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1542- Histoyre du grand geant Gargantua (François Rabelais) (151-200)

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fatales destinées, ou influences des astres, qui voulent mettre fin à tes ayses, & repos ? Ainsi ont otutes choses leur fin, & periode. Et quand elles sont venues à leur poinct superlatif, elles sont en bas ruinées, car elles ne peuvent long temps en tel estat demeurer : c’est la fin de ceulx, qui leurs fortunes, & prosperités ne peuvent par raison , & temperance moderer. Mais si ainsi estoit phéé, & deust ores ton heur, & repos prendre fin, failloyt il, que ce fust en incommodant à mon Roy : celluy par lequel tu estoys estably ?

Si ta maison debvoit ruyner, failloit il qu’en sa ruyne elle tombast sur les atres de celluy, qui l’avoit aornée ? La chose est tant hors les metes de raison, tant abhorrente de sens commun, que à peine peult elle estre par humain entendement conceue, & tant demeurera non creable entre les estrangiers, jusques à ce, que l’effect asseuré, & tesmoigné leur donne à entendre, que rien n’est ny sainct, ny sacré à ceulx, qui se sont emancipés de Dieu, & raison, pour suivre leurs affections perverses.

Si quelcque tort eus testé par nous faict en tes subjectz, & dommaines, si par nous eus testé porté faveur à tes mal vouluz, si

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en tes affaires ne t’eussions secouru, si par nous ton nom, & honneur eus testé blessé. Ou pour mieulx dire, si l’esprit calumniateur tentant à mal te tirer eust par fallaces especes, & phantasmes ludificatoires mis en ton entendement, que envers toy eussions faict chose non digne de nostre ancienne amytie.

Tu debvoys premier enquerir de la verité, puis nous en admonnester. Et nous eussions tant à ton gré satisfaict, qu’eusses eu occasion de toy contenter. Mais (ò Dieu eternel) quelle est ton entreprinse ?

Vouldroys tu comme tyrant perfide piller ainsi, & dissiper le royaulme de mon maistre ?

Le as tu esprouvé tant ignave, & stupide, qu’il ne voulust : ou tant destitué de gens, d’argent, de conseil, & d’arti militaire, qu’il ne peust resister à tes iniques assaults.

Depars d’icy presentement, & demain pour tout le jour soys retiré en tes terres, sans par le chmin faire aulcun tumulte, ny force. Et paye mille bezants d’or pour les dommaiges, que as faictes en ces terres. La moytie bailleras demain, l’aultre moyetie payeras es Ides de May prochainement

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venant : nous delaissant ce pendant pour hostaige les Ducz de Tournemoule, de Basdefesses, & de Menvail, ensemble le prince de gratelles, & le viconte de Morpiaille.

Comment Grangosier pour achepter paix fist rendre les fouaciers. Chapitre. xxx.

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ATant se teut le bon homme Gallet : mais Picrochole à touts ses propos ne respond aultre chose, si non, Venez les querir : venez les querir. Ilz ont belle couille, & molle. Ilz vous brayeront de

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la fouace.

Adoncq’ retourne vers Grandgosier, lequel trouva à genoulx, teste nue, encliné en ung petit coing de son cabinet, priant Dieu, qu’il voulsist amollir la cholere de Picrochole, & le mettre au poinct de raison, sans y proceder par force.

Quand vit le bon homme de retour, il luy demanda. Ha mon amy, mon amy, quelles nouvelles m’apportez vous ? Il n’y a, dist gallet, ordre : cest homme est du tout hors du sens, & delaissé de Dieu. Voyre mais dist Grandgosier, mon amy, quelle cause pretend il de cest exces ?

Il ne m’a, dist Gallet, cause quelconques exposée. Sinon, qu’il m’a dicten cholere quelcques motz de fouaces. Je ne scay, si lon auroit poinct faict d’oultrage à ses fouaciers.

Je le veulx, dist Grandgosier, bien entendre devant, qu’aultre chose deliberer sur ce, qui seroit de faire.

Alors manda scavoir de cest affaire, & trouva pour vray, quon avoit prins par force quelcques fouaces de ses gens, & que Marquet avoit eu ung coup de tribard sur la teste. Toutesfoys, que le tout avoit esté bien payé, & que ledit Marquet avoit

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premier blessé Forgier de son fouet par les jambes. Et sembla à tout son conseil, que en toute force il se debvoit deffendre. Ce non obstant, dist Grandgosier, Puis qu’il n’est question, que de quelcques fouaces, je essayerai le contenter : car il me desplaist par trop de lever guerre.

Adoncq’ s’enquesta, combien on avoit prins de fouaces, & entendant quatre, ou cinq douzaines, commanda, qu’on en fist cinq charretées en icelle nuict, & que l’une fust de fouaces faictes à beau beurre, beau moyeux d’oeufz, beau saffran, & belles espices, pour estre distribuées à Marquet : & que pour ses interestz, il luy donnoit sept cents mille, & troys Philippus, pour payer les barbiers, qui l’auroient pensé : & s’abondant luy donnoit la mestayrie de la Fomardiere à perpetuité franche pour luy, & les siens. Pour le tout conduyre, & passer fut envoyé Gallet. Lequel par le chemin, fist cuillir pres de la saulsoye force grands rameaux de cannes, & rouzeaux, & en fist armer autour leurs charrettes, & chascung des chartiers, & luy mesmes en tint ung en sa main : par ce voulant donner à congnoistre, qu’ilé ne demandoient, que paix, & qu’ilz venoient pour l’achepter.

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Eulx venuz à la porte requirent parler à Picrochole de part Grandgosier.

Picrochole ne voulut oncques les laisser entrer, n’y aller à eulx parler, & leur manda, qu’il estoit empesché : mais qu’ilz dissent ce, qu’ilz vouldroient au Capitaine Toucquedillon, lequel affeustoit quelcque piece sur les murailles.

Adoncq luy dist le bon h’omme. Seigneur pour vous reciter tout le devat, & oster toute excuse, que ne retourner en nostre premiere alliance, nous vous rendons presentement les fouaces, dont est la controverse. Cinq douzaines en prindrent noz gens : elles furent tresbien payées : nous aymons tant la paix, que nous en rendons cinq charretées : desquelles ceste icy sera pour Marquet, qui plus se plainct. D’advantaige pour le contenter entierement, voyla sept cents mille, & troys Philippus, que je luy livre : & pour l’interest, qu’il pourroit pretendre, je luy cede la mestayrie de la Pomardiere, à perpetuité pour luy, & les siens, possedable en franc alloy : voyez cy le contract de la transaction. Et pour Dieu vivons dorenavant en paix, & vous retirez en voz terres joyeusement : cedants ceste place icy, en laquelle n’avez droict

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quelconque, comme bien le confesser. Et amys comme paravant.

Toucquedillon racompta le tout à Picrochole, & de plus en plus envenima son couraige luy disant : Ces rustres ont belle paour. Par Dieu Grandgosier se conchie : le paouvre beuveur, ce n’est son art aller en guerre, mais ouy bien vuider les flascons.

Je suis d’opinion, que retenions ces fouaces, & l’argent, & au reste nous hastion de remparer icy, & poursuivre nostre fortune : Mais pensent ilz bien avoir affaire à une duppe, de vous paistre de ces fouaces : voyla que cest, le bon traictement, & la grande familiarité, que leur avez par cy devant tenue, vous ont rendu envers eulx contemptible. Oygnez villain, il vous poindra. Poygnez villain, il vous oyndra. Ca, ca, ca, dist Picrochole, sainct Jacques ilz en auront : & sera faict ainsi qu’avez dict.

D’une chose, dist Toucquedillon, vous veulx je advertir. Nous sommes icy assez mal avituaillés, & pourveuz maingrement des harnoys de gueule.

Si Grandgosier nous mettoit siege, des à present m’en iroys faire arracher les dents toutes, seullement que troys me re

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stassent, aultant à voz gens, comme à moy, avec icelles nous n’avangerons, que trop à manger noz munitions. Nous, dist Picrochole, n’aurons que trop mangeailles. Sommes nous icy pour manger, ou pour batailler ?

Pour bataille vrayement, dist Toucquedillon. Mais de la panse vient la dance. Et ou faim regne, foce exule. Tant jazer, dist Picrochole. Saisissez ce, qu’ilz ont amené.

Adoncq’ prindrent argent, & fouaces, & boeufz, & charrettes, & les renvoyarent sans mot dire, sinon, que plus n’approchassent de si pres pour la cause, qu’on leur diroit demain. Ainsi sans rien faire retournarent devers Grandgosier, & luy comptarent le tout : adjoustants, qu’il n’estoit aulcun espoir de les tirer à paix, sinon à vive, & forte guerre.

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Comment certains gouverneurs de Picrochole par conseil precipité le mirent au dernier peril. Chapitre. xxvi.

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LEs fouaces destroussées comparurent devant Picrochole, le Duc de Menvail, conte Spadassin, & Capitaine Merdaille, & luy dirent

Cyre aujourdhuy nous vous rendons le plus heureux, plus chevaleureux prince, qui oncq’ fust depuis la mort d’Alexandre Macedo.

Couvrez couvrez vous, dist Picrochole.

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Grand mercy (dirent ilz) Cyre, nous sommes à nostre debvoir.

Le moyen est tel, vous laisserez icy quelcque Capitaine en garnison avecq petite bande de ge,s pour garder la place, laquelle nous semble assés forte tant par nature, que par les rampars facitz à vostre invention. Vostre armée partirez en deux, comme trop mieulx l’entendez.

L’une partie ira ruer sur ce Grandgosier, & ses gens. Par icelle sera de prime abordée facillement desconfit. Là recouvrerez argent à tas.

Car le villain en a du content : villain, disons nous. Par ce que ung nobme prince n’a jamais ung soul. Thsaurizer, est faict de villain. L’aultre partie ce pendant tirera vers Ouys, Sanctonge, Anfomoys, & Gascongne : ensemble Perigot, Medoc, & Elans.

Sans resistence prendront villes, chasteaulx, & fortresses. A Bayonne, à sainct Jehan de Luc, & Fontarabie sayzirez toules naufz, & coustoyant vers Galice, & Portugal, pillerez touts les lieux maritimes, jusques à Ulisbonne, ou aurez renfort de tout equipage requis à ung conquerant.

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Par le corbieu Hespaigne se rendra, car ce ne sont, que Madourrez. Vous passerez par l’estroict de Sibyle, & là erigerez deux colomnes plus magnificques, que celles de Hercules, à perpetuelle memoyre de vostre nom. Et sera nommé cestuy destroict la mer Picrocholine. Passée la mer Pichrocholine, voicy Barberousse, qui se rend vostre esclave. Je (idst Picrochole) le prendray à mercy.

Voyre (dirent ilz) pourveu, qu’il se face baptiser. Et oppugnerez les royaulmes de Tunic, d’Hippes, hardiment toute Barbarie.

En passant oultre retiendrez en vostre main Majorque, Minorque, Sardaine, Corficque, & aultres isles de la mer Ligusticque, & Baleare. Coustoyant à gauche, dominerez toute la Gaule Narbonique, Provence, & Allobgroges, Genes, Florence, Lucques, & à Dieu seas Romas.

LE paouvre Monsieur du Pape meurt desja de paour.

Par ma foy dist Picrochole, je ne luy baiseray ja sa pantoufle. Prinse Italie voyla Naples, Calabre, Apoulle, & Sicile toutes à sac, & Malthe avecq.

Je vouldroys bien, que les plaisants chevaliers jadis Rhodiens vous resistassent,

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pour veoir de leur urine.

Je iroys (dist Picrochole) voluntiers à Laurette. Rien rien, dirent ilz, ce sera au retour. De là prendrons Candie, Cypre, Rhodes, & les isles Cyclades, & donnerons sus la Morée. Nous la tenons. Sainct Treignant Dieu gard Hierusalem, car le Souldan n’est pas comparable à vostre puissance.

Je (dist il) feray doncques bastir le Temple de Salomon.

Non, dirent ilz, encores : attendez ung peu : ne soyez jamais tant soubdain à voz entreprinses.

Sçavez vous, que disoit Octovian Auguste ? Festina lente.

Il vous convient premierement avoir l’Asie minor, Carie, Lycie, Pamphile, Cilicie, Lydie, Phrygie, Mysie, Betune, Charazie, Satalie, Samagarie, Castamena, Luga, Savasta : jusques à Euphratés. Voyrrons nous, dist Picrochole, Babylone, & le mont Sinay ? Il n’est, dirent ilz, ja besoing pour ceste heure.

N’est ce pas assez tracassé dea avoir transfreté la mer Hircane, chevauché les deux Armenies, & les troys Arabies ?

Par ma foy, dist il, nous sommes affolés. Ha paouvres gents. (Quoy ? dirent ilz) Que

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boyrons nous par ces deserts ? Nous (dirent ilz) avons ja donné ordre à tout. Par la mer Siriace vous avez neuf mille quatorze grands naufz chargées des meilleurs vins du monde : elles arrivarent à Japhes. Là se sont trouvés vingt, & deux cents mille chameaulx, & seize sents Elephants, lesquelz avez prins à une chasse environ Sigeilmes, lors que entrastes en Libye : & d’abondant eustes toute la Caravane de Lamecha. Ne vous fournirent ilz de vin à suffisance ? Voyre, mais dist il, nous ne beusmes poinct fraiz : dirent ilz, par la vertu non pas d’ung petit pousson, ung preux, ung conquerant, ung pretendant, & aspirant à l’Empire univers, ne peult tousjours avoir ses aises.

Dieu soit louë, que estes venu vous, & vos gents, saufz, & entiers jusques au fleuve du Tigre. Mais dist il, que faict ce pendant la part de nostre armée, qui desconfit ce villain humeur Grandgosier ?

Ilz ne chomment pas (dirent ilz) nous les rencontrerons tantost. Ilz nous ont pris Bretaigne, Normandie, Flandres, Haynault, Brabant, Artoys, Holande, Selande, ilz ont passé le Rhein par sus le ventre des Suisses, & Lansquenectz : & part d’entre eulx ont dompté Luxembourg, & Lorraine,

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la Champaigne, Savoye jusques à Lyon : au quel lieu ont trouvé voz garnisons retournants des conquestes navales de la mer Mediterranée.

Et se sont rassemblés en Boheme, apres avoir mis à sac Soueve, Vuitemberg, Bavieres, Austriche, Moravie, & Styrie.

Puis ont donné fierement ensemble sus Lubek, Norwerge, Sweden, Rich, Dace, Gotthie, Eugroneland, les Estrelins, jusques à la mer Glaciale.

Et ce faict conquestarent les isles Orchades, & subjugarent Escosse, Angleterre, & Irlande.

De là navigants par la mer sabuleuse, & par les Sarmates, ont vaincu, & dominé Prussie, Polonie, Litwanie, Russie, Valache, La Transsylvanie, & Hongrie, Bulgarie, Turquie, & sont à Constantinoble. Allos nous, dist Picrochole, rendre à eulx le plus tost, car je veulx estre aussi Empereur de Thebizonde.

Ne tuerons nous pas touts ces chiens Turcz, & Mahumetistes ?

Que Diable, dirent ilz, ferons nous doncques.

Et donnerez leurs biens, & terres à ceulx, qui vous auront servi honnestement.

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La raison (dist il) le veult, c’est equité.

Je vous donne la Carmaigne, Surie, & toute Palestine.

Ha, dirent ilz, Syre, c’est du bien de vous : grand mercy. Dieu vous face bien tousjours prosperere.

Là present estoit ung vieil gentil homme esprouvé en divers hazarts, & vray routier de guerre, nommé Echephron, lequel ouyant ces propos dist.

J’ay grand’ paour, que toute ceste entreprinse sera semblable à la farce du pot au laict, duquel ung cordouannier se faisoit riche par resverie : puis le pot cassé n’eut de quoy disner.

Que pretendez vous par ces belles conquestes ? Quelle sera la fin de tant de travaulx, & traverses ? Ce sera, dist Picrochole, que nous retournés reposerons à noz aises : dont dist Echephron, & si par cas jamais n’en retournez ? Car le voyage est long, & perilleux, N’est ce mieulx, que des maintenant nous reposons, sans nous mettre en ces hazarts ? O dist Spadassin, par Dieu voicy ung bon resveur : mais allons nous cacher au coing de la cheminée, & la passons avec les Dames nostre vie, & nostre temps, à enfiller des perles, ou à filer

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comme Sardanapalus. Qui ne se adventure, n’a cheval, ny mule. Ce dist Salomon. Qui trop (dist Echephron) se adventure perd cheval, & mule. Respondit Malcon Basté : dist Picrochole, passons oultre. Je ne crains, que ces Diables de Legions de Grandgosier, ce pendant, que nous sommes en Mesopotamie, s’ilz nous donnoyent sus la queue, quel remede ? Tresbon, dist Merdaille : une belle petite commission, laquelle vous envoyrez aux Moscovites, nous mettra en camp pour ung moment cinquante mille comabatans d’eslite. O si vous me faictes vostre lieutenant, je tueroys ung pigne pour un mercier. Je mords, je rue, je frappe, je attrape, je tue. Sus, sus, dist Picrochole, qu’on despeche tout : & qui me ayme, si me suyve.

Comment Gargantua laissa la ville de Paris, pour secourir son pays : & comment Gymnaste rencontra les ennemys. Chap. xxvii.

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EN ceste mesme heure Gargantua, qui estoit yssu de Paris, soubdain les lettres de son Père leues, sus sa grand’ jument venant avoit ja passé le pont de la Nonnain, luy Ponocrates, Gymnaste, & Eudemon, lesquelz pour le suyvre avoyent prins chevaulx de poste : le reste de son trein venoit à justes journées, amenant toutes ses Livres, & instrument Philosophicque. Luy arrivé à Parille, fut adverty par le mestayer de Gouguet, comment Picrochole s’estoit remparé à la Rocheclermaud, & avoit envoyé le capitaine Tripet avec grosse armée, assaillir le boys de Vede, & Vaugaudry : & qu »ilz avoyent couru la poulaille jusques au pressouer

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Billard : & que c’est chose estrange, & difficile à croyre des exces, qu’ilz faisoyent par le pays. Tant qu’il luy feist paour, & ne sçavoit bien, que dire, ny que faire.

Mais Ponocrates luy conseilla, qu’ilz se transportassent vers le seigneur de la Vauguyon, qui de touts temps avoit esté leur amy, & confederé, & par luy seroyent mieulx advisés de touts affaires : ce qu’ilz feirent incontinent, & le trouvarent en bonne deliberation de leur secourir : & fut de opinion, que il envoyeroit quelcqu’ung de ses gentz pour descouvrir le pays, & sçavoir, en quel estat estoyent les ennemys, affin de y proceder, le conseil prins selon la forme de l’heure presente.

Gymnaste se offrit d’y aller, mais il fut concluf, que pour le meilleur il menast avecques soy quelcqu’ung, qui congnoistroit des voyes, & destorses, & les ruvieres de la entour.

Adoncques partirent luy, & Prelingand escuyer de Vauguyon, & sans effroy espiarent de touts costés.

Ce pendant Gargantua se refraichit, & repeut quelque peu avecq ses gents, & feit donner à sa jument ung picotin d’avoyne, c’estoyent soixante, & quatorze muys.

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Gymnaste, & son compaignon tant chevaucharent, qu’ilz rencontrarent les ennemys touts espars, & mal en ordre, pillants & desrobants tout ce, qu’ilz pouvoyent : de tant loing, qu’ilz l’apperceurent, accoururent sus luy à la foulle pour le destrousser : adoncq il leur crya, messieurs je suys paouvre Diable, je vous requiers, qu’ayer de moy mercy. J’ay encores quelcque escu, nous le boyrons, car c’est aurum potabile : & ce cheval icy sera vendu pour payer ma bien venue : cela faict retenez moy des vostres, car jamais homme ne sceut mieulx prendre, larder, rostir, & apprester, voyre par Dieu demembrer, & gourmander poulle, que moy, qui suys icy : & pour mon proficiat je boy à touts bons compaignons.

Lors descouvrit sa ferriere, & sans mettre le nés dedans, beuvoit assez honnestement.

Les marroufles le regardoyent ouvrants la gueule d’ung grand pied, & tirant les langues comme levriers en attende de boyre apres : mais Tripet le capitaine, sus ce poinct accourut veoir, que c’estoi.

Adoncq Gymnaste luy offrit sa bouteille, disant. Tenez capitaine, beuvez en hardiment, j’en ay faict l’essay, c’est vin de la

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Faye moniau.

Quoy, dist Tripet, ce gaultier icy se guabele de nous. Qui es tu ?

Je suys (dist Gymnaste) paouvre Diable. Ha, dist Triper, puis quetu es paouvre Diable, c’est raison, que passes oultre, car tout paouvre Diable passe par tout sans peage, ny gabelle. Mais ce n’est de coustume, que paouvres Diables soyent si bien montés : pourtant monsieur le Diable descendez, que je aye le roussin, & si bien il ne me porte, vous maistre Diable me porterez. Car j’ayme fort qu’ung Diable tel m’emporte.

Comment Gymnaste soupplement tua le capitaine Tripet, & aultres gents de Picrochole. Chap ? xxxiii.

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CEs motz entenduz, aulcuns d’entre eulx commençarent avoir frayeur, & se seignoient de toutes mains, pensants, que ce funt ung Diable desguisé, & quelcqu’unf d’eulx nommé Bon Jehan, capitaine des franctopins, tyra ses heures de sa braguette, & crya assez hault, Agios hotheos. Si tu es de Dieu si parle : si tu es de l’aultre, si ten va. Et pas ne s’en alloit : ce qu’entendirent plusieurs de la bende, & de partoient de la compaginie.

Le tout notant, & considerant Gymanstre. Pourtant feit semblant descendre de cheval, & quand fut pendant du costé du montouer, feit soupplement le tour de l’estriviere, son espée bastarde au costé, & par

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dessoubz passé se lança en l’air, & se tint des deux piedz sus la scelle le cul tourné vers la teste du cheval. Puis dist. Mon cas va au rebours. Adoncq en tel ponct, qu’il estoit, feist la gambade sus ung pied, tournant à senestre, ne failloit oncq de rencontrer sa propre assiete sans en rien varier.

Dont dist Tripet, Ha je ne feray pas cestuy là pour ceste heure : & pour cause.

Bren, dist Gymnaste, j’ay failly, je voys defaire cestuy sault : lors par grande force, & agilité feist en tournant à dextre la gambade comme devant. Ce faict mist le poulce de la dextre sus l’arçon de la scelle, & leva tout le corps en l’air, se soustenant tout le corps sus le muscle, & nerf dudict poulce : & ainsi se tourna troys foys, à la qutriesme se renversant tout le corps sans à rien toucher se guinda entre les deux oreilles du cheval, soudant tout le corps en l’air sus le poulce de la senestre : & en ceste stat feit le tour du moulinet, puis frappant du plat de la main dextre sus le millieu de la scelle se donna tel bransle, qu’ils se assist sur la croppe, comme font les damoyselles.

Ce faict tout à l’aise passe la jambe droicte par sus la scelle, & s e mist en estat de chevaucheur, sus la croppe. Mais (dist il)

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mieulx vault, que je me mette entre les arsons : adoncq’ s’appuyant sus les poulces des deux mains à la crope devant soy, se renversa cul sus teste en l’aer, & se trouva entre les arsons en bon maitnien, puis d’ung sobresault se leva tout le corps en l’aer, é ainsi se tint piedz joinctz entre les arsons, & là tournoya plus de cent tours les bras estenduz en croix, & cryoit ce faisant à haulte voix.

J’enrage diables j’enrage, j’enrage, tenez moy diables tenez moy tenez. Tandis qu’ainsi voltigeoit, les marroufles en grand esbahissement disoient l’ung à l’aultre. Par la mer cest ung lutin, ou ung diable ainsi desguisé. Ab hoste maligno libera nos domine : & s’en fuyoient à la route regardants derriere soy, comme ung chien, qui emporte ung plumail.

Lors Gymnaste voyant so nadvantaige descend de cheval, & desgaine son espée, & à grands coups chargea sus les plus huppés, & les ruoit à grands monceaulx blessés, navrés, & meurtriz, sans que nul luy resistast, pensants, que ce fust ung diable affamé, tant par les merveilleux voltigements, qu’il avoit faicts : que par les propos, que luy avoit tenu Tripet, en l’appel

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lant paouvre diable.

Sinon, que Tripet en trahison luy voulut fendre la cervelle de son espée lansquenette : mais il estoit bien armé, & de cestuy coup ne sentit, que le chargement : & soubdain se tournant, lança ung estoc volant au dict Tripet, & ce pendant, que icelluy se couvroit en hault, luy tailla d’ung coup l’estomach, le colon, & la moytié du foye, dont tomba par terre, & tombant rendit plus de quatre potées de souppes, & l’ame meslée parmy les souppes.

Ce faict, Gymnaste se retyre considerant, que les cas de hazart jamais ne fault poursuyvre jusques à leur periode : & qu’il convient à touts chevaliers reveremment traicter leur bonne fortune, sans la molester, ny gehenner. Et montant sus son cheval luy donne desesperons tyrant droict son chemin vers la Vauguyon, & Prelinguand avecques luy.

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Comment Gargantua demollit le chasteau du Gué de Vede, & comment ilz passarent le Gué. Chapitre xxxiiii.

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VEnu que fut, racompta l’estat, auquel avoit trouvé les ennemys, & du Stratageme, qu’il avoit faict, luy seul contre toute leur caterne, affermant, qu’ilz n’estoient, que maraulx, pilleurs, & brigands, ignorants de toute discipline militaire : & que hardyment se missent en voye, car il leur seroit tresfacille de les assommer, comme bestes.

Adoncq’ monta Gargantua sus sa grande

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jument, accompagné comme devant avons dict. Et trouvant en son chemin ung hault, & grand arbre (lequel communement on nommoit l’arbre de sainct Martin, pource qu’ainsi estoit creu ung bourdon, que jadis sainct Martin y planta) dit. Voicy ce, qu’il me failloit. Cest arbre me servira de bourdon, & de lance. Et l’arrachit facillement de terre, & en osta les rameaulx, & le para pour son plaisir.

Ce pendant sa jument pissa pour se lascher le ventre : mais ce fut en telle abondance, qu’elle en feit sept lieues de deluge, & deriva tout le pissat au gué de Vede, & tant l’enfla devers le fil de l’eaue, que toute ceste bende des ennemys furent en grand’ horreur noyés, exceptés aulcuns, qui avoient prins leur chemin vers les coustaulx à gauche.

Gargantua venu à l’endroit du boys de Vede fut advisé par Eudemon, que dedans le chasteau estoit quelcque reste des ennemys ; pour laquelle chose Gargantua s’escria tant qu’il peult. Estes vous là, ou n’y estes pas ? Si vous y estes, n’y soyez plus : si n’y estes, je n’ay, que dire.

Mais ung ribaud canonnier, qui estoit au machicoulys, luy tyra ung coup de ca

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non, & l’attainct par la temple dextre furieusement : toutesfoys ne luy feit pource mal en plus, que s’il luy eust jecté une prune. Qu’est ce la ? dict Gargantua, nous jectez vous icy des grains de raisins ? La vendange vous coustera cher. Pensant de vray, que le boulet fust ung grain de raisin.

Ceux, qui estoient dedans le chasteau amusés à la pille entendant le bruyt coururent aux tours, & forteresses, & luy tirarent plus de neuf mille, vingt, & cinq coups de faulconneaux, & arcquebouzes, visants touts à sa teste : & si menu tyroient contre luy, qu’il s’escria, Ponocrates mon amy ces mousches icy m’aveuglent, baillez moy quelcque rameau de ses saulles pour les chasser. Pensant des plmbées, & pierres d’artillerie, que fussent mousches bovines. Ponocrates l’advisa, que ce n’estoient aultres mousches, que les coups d’artillerie, que lon tyroit du chasteau

Alors chocqua de son grand arbre contre le chasteau, & à grands coups abbatist & tours, & forteresses, & ruyna tout par terre. Par ce moyen furent touts rompuz, & mis en pieces ceulx, qui estoient en icelluy.

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De là partants arrivarent au point du moulin, & trouvarent tout le Gué couvert de corps morts, en telle foulle, qu’ilz avoient engorgé le cours du moulin : & c’estoient ceulx, qui estoient periz au deluge urinal de la jument. Là furent en pensement, comme ilz pourroient passer, veu l’empeschement de ces cadavres.

Mais Gymnaste dist. Si les diables y ont passé, j’y passeray fort bien. Les diables (dist Eudemon) y ont passé pour en emporter les ames damnées : sainct Treignant (dist Ponocrates) par doncq’ consequence necessaire il y passera. Voyre voyre, dist Gymnaste, ou je demoureray en chemin. Et donnant des esperons à son cheval passa franchement oultre, sans que jamais son cheval eust frayeur des corps morts. Car il l’avoit accoustumé (selon la doctrine d’Aelian) à ne craindre les ames, ny corps morts. Non en tuant les gents, comme Diomedes tuoit les Thraces, & Ulysses mettoit les corps de ses ennemys es pieds de ses chevaulx, ainsi que racompte Homere : mais en luy mettant ung phantosme parmy son foin, & le faisant ordinairement passer su icelluy, quand il luy bailloit son avoyne.

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Les troys aultres le suyvirent sans faillir, excepté Eudemon, duquel le cheval enfonça le pied droict jusques au genoil dedans la pance d’ung gros, & gras villain, qui estoit là noyé à l’envers, & ne le pouvoit tirer hors : ainsi demouroit empestré, jusques à ce, que Gargantua du bout de son baston enfondra le reste des tripes du villain en l’eaue, ce pendant, que le cheval levoit le pied.

Et (qui est chose merveilleuse en Hippiatrie) fut le dict cheval guery d’ung surot, qu’il avoit en celluy pied, par l’attoucheme(n t des boyaulx de ce gros marroufle.

Comment Gargantua soy peignant faisoit tomber de ses cheveulx les boulletz d’artillerie. Chapi. xxxv.

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ISsuz la rive de Vede, peu de temps apres abordarent au chasteau de Grandgosier, qui les attendoit en grand desir.

A sa venue ilz le festoyarent à tour de bras, jamais on ne veit gents plus joyeulx. Car Supplementum Supplementu cronicorum dict, que Gargamelle y mourut de joye : je ne sçay rien de ma part, & bien peu me soucie ny d’elle, ny d’aultre.

La verité fut, que Gargantua se refraischissant d’habillements, & se testonnant de son pigne (qui estoit grand de cent cannes, tout appoincté de grandes dents d’Elephants toutes entieres) faisoit tomber à chascun coup plus de sept balles de

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boulletz, qui luy estoient demourés entre ses cheveulx à la demollition du boys de Vede.

Ce que voyant Grandgosier son père, pensoit, que fussent poulx, & luy dist : Dea mon bon filz vous as tu apporté jusques icy des esparviers de Montagu ?

Je n’entendoys, que là tu feisses residence. Adoncq’ Ponocrates respondit : Seigneur ne pensez, que je l’aye mis au colliege de pouillerie, qu’on appelle Montagu : mieulx l’eusse voulu mettre entre les guenaulx de sainct Innocent, pour l’enorme craulté, & villenie, que j’y ay congneue. Car trop mieulx sont traictés les forcés entre les Maures, & Tartares, les meutriers en la prison criminelle, voyre certes les chiés en vostre maison, que ne sont ces malautruz au dict colliege.

Et si j’estoys Roy de Paris, le Diable m’emporte, si je ne mettoys le feu dedans, & feroys brusler & principal, & regents, qui endurent veoir ceste inhumanité devant leurs yeulx.

Lors levant ung de ces boulletz dist, ce sont coups de canon, que n’a guieres a repceu vostre filz Gargantua passant devant le boys de Vede, par la trahison de

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vos ennemys.

Mais ilz en eurent telle recompense, qu’ilz sont touts periz en la ruyne du chasteau : comme les Philistins par l’engin de Sanson : & ceulz, que opprima la tour de SIloe, desquelz est escript Lucae. xiij.

Iceulx je suis d’advis que nous poursuyvions ce pendant, que l’heur est pour nous.

Car l’occasion a touts ses cheveulx au front : quand elle est oultre passée, vous ne la pouvez plus revocquer : elle est chauve par le derriere de la teste, & jamais plus ne retourne.

Vrayement dist Grandgosier, ce ne sera pas à ceste heure : car je veulx vous festoyer pour ce soir, & soyez les tresbien venuz.

Ce dict, on appresta le soupper, & de surcrest furent roustis seze boeufz, troys genisses, trente, & deux veaulx, soixante, & troys chevreaulx moissonniers, quatre vingt quinze moutons, troys cents gourretz de laict à beau moust, unze vingt perdrys, sept cents becasses, quatre cents chappons de Loudunoys, & Cornouaille, six mille poulletz, & autant de pigeons, six cents gualinottes, quatorze cents levraults, troys cents, & trois hostardes, & mille sept

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cents hutaudeaulx : de venaison lon ne peult tant soubdain recouvrer, fors unze sangliers, qu’envoya l’abbe de Turpenay, & dix, & huict bestes fauves, que donna le Seigneur de GRandmont : ensemble sept vingt faisants qu’envoya le Seigneur des Essars, & quelcques douzaines de Ramiers, de oyseaulx de riviere, de Cercelles Buors, Courts, Pluviers, Francolys, Cravants, Tyransons, Tadournes, Pochecullieres, Pouacres, Hebronneaulx, Foulques, Aygrettes, Cigongnes, Cannes petieres, & renfort de potages. Sans point de faulte y estoit de vivres abondance : & furent apprestés honnestement par Fripesaulce, Hoschepot, & Pilleverius cuisiniers de Grandgosier. Janot Micquel, & Verrenet apprestarent fort bien à boyre.

Comment Gargantua mangea en sallade six Pelerins. Chapitre. xxxvi.

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[illustration]

Le propos requiert, que racomptons ce, qui advint à six Pelerins, qui venoient de sainct Sebastian pres de Nantes : & pour soy herberger celle nuyct de peur des ennemys s’estoyent mussés au jardin dessus les poyzars entre les choulx, & lectues. Gargantua se trouva quelcque peu alteré, & demanda, si l’on pourroit trouver des lectues pour faire sallade.

Et entendant, qu’il y en avoit des plus belles, & grandes du pays, car elles estoient grandes comme pruniers, ou noyers, y voulut aller luy mesmes, & en emporta en sa main, ce que bon luy sembla : ensemble emporta les six PElerins, lesquelz avoyent si grand paour, qu’ilz n’osoyent ny par

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ler, ny tousser.

Les lavant doncq’ premierement en la fontaine, les Pelerins disoyent en voix basse l’ung à l’aultre, Qu’est il de faire ?  nous noyons icy entre ces lectues, parelrons nous ? mais si nous parlons, il nous tuera comme espies. Et comme ilz deliberoient ainsi, Gargantua les mist avecq’ ses lectues dedans ung plat de la maison, grand comme la tonne de Cisteaulx, & avecq’ huylle, & vinaigre, & sel, les mangeoit pour soy refraischir devant soupper, & avoit ja engoullé cinq des Pelerins, le sixiesme estoit dedans le plat caché soubz une lectue, excepté son bourdon, qui apparoissoyt au dessus.

Lequel voyant Grandgosier dist à Gargantua. Je croy, que c’est la une corne de limasson : ne le mange poinct.

Pour quoy ? dist Gargantua. Ilz sont bons tout ce moys.

Et tyrant le bourdon ensemble enleva le Pelerin, & le mangoit tresbgien.

Puis but ung horrible traict de vin pineau, & attendirent, que l’on apprestast le soupper.

Les Pelerins ainsi devorés se retirarent hors les meulles de ses dents, le mieulx

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que faire peurent, & pensoyent, qu’on les eust mys en quelcque basse fosse des prisons. Et lors, que Gargantua but le grand traict, cuydarent noyer en sa bouche, & le torrent du vin presque les emporta au gouffre de son estomach : toutesfoys saultants avec leur bourdons, comme font les micquelotz, se mirent en franchise l’orée des dents.

Mais par malheur l’ung d’eulx tastant avecques son bourdon le pays, à scavoir s’ilz estoient en seureté, frappa rudement en la faulte d’une dent creuse, & ferut le nerf de la mandibule, dont fist tresforte douleur à Gargantua, & commence à crier de rage, qu’il enduroit.

Pour doncq’ se soulager du mal fist apporter son cure dents, & sortant vers le noyer grollier vous denigea messieurs les Pelerins.

Car il arrappoit l’ung par les jambes, l’aultre par les espaules, l’aultre par la bezace, l’aultre par la foillouze, l’aultre par l’escharpe : & le paouvre haire, qui l’avoit feru du bourdon le accrochea par la braguette : toutesvoys celluy fut ung grand heur : car il luy perça une bosse chancreuse, qui le martyrisoit depuis le temps, qu’ilz

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eurent passé Ancenys.

Ainsi les Pelerins denigés s’en fuyrent à travers le plante, & beau trot, & appaisa la douleur.

En laquelle heure fut appelé par Eudemon pour soupper : car tout estoyt prest.

Je m’en voys doncq’ (dist il) pysser mon malheur.

Lors pyssa si copieusement, que l’urine trancha le chamun aux Pelerins, & furent contrainctz passer la grand’ boyre.

Passants de la par l’orée de la touche en plain chemin, tombarent touts, excepté Fournillier, en une trape, qu’on avoit faicte pour prendre les loups à la trainnée.

Dont eschapparent moyennant l’industrie dudict Fournillier, qui rompit touts les laqz, & cordages.

De là issus pour la reste de celle nuyct coucharent en une petite loge pres le Coudray.

Et là furent reconfortés de leur malheur par les bonnes parolles d’ung de leur compaignie nommé Lasdaller : lequel leur remonstra, que ceste adventure avoit esté predicte par David psal. Cum exurgerent homines in nos, forte uiuos

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deglutissent nos, quand nous fusmes mangés en salade au grain du sel. Cum irasceretur furor eorum in nos, forsitan aqua absorbuisset nos, quand il but le grand traict.

Torrentem pertransiuit anima nostra, quand nous passasmes la grand’ biyre : fortsitan pertransisset anima nostra aquam intolerabilem, de son urine, dont il nous tailla le chemin.

Benedictus dominus, qui non dedit nos in captionem dentibus eorum. Anima nostra, sicut passer, erepta est de laqueo venantium, quand nous tombasmes en la trappe. Laqueus contritus est, par Fournillier, & nos liberati sumus. Adiutorium nostrum, &c.

Comment le Moyne fut festoyé par Gagantua, & des beaulx propos, qu’il tint en souppant. Chapitre. xxxvii.

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QUand Gargantua fut à table, & la premiere poincte des morceaux fut bauffrée, Grandgosier commença à racompter la source, & la cause de la guerre meue entre luy, & Picrochole, & vint au poinct de narrer, comme frere Jehan des entommeures avoit triumphé à la deffence du clos de l’abbaye, & le loua au dessus des prouesses de Camille, Scipion, Pompée, Cesar, & Themistocles.

Adoncq’ requist Gargantua, que sus l’heure fust envoyé querir, affin qu’avecq’ luy on consultast de ce, qu’estoit à faire. Par leur vouloir l’alla querir son maistre d’hostel, & l’amena joyeusement avecq’ son baston de croix sus la mulle de Grand

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gosier. Quand il fut venu, mille caresses, mille embrassements, mille bons jours furent donnés. Hes frere Jehan mon amy. Frere Jehan mon grand cousin, frère Jehan de par le dyable. L’accollée, mon amy. A moy la brassée. Ca couillon, que je te estrene de force de t’accoller. Et frere Jehan de rigoller : ja mais homme ne fut tant courtoys, ny gracieux.

Ca, ca, dist Gargantua, une escabelle icy aupres de moy, à ce bout. Je le veulx bien (dist le Moyne) puis qu’ainsi vous plaist. Page de l’eaue : boute mon enfant, boute, elle me refraischira le foye. Baille icy, que je guargarize. Deposita cappa, dist Gymnaste, ostons ce froc.

Ho par Dieu (dist le Moyne) mon gentil homme il y a ung chapitre in statutis ordinis, auquel ne plairoit le cas.

Bren (dist Gymnaste) bren, pour vostre chapitre. Ce froc vous rompt les espaules. Mettez bas. Mon amy (dist le Moyne) laisse le moy : car par Dieu je n’en boy, que mieulx. Il me faict le corps tout joyeux. Si je le laisse, messieurs les Pages en feront des jartieres : comme il me fut faict une foys à Coulaines. D’avantaige je n’auray nul appetit. Mais si en cest habit je m’assis à

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table, je boiray par Dieu & à toy, & à ton cheval. Et de hayr.

Dieu guard de mal la compagnie. Je avoys souppé. Mais pource ne mangeray je poinct moins. Car j’ay ung estomach pavé, creux comme la botte sainct Benoist, tousjours ouvert, comme la gibessiere d’ung advocat.

De touts poissons fors, que la tanche, prenez l’esle de la Perdrys. Ceste cuisse de Levrault est bonne pour les goutteux.

A propos truelle : pour quoy est ce, que les cuisses d’une damoizelle sont tousjours fraisches ? Ce problesme (dist Gargantua) n’est ny en Aristoteles, ny en Alexandre Aphrodise : ny en Plutarcque.

C’est (dist le Moyne) Pour troys causes : par lesquelles ung lieu est naturellement refraischy.

Primo : pource que l’eaue decourt tout du long.

Secundò, pource que c’est ung lieu umbrageux, obscur, & tenebreux, auquel jamais le Soleil ne luyst.

Et tiercement, pource qu’il est continuellement esventé des ventz du trou de bize, de chemise, & d’abondant de la braguette.

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Et dehayt. Page à la humerie. Crac, crac, crac. Que Dieu est bon, qui nous donne ce bon piot. J’advoue Dieu, si j’eusse esté au temps de jesucrist, j’eusse bien engardé, que les Juifz ne l’eussent prins au jardin d’Olivet.

Ensemble le dyable me faille, si j’eusse failly de coupper les jarretz à messieurs les Apostres, qui firent tant laschement, apres qu’ilz eurent bien souppé, & laissarent leur bon maistre au besoing.

Je hays plus, que poison ung homme, qui fuyt, quand il fault jouer des cousteaux. Hon, que je ne suis Roy de France pour quate cingtz, ou cent ans.

Par Dieu je vous mettroys en chien courtault les fuyars de Pavye. Leur fiebvre quartaine ? Pourquoy ne mouroient ilz là plus tost, que laisser leur bon Prince en ceste necessité ? N’est il meilleur, & plus honorable mourir vertueusement bataillant, que vivre fuyant villainement ?

Nous ne mangerons gueres d’oysons ceste année. Ha mon amy, baille de ce cochon, Diavol. il ny a plus de moult. Germinauit radix lesse. Je renye ma vie je meurs de soif. Ce vin n’est des pires.

Quel vin beuviez vous à Paris ? Je me

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donne au Diable, si je n’y tins plus de six moys pour ung temps maison ouverte à touts venants. Congnoissiez vous frere Claude des haults barroys ?

O le bon compaignon, que c’est. Mais quelle mousche l’a picqué ? Il ne faict rien, que estudier depuis je ne sçay quand. Je n’estudie poinct de ma part. En nostre Abbaye nous ne estudions jamais, de paour des auripeaulx.

Nostre feu Abbé disoit, que c’est chose monstrueuse veoir ung moyne eçavant.

Par Dieu monsieur mon amy, magis magnos dericos, non sunt magis magnos sapientes. Vous ne veistes oncques tant de lievres, comme il y en a ceste année. Je n’ay peu recouvrer ny Aultour, ny Tiercelet de lieu du monde. Monsieur de la Bellonniere me avoit promis ung Lanier : mais il m’escripvit n’a guieres, qu’il estoit devenus Patays.

Les perdrix nous mangeront les oreilles mesouan. Je ne prends poinct de plaisir à la tonnelle. Car je m’y morfonds.

Si je ne cours, si je ne tracasse, je ne suys poinct à mon aise.

Vray est, que saultant les hayes, & buissons, mon froc y laisse du poil. J’ay recou

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vert ung gentil levrier.

Je donne au diable, si luy eschappe lievre.

Ung lacquays le menoit à monsieur de Mauleurier, je le destroussay : feis je mal ? Nenny frere Jean (dist Gymnaste) nenny de par touts les diables nenny.

Ainsi dist le Moyne, à ces diables, ce pendant qu’ilz durent.

Vertu Dieu, qu’en eust faict ce boyteux ?

Le cor Dieu, il prend plus de plaisir, quand on luy faict present d’ung bon couble de boeufz.

Comment (dist Ponocrates) vous jurez frere Jean ?

Ce n’est (dist le Moyne) que pour aorner mon langaige. Ce sont couleurs de rhetoricque Ciceroniane.

Pourquoy les Moynes sont refuys du monde : & pourquoy les ungs ont le nés plus grand, que les aultres. Chapitre xxxviii.

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Foy de Chrestien (dist Eudemon) je entre en grande resverie, considerant l’honnesteté de ce Moyne. Car il nous esbaudit icy touts. Et comment doncques est ce, qu’on rechasse les Moynes de toutes bonnes compaignies ? les appellants Trouble festes, comme abeilles chassent les freslons d’entour leurs rousches ? ignauum fucos pecus (dist Maro) à praesepibus arcent.

A quoy respondit Gargantua. Il n’y a rien si vray, que le froc, & la cagoule tire à soy les opprobres, injures, & maledictions du monde, tout ainsi comme le vent, dict Cecias, attire les nuées.

La raison peremptoyre est : par ce, qu’ilz

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mangent la merde du monde, c’est a dire, les pechés, & comme machemerdes lon les rejecte en leurs retraictz : ce sont leurs conventz, & Abbayes, separés de conversation politicque, comme font les retraictz d’une maison.

Mais si entendez, pourquoy ung singe en une famille est tousjours mocqué, & herselé : vous entendrez, pour quoy les moynes sont de touts refuys, & des vieulx, & des jeunes.

Le cinge ne garde poinct la maison, comme ung hcien : il ne tire par l’aroy, comme le bœuf : il ne produict ny laict, ny laine, comme la brebis : il ne porte pas le faix, comme le cheval.

Ce qu’il faict, est tout conchier, & degaster : qui est la cause pourquoy de touts reçoit mocqueris, & bastonnades.

Semblablement ung moyne (j’entendz de ces ocieux moynes) ne laboure, comme le paisant : ne garde le pays, comme l’homme de guere : ne guerist les malades, comme le medecin : ne presche, ny endoctrine le monde, comme le bon docteur Evangelicque, & pedagogue : ne porte les commodités, & chosesnecessaires à la Republique, comme le marchant.

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Ce est la cause, pourquoy de touts sont hués, & abhorrys.

Voyre, mais (dist Grandgosier) ilz prient Dieu, pour nous. Rien moins (respondit Gargantua.)

Vray est, qu’ilz molestent tout leur voysinage à force de trinqueballer leurs cloches.

Voyre dist le Moyne, une messe, unes matines, unes vespres bien sonnées, sont à demy dictes.

Ilz marmomment grant renfort de legendes, & pseaulmes nullement par eulx entenduz.

Ilz content foce Patnostres entrelardées de longs Ave Maria, sans y penser, ny entendre.

Et ce je appelle mocquedien, non oraison.

Mais ainsi leur ayde Dieu, s’ilz prient pour nous, & non par paour de perdre leurs miches, & souppes grasses. Touts vrays Chrestiens, de touts estatz, en touts lieux, en touts temps prient Dieu, & l’esperit prie, & interpelle pour iceulx : & Dieu les prend en grace.

Maintenant tel est nostre bon frere Jean. Pourtant chascun le soubhaitte en sa compaignie. Il n’est poinct bigot, il n’est poinct

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desciré, il est honneste, joyeulx, deliberé, bon compaignon.

Il travaill, il labeure, il defend les opprimés, il conforte les affligés, il subvient aux souffreteux, il garde le clos de l’Abbaye.

Je (dist le Moyne) bien d’advantaige.

Car en despeschant noz matines, & anniversaires au chœur, ensemble je fays des chordes d’arbaleste, je polys des mattraz, & garrotz, je fays des retz, & des poches à prendre les connins. Jamais je ne suys oysif. Mais or ça à boyre, ça. Apporter le fruict. Ce sont chastaines du boys d’Estrocz. Avecques bon vin nouveau, voy vous la composeur de petz. Vous n’estes encores ceans amoustillés ? Par Dieu je boy à touts gués, comme ung cheval de promotheur.

Gymnaste luy dist. Frere Jean ostez ceste rouppie, qui vous pend au nés. Ha, ha, (dist le Moyne) seroys je en dangier de noyer ? veu, que suys en l’eaue jusques au nés ? Non, non ? Quare ? Quia elle en sort bien : mais poinct n’y entre. Car il est bien antidoté de pampe.

Om mon amy, cil, qui auroit bottes d’hy

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ver de tel cuyr, hardiment pourroit il pescher aux huytres. Car jamais ne prendroient eue.

Pourquoy (dist Gargantua) est ce, que frere Jean a si beau nés ?

Par ce (respondit Grangosier) que ainsi Dieu l’a voulu, lequel nous faict en telle forme, & telle fin selon son divin arbitre, que faict ing potier ses vaisseaulx.

Par ce (dist Ponocrates) qu’il fut despremiers à la foyre des nés. Il print des plus beaulx, & plus grands. Trut avant (dist le Moyne) selon la craye Philosophie monasticque, c’est par ce, que ma nourrice avoit les tetins moletz, en allaictant, mon nés y enfondroit comme en beurre, & là s’eslevoit, & croissoit comme la paste dedans la mer.

Les durs tetins des nourrices font les enfants camuz. Mais gay, gay, ad formam nasi, congnoscitur ad te leuaui. Je ne mange jamais de confitures. Pale à la humerie. Item rousties.

Comment le Moyne feist dormir Gargantua, & de ses heures, & breviaire. Chap. xxxix.

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Le soupper achevé consultarent sus l’affaire instant, & fut conclud, que environ la mynuict ilz sortiroyent à l’escarmouche pour sçavoir, quel guet, & diligence faisoyent leurs ennemys. En ce pendant, qu’ilz se reposeroyent quelcque peut pour estre plus frais.

Mais Gargantua ne pouvoit dormir en quelcque façon, qu’il se mist.

Dont luy dist le moyne. Je ne dos jamais bien à mon aise, sinon quand je suys au sermon, ou quand je prie Dieu.

Je vous supplie commençons vous, & moy les sept pseaulmes pour veoir, si tantost ne serez endormy. L’invention pleut tresbien à Gargantua.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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