, & par basteaulx, & ponts legierement faictz passarent oultre d’une traicte. Puis considerant l’assiete de la ville, qui estoit en lieu hault,
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& advantageux, delibera celle nuyct sus ce, qui estoit de faire. Mais Gymnaste luy dist, Seigneur, telle est la nature, & complexion des Grancoys, qu’ilz ne valent qu’a la premier poincte. Lors ilz sont pires, que Diables. Mais s’ilz sejournent, ilz sont moins, que femmes. Je suis d’advis, qu’a l’heure presente apres, que voz gents auront quelcque peu respiré, & repeu, faciez donner l’assault. L’advis fut trouvé bon. Adoncq’ produyct toute son armée en plain camp, mettant les subsides du costé de la monté.
Le Moyne print avec soy six enseignes de gents de pied, & deux cents hommes d’armes : & en grand diligence traversa les marays, & gaigna au dessus le puy jusques au grand chemin de Loudun. Ce pendant l’assault continuoit, les gents de Picrochole ne scavoient, si le meilleur estoit sortir hors, & les recepvoir, ou bien garder la ville sans bouger.
Mais furieusement sortit avecq’ quelque bende d’hommes d’armes de sa maison : & là fut receu, & festoyé à grands coups de canon, qui gresloient devers les coustaux : dont les Gargantuistes se retirarent au val, pour mieulx donner lieu à l’artillerie.
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Ceulx de la ville defendoient le mieulx, qu’ilz pouvoient, mais les traictz passoient oultre par dessus sans nul ferir. Aulcuns de la bende saulvés de l’artillerie donnarent fierement sus noz gents, mais peu proffitarent : car touts furent repceuz entre les ordres, & là rués par terre. Ce que voyants se vouloient retirer : mais ce pendant le Moyne avoit occupé le passaige.
Parquoy se mirent en fuyte sans ordre, ny maintien. Aulcuns vouloient leur donner la chasse : mais le Moyne les retint craignant, que suyvant les fuyants perdissent leurs rancz, & que sus ce poinct ceulx de la ville chargeassent sus eulx. Puis attendant quelcque espace, & nul ne comparant à l’encontre, envoya le Duc Phrontiste, pour admonnester Gargantua à ce, qu’il avançast pour gaigner le cousteau à la gauche, pour empescher la retraicte de Picrochole, par celle porte.
Ce que feit Gargantua en toute diligence, & y envoya quatre legions de la compaignie de Sebaste : mais si tost ne peurent gaigner le hault, qu’ilz ne rencontrassent en barbe Picrochole, & ceulx, qui avecq’ luy s’estoient espars. Lors chargearent sus roydement : toutesfoys
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grandement furent endommaigés par ceulx, qui estoient sus les murs, en coups detraict, & artillerie.
Quoy voyant Gargantua en grand’ puissance les alla secourir, & commeça son artillerie à hurter sus ce quartier de muraille : tant, que toute la force de la ville y fut evocquée.
Le Moyne voyant celluy costé, lequel il tenoit assiegé, denué de gents, & gardes, magnanimement tyra vers le fort : & tant feit, qu’il monta sus luy, & aulcuns de ses gents pensant, que plus de craincte, & de frayeur donnent ceulx, qui surviennent à ung conflict, que ceulx, qui lors à leur force combattent.
Toutesfoys ne feit oncques effroy, jusques à ce, que touts les siens eussent gaigné la muraille, excepté les deux cents hommes d’armes, qu’il laissa hors pour les hazarts. Puis d’escrya horriblement, & les siens ensemble : & sans resistence tuarent les gardes d’icelle porte, & là ouvrirent es hommes d’armes, & en toute fierté courrurent ensemble vers la porte de l’Orient, ou estoit le desarroy.
Et par derriere renversarent toute leur force, voyant les assiegés de touts costés,
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& les Gargantuistes avoir gaigné la ville, se rendirent au Moyne à mercy.
Le Moyne leur feit rendre les bastons, & armes, & touts retirer, & reserrer par les Eglises saisissant touts les bastons des croix, & commettant gents es portes pour les garder d’yssir. Puis ouvrant celle porte Orientale sortit au secours de Gargantua.
Mais Picrochole pensoit, que le secours luy venoit de la ville, & par oultrecuidance se hazarda plus, que devant : jusques à ce, que Gargantua s’escrya. Frere Jehan mon amy, frere Jehan en bonne heure soyez venu.
Adoncq’ congnoissant Picrochole, & ses gents, que tout estoit desesperé, prindrent la fuyte en touts endroictz. Gargantua les poursuyvit jusques pres Vaugaudry tuant, & massacrant : puis sonna la retraicte.
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Comment Picrochole fuyant fut surprins de malles fortunes, & ce que feit Gargantua apres la bataille. Chapitre xlvii.
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PIcrochole ainsi desesperé s’en fuyt vers l’Isle Bouchart, & au chemin de RIviere son cheval bruncha par terre, à quoy tant fut indigné, que de son espée le tua en sa chole : puis ne trouvant personne, qui le remontast, voulut prendre ung Asne du Moulin, qui là au pres estoit : mais les meusniers le meurtrirent
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tout de coups, & le destroussarent de ses habillements, & luy baillarent pour soy couvrir une meschante sequenye.
Ainsi s’en alla le paouvre cholericque : puis passant l’eaue au port Huaux, & racomptant ses malles fortunes, dut advisé par une vieille Lourpidon, que son royaulme luy seroit rendu, à la venue des Cocquecigrues : depuis ne sçayt on, qu’il est devenu.
Toutesfoys lon m’a dict, qu’il est de present paouvre gaignedenier à Lyon, cholere comme devant. Et tousjours se guermente à touts estrangiers de la venue des Cocquecigrues, esperant certainement selon la prophetie de la vieille, estre à leur venur reintegré à son royaulme.
Apres leur retraicte Gargantua premierement recensa ses gents, & trouva, que peu d’iceulx estoient perys en la bataille, sçavoir est quelcques gents de pied de la bende du capitaine Tolmere, & Ponocrates, qui avoit ung coup de harcquebouze en son pourpoinct.
Puis les feit refraischir chascun par sa bende, & commanda es thresoriers, que ce repas leur fust deffrayé, & payé, & que lon ne feit oultrage quleconques en la
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ville, veu qu’elle estoit sienne : & pares leur repas ilz comparussent en la place devant le chasteau, & là seroient payés pour six moys.
Ce qui fut faict : puis feit convenir devant soy en la dicte place touts ceulx, qui là restoient de la part de Picrochole, esquelz presents touts ses Princes, & Capitaines parla, comme il s’ensuyt.
La harangue, que feit Gargantua es vaincus. Chapitre xlviii.
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NOz peres, ayeulx, & ancestres de toute memoyre ont este de ce sens, & ceste nature, que des batailles par
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eulx consommé[e]s ont pour signe memorial des triumphes, & victoyres plus voulentiers erigé trophées, & mnuments es cueurs des vaincus par grace : qu’es terres par eulx conquestées par archicture. Car plus estimoient la vive souvenance des humains acquise par liberalité, que la mute inscription des arcs, colonnes, & pyramides subjecte es calamités de l’aer, & envie d’ung chascun.
Souvenir assez vous peult de la mansuetude, dont ilz usarent envers les Bretons à la journée de sainct Aubin du Gormier : & à la demollition de Parthenay. Vous avez entendu, & entendant admirez le bon traictement, qu’ilz feirent es Barbares de Spanola, qui avoient pillé, depopulé, & saccagé les fins maritimes d’Olone, & Thalmondoys.
Tout ce ciel a esté remply des louenges, && gratulations, que vous mesmes, & voz peres feistes lors, que Alpharbal Roy de Canarre non assouvy de ses fortunes envahyt furieusement le pays d’Onys exerçant la piraticque en toutes les Isles Armoricques, & regions confines. Il fut en juste bataille navré, prins, & vaincu de mon père, auquel Dieu soit garde, & protecteur.
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Mais quoy ? Au cas, que les aultres Roys, & Empereurs, voyre, qui se font nommer Catholicques, l’eussent miserablement traicté, durement emprisonné, & rançonné extremement, il le tracita courtoysement, amyablement, le logea avecq’ soy en son palays, & par incroyable debonnaireté le renvoya en saufconduyt, chargé de dons, chargé de graces, chargé de toutes offices d’amytié. Qu’en est il advenu ?
Luy retourné en ses terres feit assembler touts les Princes, & estatz de son Royaulme, leur exposa l’humanité, qu’il avoit en nous congneue, & les pria sur ce deliberer en façon, que le monde y eust exemple, comme avoit ja en nous de gracieuseté honneste : aussi en eulx d’honnesteté gratieuse.
Là fut decreté par consentement unanime, que l’on offriroit entierement leurs terres, dommaines, & royaulme, à en faire selon nostre arbitre.
Alpharbal en propre personne soubdain retourna avecq’ huyct grandes naufz oneraires, menant non seulement les thresors de sa maison, & lignee Roaylle : mais presques tout le pays. Car soy embarquant, pour faire voile au vent Uest en Nor
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dest : chascun à la foulle jectoit dedans icelle or, argent, bagues, joyaulx, espiceries, droques, & odeurs aromaticques. Papegays, Pelicans, Guenons, Civettes, Genettes, Porcz espicz. Poinct n’estoit filz de bonne mere reputé, qui dedans ne jectast ce, qu’avoit de singulier. Arrivé qu’il fut, vouloit baiser les piedz de mon dict pare : le faict fut estimé indigne, & ne fut toleré : ains fut embrassé sociallement : offrit ses presents, ilz ne furent repceuz, par trop estre excessifz : se donna mancipe, & serf voluntaire, soy & sa posterité : ce ne fut accepté, par ne sembler equitable : ceda par le decret des estats ses terres, & royaulme offrant la trasaction, & transport signé, séellé, & ratifié de touts ceulx, qui faire le debvoient : ce fut toallement refusé, & les contractz jectés au feu.
La fin fut, que mon dict père commença lamenter de pitié, & pleurer copieusement, considerant le franc vouloir, & simplicité des Canarriens : & par motz exquis, & sentences confrues diminuoit le bon tour, qu’il leur avoit faict, disant ne leur avoir rien faict, qui fust à l’estimation d’ung bouton : & si rien d’honnesteté leur avoit monstré, il estoit tenu de ce faire.
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mais tant plus l’augmentoit Alpharbal. Quelle fut l’yssue ?
En lieu, que pour sa rançon prinse à toute extremité, eussent peu tyrannicquement exiger vingt foys cent mille escutz, & retenir pour houstaigiers ses enfants aysnés, ilz se sont faictz tributaires perpetuelz, & obligés nous bailler par chascun an deux millions d’or affiné à vingt quatre Karatz. Ilz nous furent l’année premiere icy payés : la seconde de franc vouloir en payarent .xxiij. cents mille escuz : la tierce .xxvi. cents mille : la quarte tros millions, & tant tousjours croissent de leur bon gré, que serons contrainctz leur inhiber de rien plus nous apporter.
C’est la nature de gratuité. Car le temps, qui toutes choses corrode, & diminue, augmente, & accroist les biensfaictz, par ce qu’un bon tour liberalement faict à homme de raison, croist continuement par noble pensée, & remembrance.
Ne voulant doncq’ aulcunement degenerer de la debonnaireté hereditaire de mes parents, maintenant je vous absoulz, & delivre, & vous rends francs ; & liberes comme paravant.
D’abondant serez à l’yssue des portes
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payés chascun pour troys moys, pour vous pouvoir retirer en voz maisons, & familles, & vous conduyront en saulveté sic cents hommes d’armes, & huyct mille hommes de pied soubz la conduycte de mon escuier Alexandre, affin que par les paysants ne soyez oultragés.
Dieu soit avecq’ vous. Je regrette de tout mon cueur, que n’est icy Picrochole. Car je luy eusse donné à entendre, que sans mon vouloir, sans espoir accroistre ny mon bien, ny mon nom, estoit faicte ceste guerre.
Mais puis, qu’il est esperdu, & ne sçayt on ou, ny cimment est esvanouy, je veulx, que son Royaulme demeure entier à son filz. Lequel par ce, qu’il est par trop bas d’eage (car il n’a encores cinq ans accomplyz) sera gouverné, & instruyct par les anciens Princes, & gents scavants du Royaulme.
Et par autant, qu’ung Royaulme ainsi desolé, seroit facillement ruiné, si on ne refrenoit la convoytise, & avarice des administrateurs d’icelluy : j’ordonne, & veulx, que Ponocrates soit sus touts es gouverneurs entendant, avecq’ auctorité a ce requise, & assidu avecq’ l’enfant : jusques
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à ce, qu’il le congnoistra idoine de pouvoir par soy regir, & regner. Je considere, que facilité trop enervée, & dissolue de pardonner es malfaisants, leur est occasion de plus legierement de rechied mal faire, par ceste pernicieuse confiance de grace.
Je considere, que Jules Cesar empereur tant debonnaire, que de luy dict Ciceron, que sa fortune rien plus souverain n’avoit, sinon, qu’il pouvoit : & sa vertu meilleur n’avoit, sinon, qu’il vouloit tousjours saulver, & pardonner à ung chascun. Icelluy toutesfoys ce nonobstant en certains endroictz punit rigoreusement les aucteurs de rebellion.
A ces exemples je veulx, que me livrez avant le departir : premierement ce beau Marquet, qui a esté source, & cause premiere de ceste guerre par sa vaine oultrecuydance : secondement ses compaignons fouaciers, qui furent negligents de corriger sa teste folle sur l’instant. Et finablement touts les conseilliers, Capitaines, officiers, & domesticques de Picrochole : lesquelz
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le auroient incité, loué, ou conseillé de sortir de ses limites pour ainsi nous ingeter.
Comment les victeurs Gargantuistes furent recompensés apres la bataille. Chapitre. xlix.
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CEste harengue faicte par Gargantua, furent livrés les seditieux par luy requis : exceptés Spadassin, Merdaille, & Menvail : lesquelz estoient fuyz six heures devant la bataille, l’ung jusques au col de l’aignel, d’une traicte : l’autre jusques au val de vyre : l’aultre jusques à Logroine sans derriere soy regarder, ny
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prendre alaine par chemin : & deux fouaciers, lesquelz perirent en la journée.
Aultre mal ne leur fist Gargantua : sinon qu’il les ordonna pour tirer les presses à son imprimerie : laquelle il avoit nouvellement institué.
Puis ceulx, qui là estoient morts, il fist honorablement inhumer en la vallée des Noiretes, & au camp de Bruslevielle. les navrés il fist panser, & traicter en son grand Nosocome. Apres advisa es dommaiges faictz en la ville, & habitants : & les fist rembourcer de touts leurs interest à leur confession, & serment. Et y fist bastir ung fort chasteau : y commettant gens, & guet pour à l’advenir mieulx soy defendre contre les soubdaines esmeutes.
Au departir remercia gratieusement touts les souldars de ses legions : qui avoient esté à ceste defaicte, & les renvoya hyverner en leurs stations, & guarnisons. Exceptés aulcuns de la legion Decumane, lesquelz il avoit veu en la journée faire quelcques prouesses : & les Capitaines des bandes, lesquelz il emmena avecques soy devers Grandgosier. A la veue, & venue d’iceulx le bon homme fut tant joyeux, que possible ne seroit le descripre. Adoncq’
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leur fist ung festin le plus magnificque, le plus abundant, & plus delitieux, que fust veu depuis le temps du Roy Assuere.
A l’yssue de table il distribua à chascun d’iceulx tout le parement de son buffet, qui estoit au poyx de dix huyct cents mille bezants d’or : en grand vases d’antique, grands potz, grands bassins, grands tasses, couppes, potetz, candelabres, calathes, nacelles, violiers, drageomes, & aulte telle vaisselle tout d’or massif, oultre la pierrerie, esmail, & ouvraige, qui par estime de touts excedoit en pris la matiere d’iceulx. Plus, leur fist compter de ses coffres à chascun douze cents mille escuz contens. Et d’abondant à chascun d’iceulx donna à perpetuité (excepté s’ilz mouroient sans hoirs) ses chasteaulx, & terres vicines selon, que plus leur estoient commodes. A Ponocrats donna la Roche clermaud : à Gymnaste le Couldray, à Eudemon, Montpensier : le Rivau : à Tolmere : à Ithybole, Montsoreau : à Acamas Cande : Varenes, à Chironacte : Gravot, à Sebaste : Quinquenays, à Alexandre : Ligre à Sophrone : & ainsi de ses aultres places.