[41a]
5720 ― Pour ce, sire, mercy demant :
5721 Que Renard ne soit affolé,
5722 Combien que vous l’ayez juré.
5723 La mort n’a mye deservy.
5724 Sire, Regnard vous a servy
5725 Sans faintise et estudïé
5726 A faire vostre volenté. »
5727 Grinbert tant de beaux parlers dist
5728 Que le roy appeler le fist,
5729 Et si lui dist : « Traïttre lerres,
5730 Pour quoy estes vous si barteres ?
5731 Bonnement peüssiez ouvrer
5732 Sans ses malices recouvrer.
5733 Ostez mal sans plus detrïer.
5734 ― Sire, bon fait estudïer
5735 En ses bonnes auctorités
5736 Et ne[1] mie en ces vanités,
5737 Car aussi bien s’en va le temps
5738 En foulour faire comme en sens.
5739 Senecque qui tant de biens dist
5740 En un sien tresbon livre mist
5741 Que on doit mieulx une partie
5742 Entendre a[2] philosophie
5743 Que on en fait en vanité,
5744 Selon vraye[3] auctorité,
[41b]
5745 Ou en choses qui riens ne vallent,
5746 Qui au besoing trestoutes faillent.
5747 Bonne chose est de ce apendre,
5748 Qu’on peust recorder sans mesprendre,
5749 Et au besoing traire au garant.
5750 Si conclud verité parant :
5751 Sil n’est pas saige qui met cure
5752 En chose qui est trop obscure.
5753 Trop sont ceulx folz, au dire voir,
5754 Qui se athysent de sçavoir
5755 Et qui veullent de[4] voir esmer
5756 Quantes goutes d’eaue a en mer,
5757 Quantes feulles les arbres portent,
5758 (Fol sont[5] qui a ce se deportent),
5759 Quantes aunes sont jusqu’a nues,
5760 Et pour quoy sont les bestes mues
5761 Qui langue ont et ne parlent mye
5762 (Telz estudïers est folye),
5763 Ou desquelz est plus, piez ou testes.
5764 Ly estudïer en telz questes
5765 Du soleil quel<l> largesse il a,
5766 Du ciel quantez estoilles y a,
5767 Combien poise toute la terre,
5768 Folye est de tout ce enquerre.
5769 Maint en sont perdu sans respit.
5770 Et pour ce Senecque nous dit :
5771 « Estudie en fait qui te vaille,
5772 Qui a ton besoing ne te faille.
5773 Pechié folie, au besoing fault.
5774 Pour ce l’estudïer n’y vault,
5775 Ne nulz n’y doit estudïer
5776 Tant qu’il viengne a glorifïer. »
5777 Aristote nous dist sans glose,
5778 Comme son dictier le propose :
5779 « Cil que[6] tend a ce pourcachier
5780 Et tout son voloir y fichier,
5781 Et qui mieulx veult sembler preudhomme
[41c]
5782 Qu’i estre le, ce est la samme,
5783 Il samble, ce pouez vëoir,
5784 Qu’il n’en quiert que le nom avoir. »
5785 Mauldit soit cil[7] qui sur lui met
5786 Habit de bien, ce en lui n’est[8].
5787 Tel vest habit d’humilité,
5788 Ou n’a pitié ne charité,
5789 Mais est plain d’orgueil, de luxure,
5790 De gloutonnie et de murmure.
5791 Ysidores[9] a ramenteü
5792 Un dist qui doit estre creü :
5793 « Ne prisiez de riens les bontés
5794 De ceulx que Fortune a montés,
5795 Puis que ce de Fortune vient.
5796 Crëez qu’aprez bien mal revient. »
5797 Senecques dist ceste maniere :
5798 « Vertu est de tout bien planiere :
5799 Tantost qu’homme a honte se met,
5800 Vertu sa compaignie let.
LE LYON
5801 ― Dy moy quant l’homme se fait honte.
RENARD
5802 ― Quant Dieu et ce que a lui monte
5803 Hayt du tout, et si s’en descorde,
5804 Et fuit droit et misericorde.
5805 Monlt[10] fait l’homme a desprisier,
5806 Qui autrui par lui fait pechier.
5807 Et sil qui<l> s’endort en pechié
5808 Est monlt vilainement tachié,
5809 Homs qui veult autrui diffamer,
5810 Selon Dieu ne se doit amer,
5811 Mais souverainement mesprent
5812 Qui l’autrui indeuement prent.
5813 Qui enrichist d’autre chevance,
5814 En la fin en avra grevance.
5815 Oraces[11] nous dist et repond,
5816 Que cil qui bien pechié repond,
[41d]
5817 Il est plus griefment entechiés
5818 Que se nouvel fut ly pechiés.
5819 Qui vieil mal lait enrachinier[12],
5820 Envis s’en peult medeciner.
5821 Certes[13], un saige clerc, par art,
5822 Monstre la memoire[14] d’esgart.
5823 Esgart est une vertu telle
5824 Que l’homme qui maint dessoubz celle
5825 Ne porroit estre decheü
5826 Ne des biens bien despourveü.
5827 Tant de pechié com de chevance
5828 Ne le peut sieuir dechevance.
5829 Judas dist que cil a grant tort[15]
5830 Qui nul homme devant sa mort
5831 Veult tenir a bienheüré.
5832 Maint homme voy asseüré
5833 Es grans biens et es grans haultesses
5834 Et es terrïennes richesses.
5835 Ains qu’en terre soit son corps mys,
5836 A yl[16] monlt grant mestier d’amys.
5837 Ja tant n’ara de bien eüs,
5838 Ne tant doubtez, ne tant cremus
5839 N’est homs, se malheür n’y court,
5840 Que voz[17] jours ne lui soient court.
5841 Pour ce est il trop grant folie
5842 D’homme qui en avoir se fie,
5843 Ne qui pour ce est orguilleux
5844 N’envers nul homme desdaigneux.
5845 Cointez peult il bien devenir,
5846 Mais nul orgueil ne doit tenir.
5847 Ceteron[18] nous dist que cointise
5848 Est une vertu de tel guise,
5849 De tel point et de tel maniere
5850 Qu’elle fait le mal traire arriere,
5851 Siques l’un de l’autre se part
5852 Et le bien tourne a une part.
5853 De trestout bien cointise nait.
[42a]
5854 Ou[19] cointes est, il lui deplaist
5855 A faire toute mauvaise œuvre,
5856 Et souvent honneur y recoeuvre,
5857 Car monlt beau parliers en devient,
5858 Et un autre point si leur vient,
5859 Car il ne daigne estre vilains,
5860 Car bien scet qu’il en vauldroit mains.
5861 Cointise est propre netteté
5862 Qui tient par le poing casteté,
5863 Et casteté ayme droycture.
5864 C’est celle qui de droit n’a cure.
5865 Mais se droicture tort devient,
5866 Un tresmauvais sermon[20] lui vient.
5867 Tort fait saillir or et argent,
5868 Tort het toute lëalle gent,
5869 Plus fait a doubter que venins
5870 Les vefves et les orphelins,
5871 Fait monlt souvent vëoir sa force :
5872 Par tout prend et par tout escorce.
5873 Je ne croy pas que ja Dieu voye
5874 Homs qui met droicture hors voye.
5875 Pour ce fait bon preudhomme amer
5876 Et desirer et reclamer.
5877 Ne nul ne doit avec preudhomme
5878 Adjouster compaignie[21] que bonne.
5879 Macrobes nous dist sans mentir
5880 Qu’on ne doit mie consentir
5881 Les mauvais hommes ne les faulx
5882 Avec les preudhommes lëaulx.
5883 Par exemple je le vous preuve.
5884 Quant un homs en proye[22] se treuve
5885 Par maladie et par pechié,
5886 Tant qu’ung des membres est sechié,
5887 Ou s’est par enfermeté grande,
5888 Phisicque a hoster le commande,
5889 Ou l’autre goirra mal de lui,
5890 Car par l’obscurité de [ce]lui[23]
[42b]
5891 Qu’a perdicïon est alez,
5892 Les autres se perdent delez.
5893 Ainsi vous veuil prouver de l’homme
5894 Qui en mauvaistié s’abandonne :
5895 Quant un bon delez lui se tient,
5896 Assez tost perdre le convient.
5897 Cilz en qui fault foy et bontez
5898 N’est mie pour homme comptez.
5899 [Et] pour ce cilz acteur nous dist
5900 Que le juge[24] est bien mauldist,
5901 Quant par jugier n’oste la vye
5902 A cil qui a mort deservie.
5903 Bon fait bonne parolle oÿr,
5904 Car il en peult <a> grant bien venir.
5905 Platon nous aprend a l’escole
5906 Et dist que la bonne parole
5907 Douze fois dicte et recordee
5908 Est plus en la parfin louee
5909 Qu’elle n’est au commencement.
5910 Et si puis bien dire comment :
5911 La parole en voir congneüe,
5912 Elle est assez mieulx entendue
5913 A douze foiz qu’a la premiere,
5914 Qui bien en entend la maniere.
5915 Les felons ayment le mesdire,
5916 Par tout veullent bien escondire,
5917 Puis que a bien loyaulté touche.
5918 Envis leur yst bien de la bouche.
5919 Pour ce, vous prie[25], telz gens n’oez,
5920 Amez preudhommes et crëez,
5921 Amez paix et bon jugement.
5922 Lors viv<e>rez bien et sainement.
5923 Ung jour est bon, et l’autre cuid.
5924 Ung jour pourfit, et l’autre nuyd.
5925 Ung tamps est c’om se doit jouer,
5926 Et ung tamps qu’on doit äourer.
5927 Tamps est de souffrir et de taire,
[42c]
5928 Tamps est de crïer et de braire.
5929 Tamps est d’estre humblez et piteux,
5930 Tamps est d’estre fol et crueux.
5931 Tamps est de lui humilïer,
5932 Tamps est de bien multiplïer.
5933 Tamps est de donner et de prendre,
5934 Tamps est de espargnier contendre.
5935 Sur trestous ces tamps a scïence,
5936 Mais dessus tout vaint pacïence.
5937 Pacïence et humilité
5938 Vaincquent trestoute cruaulté :
5939 Qui est humbles et pacïens,
5940 Bien se doit tenir pour scïens.
5941 N’est cruaulté si hault montee
5942 Qui par ce ne chie[e] en vallee.
5943 Je le dy or pour le Lÿon
5944 Qui avoit son intencïon
5945 Et a ceste fin ly descendre
5946 Qu’il vouloit faire Renard pendre
5947 Par l’ennortement qu’il avoit
5948 Et du peuple qui lui crioit :
5949 « Sire, sire, Renard pendés,
5950 Ne jour, ne heure n’attendés ! »
5951 Monlt en fut ly roys esmeüs,
5952 Mais tant c’est Renard quoy tenus
5953 Et tant pacïence a menee
5954 Que ceste erreur s’en est alee.
5955 Et tant c’est tenus humblement
5956 Que le roy tout son maltalent
5957 Trespassa, et autre heure vint
5958 Que a parolle Renard tint.
5959 En parlant tousjours s’avisa,
5960 Et adez Renard plus prisa.
5961 Son irez passa en l’oyant,
5962 Delyt prend en lui escoutant.
5963 A parler monlt Renard prisa
5964 Et Renard en parlant prins l’a.
[42d]
5965 A lui respondre et a enquerre
5966 Mettoit son entente grant erre.
5967 Lors a Renard le roy enquist
5968 Ou tout ce qu[e] il lui dist prist :
5969 Volentiers l’entend et escoute.
5970 Quant Renard voit et scet sans doubte
5971 Que l’yre du roy est passee,
5972 Et que son parler lui agree,
5973 Son sens lui double et multiploye,
5974 Et en ot au cœur monlt grant joye,
5975 Et tant qu’il peult sa grace acquiert
5976 Pour bien faire ce qu’il lui quiert.
LE ROY LYON
5977 « Renard, tu as assez veü,
5978 Et pour ce as tu tant sceü.
5979 Combien a y que tu nasquis
5980 Qui tant as or de mal acquis ?
5981 Combien a que tu as aprins
5982 Le malice dont tu es prins ?
RENARD
5983 ― Sire, mon [corps] fut nez n’a guerres,
5984 Et assez prez est mes repaires.
5985 Mais mon sens et mes ars est fais
5986 Long tamps avant qu’Adam fut fais
5987 Et avant que le monde fust,
5988 Ne que cha aval riens eüst. »
LE ROY LYON
5989 Adont le Lÿon s’esbahyt,
5990 Et dist : « [Renart][26], se Dieu m’aÿt,
5991 Je ne suis pas de ce tesmoing
5992 Que tu soyez nez de si loing.
5993 Car comment porroit ce or estre ?
5994 Depuis que Dieu, le Roy celestre,
5995 Eüst fait ciel et terre et mer,
[43a]
5996 Fait il bestes, ne nul parler
5997 Ne doit qu’elles <ne> fussent devant,
5998 Ne qu’en terre fussent pessant.
5999 C’estoit abisme et obscurté,
6000 N’y avoit veue ne clairté,
6001 Ne nulle bien n’y habitoit.
6002 De tout ce qu’on voit riens n’estoit.
6003 Doncques ne t’en creray[27] ja mye.
6004 Tayz toy, ne diz plus tel folye.
RENARD
6005 ― Sire, et je ne m’en voeuil[28] taire,
6006 Se il ne vous en doit desplaire,
6007 Car je vous tesmoingne pour voir,
6008 Devant tout ce est mon savoir.
6009 Au moins de ce bien me crëez
6010 Qu’avant que monde fut crëez,
6011 Furent fais angeles[29] beaux et gens.
6012 Bien poez sçavoir se je mens.
LE ROY LYON REGNARD
6013 ― Quelz angeles[30] ? ― Ceux <furent> qui s’orguillyrent,
6014 Qui tantost en enfer cheÿrent.
6015 Des lors, vaulx je scïence avoir
6016 Et des lors est fait mon sçavoir.
6017 Ce fust avant que Adam fust
6018 Ne que Nature faicte fust,
6019 Ne que ciel, ne terre, ne mer.
6020 De ce me doy je monlt amer.
6021 Par Nature n’est pas mon art,
6022 Ne par Nature n’est Renart.
6023 Mon corps a bien Nature fait,
6024 Mais mon art a des lors atrait.
6025 Par mon art s’orguillirent ange<l>s.
6026 Par mon art sont du ciel estranges,
6027 Car se mon [art] n’eussent tenu,
6028 Ja du ciel ne fussent cheü.
[43b]
6029 Trestous par mon art s’orguillirent,
6030 Par mon art tout aval cheïrent
6031 Ceulx qui furent a mon acord.
6032 Mais monlt en y eult a discord.
6033 Ceulx de mon acord jus alerent,
6034 Et les discordans demourerent.
6035 Des lors est maulx et renardie,
6036 Et des lors commença ma vie.
6037 N’oncques monde fait esté n’eust,
6038 Se mon art n’eust esté et fust.
6039 Car dieu s’en fust atant passés
6040 Qui des angels[31] ot fait assez.
6041 Mais tantost que mon art coeuillirent,
6042 Tantost dedens enfer cheÿrent.
6043 Paradis ne les polt tenir,
6044 Quant mon art vauldrent acoeullir.
6045 Leurs sieges demourerent vuys,
6046 Quant de gloire furent hors mys.
6047 Mais pour ses sieges recouvrer,
6048 Vault Dieu le monde faire ouvrer,
6049 Faire homme qui naturel<e>ment
6050 Par sa semence deuement
6051 Remplesist les siege[s] vuidiés.
6052 Pour ce fust ly monde, sachiés,
6053 Car ja le monde fait n’eüst,
6054 Se homme mectre n’y deüst,
6055 Et par hommes fussent remplis
6056 Les sieges dont ceulx sont partis.
6057 Fait fu le monde, et homme y mist,
6058 Et pour ce povrement le fist.
6059 Quant homme et monde ot acomply,
6060 Lors Nature[32] y estably
6061 Qui tout le monde gouvernast.
6062 Et aprés Dieu tout ordonnast.
6063 Mais aprez monde fait un tamps
6064 Fu de Dieu fait noz[33] pere Adams
6065 Qui a Nature fu bailliez,
[43c]
6066 Commandés a vivre tailliez.
6067 Nature a vivre l’ordonna[34],
6068 De lui faire ne se merla.
6069 Nature a faire Adam ne mist
6070 Rien, car Dieu de sa main le fist
6071 Et a Nature le bailla,
6072 Qui a son vivre le tailla.
6073 Avecques ce y mist Raison.
6074 C’est celle qu’en toute saison
6075 Ne veult trop ne peu, ne folie.
6076 Ainsi ordonna Dieu sa vie,
6077 Et si grant scïence en lui mist
6078 Qu’oncques puis nulz tant n’en naquist[35].
6079 En lui mist et grace et beaulté,
6080 Et aver franche volenté.
6081 Par raison Adam se maintint
6082 Jusques a tant que il mesprint,
6083 Que Raison Nature estranga,
6084 Le jour que la pomme menga
6085 Que Raison lui ot deffendue.
6086 Dont Nature fut morne[36] et mue.
6087 Mais or arriere[37] retourneray,
6088 Et trestout mon dit sauveray,
6089 De mon art qui est fait des lors,
6090 Combien que n’en soyez recors.
6091 Mes ars de Nature me tient,
6092 Ne de Nature pas ne vient,
6093 Pour ce qu[e] il est de devant.
6094 Or vëez, est bien apparant
6095 Que mon art est avant et dure
6096 Que oncques fut faicte Nature.
LE ROY LYON
6097 ― Je croy et voy trestout par my
6098 Que ton art est plain d’Ennemy.
6099 Puis que ly Annemy le fist,
6100 Avoir n’y peut bien, ne pourfit,
[43d]
6101 Et quant d’Anemis fut trouvés,
6102 Doncques par Anemis ouvrés,
6103 Toy et tous ceulx de ton mestier.
6104 Autrement parler ne t’en quier.
RENARD
6105 ― Sire, or soyés du dire quictes.
6106 Mes ars vient de la ou vous dictes.
6107 Mes ars ne vient pas de Nature,
6108 Et pour ce n’ay je de lui cure :
6109 Naistre fait[38], vivre et sentir,
6110 Mais mal ne fait pas consentir,
6111 Car mal ne vient pas de Nature.
6112 Pour ce mon art n’a de lui cure.
6113 Mais bien vient naturelement
6114 Des [le] premier commencement
6115 Que Dieu Nature[39] ordonna,
6116 Et telz dons de lui luy donna
6117 Que par Raison s’ordonneroit,
6118 Ne ja aultre maistre n’aroit.
6119 Adez vault Raison le sieusist
6120 Et de tous ces fais le duisist,
6121 Ne nulle foiz sans lui n’alast,
6122 Feïst, deïst, ouvrast, parlast,
6123 Et s’il estoit que la venist
6124 Qu’elle[40] autre chemin tenist
6125 Que Raison ne feïst sa cure,
6126 Elle par droit nom de Nature,
6127 Tant comme sans lui ouvreroit,
6128 Mauvais nom en recouvreroit.
6129 Pour quoy Nature sans Raison
6130 Ne doit aller nulle saison.
6131 Ainsi l’ordonna qui le fist,
6132 Qui oncques maulx en lui ne mist.
6133 Nature et Raison mist ensamble,
6134 Et se Nature s’en dessamble,
6135 Elle n’est Nature appellee,
[44a]
6136 Mais tressote et desordonnee.
6137 Tout cil en grant foulour se tient
6138 Qui dist mal par Nature vient
6139 Ne que Nature y mecte cure. »
6140 Lors roy Lÿon dresse la hure,
6141 Et fut monlt forment en effroy,
6142 Et dist : « Renard, je ne te croy.
6143 Siés toy vers moy, et le maintieng.
6144 Ou tout ton dist pour foulour tieng.
6145 Tu dis, et merveille en moy yert,
6146 Que Nature mal ne requiert,
6147 Ne par Nature, si com dis,
6148 N’est nul mal pourchassié ne dis.
6149 Ce que tu diz n’est mie sens :
6150 Il a ou ciecle mainte gens
6151 Qui font pluiseurs extorcïons
6152 Et pluiseurs dissolucïons,
6153 Si comme de boire au matin.
6154 Ne peuent laissier le hutin
6155 Qui est chose desconvenable,
6156 Et si n’est mie raisonnable.
6157 Il y a gens luxurïeux,
6158 Qui de ce sont monlt curïeux.
6159 Ly aultre en avarice mys,
6160 Car se tous leurs greniers emplis
6161 Estoient d’or ne de joyaulx,
6162 Ne leur est souffisans ne beaulx.
6163 Aultres gens qui aiment tenchons,
6164 Mesdire, jengleurs, malfachons
6165 Et qui en telz mestiers se duisent,
6166 Et du tout en tout s’i deduisent,
6167 Les uns aux chiens et aux oyseaulx,
6168 En filez, en laz, en rameau[l]x[41].
6169 L’autre se reveut deporter
6170 En tresbeaux garnemens porter,
6171 L’un en dormir, l’autre en veillier,
6172 L’un repos, l’autre traveillier,
[44b]
6173 Et qui tout cecy leur taulroit,
6174 Leur mort on leur avancheroit,
6175 Je diz, qui sont naturel<e>ment,
6176 Enclin a son ordonnement.
6177 Cecy te doit pour tout souffire :
6178 Tu entens biens que je veuil dire.
6179 Se Nature ne le vaulsist,
6180 Ja nulz a ce ne se duisist.
6181 Nature lye s’y ordonne,
6182 Et toutes telz viez leur[42] ordonne.
6183 ― Lors, dist Renard, entendez moy.
6184 Plusieurs errent, et bien le voy,
6185 Par peu apprendre et retenir.
6186 Pour ce peuent erreur tenir,
6187 Car trop male chose est de croire
6188 Mensongne et chose qui n’est voire.
6189 Encoire[43] fait plus a desprisier
6190 Mensongne faire auctorisier,
6191 Car pluiseurs gens oÿr le peu[l]ent,
6192 Ainsi auctoriser le veullent.
6193 Ainsi en pluiseurs s’enrachine,
6194 Ainsi Raison va a decline
6195 Qu’elle n’est pas bien maintenue,
6196 Mais le mensongne est soustenue.
6197 Pour ce est plain de mal sçavoir,
6198 Qui <de> mensongne veult faire voir,
6199 Qui fait la dissolucïon
6200 Naturele inclinasïon
6201 Et dist naturel<e>ment mal vient.
6202 Il fait monlt [mal] qui ce soustient.
6203 Qui maintient vice verité,
6204 Il use poy d’auctoricté.
6205 Mais desor de ce me tairay,
6206 Et pour vous apaisier diray.
6207 Primes, je vous diz sans doubtance :
6208 Mains boire n’est acoustumance.
6209 Qui eüst usé du contraire,
[44c]
6210 A tel us se vaulsist retraire
6211 Qui eüst abstinence prinse,
6212 Que Dieu honneure monlt et prise,
6213 Dissolucïon lui grevast,
6214 Que pour riens ne le recouvrast.
6215 Tous sommes en bon heure nez,
6216 Mais pluiseurs sont desordonnez
6217 Par sieuvir[44] folle compaignie
6218 Et par continuer folie.
6219 Continuer fait coustumance
6220 Qui met homme en mal ordonnance.
6221 Elle corrompt bonne Nature,
6222 De Raison l’oste et de sa cure.
6223 Quant nous autre de lui crëons,
6224 Elle nous laist, nous le laissons.
6225 Quant autre volons recouvrer,
6226 Ne disons plus par lui ouvrer,
6227 Et qui femme n’a si s’en tiengne,
6228 Ne ja de ce ne lui souviengne.
6229 Car souhais, desirs et pensers
6230 Et avec ce continuers
6231 Font entreprendre et maintenir
6232 Cela ou on ne doit venir.
6233 Aussi peut on l’autruy monnoye,
6234 L’autrui cheval, l’autrui corroye
6235 Desirer a son grant diffame,
6236 Comme on fait une estrange femme.
6237 Autant a il, a dire voir,
6238 En la femme comme en l’avoir.
6239 Pour ce fait bon en non chaloir
6240 Mectre ce qu’on ne peut avoir.
6241 Et qui a ce ne se duisist,
6242 De luxure ne lui chausist
6243 Et lui grevast le commencier
6244 Plus qu’aprés ne fait le laissier.
6245 Et pluiseurs veullent maintenir :
6246 « Je ne m’en porroye tenir. »
[44d]
6247 A qui dist il or ce ? a qui ?
6248 Laisse le mal, mal laira ly,
6249 Et ne le continuast[45] ja,
6250 Par mon chief, il ne l’en chaura,
6251 Continua[n]t bonne Nature.
6252 Car qui bien le crient, bien lui dure.
6253 Dont vëez vous par cestui point
6254 Que par Nature mal n’est point.
6255 Qui mal eslonge, mal le fuit,
6256 Et qui le mal queurt, mal le suit.
6257 Et quant a parler d’avarice,
6258 Qui est un tresdiffame vice,
6259 A Nature de riens ne tient :
6260 Mais pacïence de lui vient,
6261 Et quiconques pacïence a
6262 D’avariche ne lui chaurra.
6263 Car pacïence et souffisance
6264 Fait en Paradis l’ordonnance
6265 Et ont en Paradis la cure
6266 Et viennent de bonne Nature.
6267 Avec l’homme viennent quant naist,
6268 Combien que par foleur les laist.
6269 Laist mauvaise carnalité
6270 Et dissolue volenté.
6271 Orgueil, despit, haÿne, envie
6272 Lui font commencier tel folie,
6273 Et compaignie qui l’argue,
6274 Qui bonne conscïence tue,
6275 Le fait devenir si souscieux[46].
6276 Lors devient avaricïeux
6277 Et chiet en telle ville hordure
6278 Qui toute[47] contraire a Nature.
6279 Et souvent grant paine lui donne,
6280 Quant si vilment se desordonne,
6281 Car chascun est nez a droicture
6282 […][48]
6283 Et cil qui Nature fourvoie
6284 Envis peut tenir bonne voie.
[45a]
6285 Or vous diray d’acoustumance,
6286 Par quoy y ayez mieulx fïance,
6287 Ce qu’acoustumance fait faire,
6288 Comment a Nature est contraire,
6289 Et que ne diez que Nature
6290 Conserve ja tel nourreture.
6291 Un loup, un hours, un cerf et dain
6292 Pouez tant nourrir soir et main.
6293 Delez le feu lez vous serra.
6294 Se vous alez, il vous sieuvra[49]
6295 Et par les mons et par les vaulx.
6296 Pour vous laira et boiz et gaulx.
6297 Combien que boys est leur nature,
6298 Par acoustumer n’en ont cure
6299 Et par acoustumance hëent
6300 Leur nature, et point n’y[50] vëent.
6301 A leur nature sont contraire.
6302 Acoustumance leur fait faire.
6303 Faulcons, espreviers et aultoirs,
6304 Comment sont ilz de telz voloirs.
6305 Quant a homme veullent tourner,
6306 Ne pour crïer, ne pour corner ?
6307 C’est bien au contraire Nature :
6308 Ce leur fait faire nourreture,
6309 Longues continuacïons.
6310 Aussi vous diz je que ly homs
6311 Qui est nez pour trestout bien faire,
6312 Et pour <faire> sa vie a Dieu complaire,
6313 Selon sa nature ordonnés,
6314 En trestous cas[51] a Dieu donnés,
6315 Tantost que il prent cognoissance,
6316 Tout bien lui vient a despitance :
6317 Lors devient il lourt et tricherres,
6318 Mesdisant, p[a]rescheux, menterres,
6319 Envïeux et luxurïeux,
6320 Plains d’ire[52] et injurïeux.
6321 Tous telz vices tient et aprent,
[45b]
6322 Mais Nature ne scet nëant,
6323 Dont ne doit on mie retraire
6324 Que Nature lui face faire,
6325 Fors coustume tant seulement.
6326 Encor, a parler proprement,
6327 Veez un arbre tel qu’il vous plaist.
6328 Quant il de sa nature naist,
6329 Amonlt va naturelement,
6330 Qu’il n’y a point d’empeschement.
6331 Mais pluiseurs, pour leur plaisir faire,
6332 Le destournent a son contraire.
6333 Les branches contreval lui pendent
6334 Et en rondesse les estendent,
6335 Et font en rondesse avaler
6336 Ce qu’il deusist amont aller.
6337 Pierre[s] y mettent pour tenir,
6338 Les droictes branches font tortir.
6339 Ainsi propre nature tuent,
6340 Et tant cest œuvre continuent
6341 Que mal les mectent a leur droit.
6342 Et qui arriere[53] les remectroit
6343 En leur premier commencement,
6344 Puis qu’esté y ont longuement,
6345 Ou point ou par nature estoient,
6346 Pour voir, les branches briseroient.
6347 Trop sont endurcy en tel estre.
6348 Et s’ont oublié leur bon maistre
6349 Et leur propre nativité
6350 Pour estre en grant chetiveté,
6351 Envis mais se retourneront,
6352 Mais leur tamps ainsi fineront.
6353 Dont n’est ce mye naturelement[54],
6354 Mais force d’acoustumement.
6355 Ainsi est il des crëatures
6356 Qui se trestournent leur natures
6357 De la naturel nacïon
6358 En maise dissolucïon,
[45c]
6359 Et tant demeurent par loysir
6360 Que jamais ne peuvent issir.
6361 Dont appert que acoustumance
6362 Fait toute mauvaise ordonnance.
6363 Et qui naturelement[55] se maine,
6364 Raison le met en son demaine.
6365 Raison et Nature est un point,
6366 Nul ne va pas sans l’autre point. »
6367 Lors dist le Lÿon : « Par ma foy,
6368 Je m’y acorde et bien le croy. »
6369 Le Lÿon sur ce erramment
6370 A dit a Renard proprement :
6371 « Tu me parles cy de Nature
6372 Et de Raison, et de leur cure.
6373 Ces deux choses, quant faicte[s] furent ?
6374 Qui les fist ? Pour quoy estre deurent ?
6375 Riens ne doit sans cause estre fait.
6376 Or le me dy bien et attrait.
RENARD
6377 ― Volentiers, sire, vraiement.
6378 Dieu sans fin, sans commencement,
6379 Tout fist, tout ordonna, tout voit,
6380 Et scet comment tout aller doit.
6381 Fors que pechié, ce ne fist mie.
6382 N’ay talent que je le vous die,
6383 Comment on doit vivre et morir,
6384 Lesquelles doibvent diffinir
6385 Et lesquelles point de fin n’ont.
6386 Trestoutes les choses qui sont,
6387 Qui de matere on[t] esté faictes,
6388 Fineront et seront deffaictes,
6389 Et celles qui sont de noyent
6390 Faictes ne prendront finement.
6391 Si comme homs, ciel[56], terre et feu,
6392 Qui trestout de matere fu,
6393 Vrayement il se finira.
6394 Ja aultrement il n’en ira.
[45d]
6395 Mais angeles[57] ne seront <ja> deffait,
6396 Par ce que de nëant sont fait.
6397 Tant com Dieu sera, ilz seront.
6398 Mais aultre chose fineront,
6399 Et sur tout ce que[58] doit finir
6400 Qu’il fist de matere venir.
6401 Sur ce fust Nature ordonnee,
6402 De Dieu estably[e] et donnee :
6403 Et vault que elle gouvernast,
6404 Maintenist, feïst et usast
6405 En naistre, en vivre et en sentir
6406 (Je ne vous quiers de ce mentir),
6407 Tant comme tout sera en vie.
6408 Sur ce fut Nature establie.
LE ROY LYON
6409 ― Quant fust ce ? Je le veuil sçavoir.
RENARD
6410 ― Ce fust avant Adam, pour voir.
6411 Angeles[59] furent faiz de noyent,
6412 Mais tantost et incontinent
6413 Leur beaulté cognurent et virent :
6414 Et pour ce il s’en orguillyrent.
6415 Tantost qu’orgueil vaulrent tenir,
6416 Paradis ne les polt souffrir.
6417 Lors cheïrent espessement,
6418 Comme pluye avecque le vent.
6419 Quarante jours au chëoir mirent
6420 Ceulx qui par orgueil se deffirent.
6421 La compaignie Lucifer :
6422 De cellui tamps est fait enfer.
6423 N’oncques n’estoit enfer sceüs,
6424 Quant Lucifer y fut cheüs.
6425 Ce fut cil[60] qui premier y vint
6426 Et qui le chemin d’enfer tint.
LE LYON
6427 ― Or[e] me dy, et ne mens pas,
6428 Combien est doncques enfer bas.
[46a]
RENARD
6429 ― Aussi hault comme est Paradis
6430 Est bas enfer, soyez ent fis,
6431 Et d’aussi hault comme ilz estoient,
6432 Aussi bas en enfer chëoient.
6433 C’est aux orguilleux la maison
6434 S’ilz ne reviennent a raison.
6435 Et quant ses esperis chëoient
6436 Et de leur fait se repentoient,
6437 Ou lieu ou fu leur repentance
6438 Firent trestous leur demourance.
6439 La demourerent, et la sont,
6440 Et [si] tousjours esté y ont.
6441 Encoire y sont, jour, soir et main.
LE LYON
6442 ― Doncques en est ly air tout plain ?
6443 De terre jusques[61] au ciel amont,
6444 Aussi espés entre nous sont ?
6445 Envis ceste chose croiray.
RENARD
6446 ― Sire, et je le vous diray[62] :
6447 De terre jusques[63] au ciel amont,
6448 Aussi espés entre nous sont
6449 Que les pointes sont au soleil,
6450 Car silz le vault qui n’a pareil.
6451 Ce sont les mauvais esperis
6452 Qui temptacïons et perilz
6453 Et males visïons envoient
6454 A trestoutes gens qui les croyent.
6455 Ce sont ceulx qui nous font tempter
6456 Et es mauvais desirs entrer,
6457 Qui as males œuvres nous mainent.
6458 Ce sont ceulx qui toudis se painent
6459 De nous faire toutes durtés,
6460 De chëoir es pechiez mortelz.
6461 Ce sont ceulx qui adez nous temptent,
6462 Ne nuyt ne jour ne se repentent.
[46b]
6463 Ce sont ceulx qui nous päourissent,
6464 Qui la verité nous troublissent
6465 Et qui nous mectent es memoires
6466 De demourer es vaines gloires.
6467 A brief motz, ilz font leur pouoir
6468 De toutes noz ames avoir.
6469 Mais Dieu les tient trestout en laisse,
6470 Qui leur voloir faire ne laisse.
6471 De eulx fut trouvee ma scïence,
6472 Ou les[64] saiges ont peu de fiance.
6473 Des lors suis je, je vous tesmoing.
6474 Or vëez se je suis de loing.
LE LYON
6475 ― Pour quoy ses esperis[65] ne veons,
6476 Quant si pres de nous les avons ?
6477 Est il doncques nul qui les voye ?
6478 Est il nul qui<l> vëoir le doye ?
6479 Je les veïsse volentiers,
6480 Si eschieuisse leur sentiers.
RENARD
6481 ― Sire, ja de ce ne vous chaille,
6482 Car je vous tesmoigne sans faille,
6483 Et si n’enquerez sur ces gloses.
6484 Car les espiritueulx choses
6485 Ne peult nul corps humain vëoir,
6486 Tant puist acquerir grant savoir,
6487 Tant sont soubtilz parfaictement.
6488 Se sur vostre ongle en aviés cent,
6489 Ja nulle rien n’en sentiriés,
6490 Et aussi point ne le verriés.
6491 Par cent murs oultre passeroient
6492 Et ja de riens n’y mefferoient.
6493 Ne ja nulz homs ne le verra
6494 Jusques au jour que il morra.
6495 Mais quant l’ame du corps se part,
6496 Elle les voit a une part.
6497 Elle les voit publicquement,
[46c]
6498 Generaulx especïaulment.
6499 Mais tant que l’ame au corps demeure,
6500 L’oeuil ne le peut vëoir nul[66] heure.
6501 Or revendray a ma matere[67].
6502 En cellui tamps point monde n’yere,
6503 Quant ainsi decheÿrent tuyt.
6504 Et Paradis demoura vuit,
6505 Et les chieux furent tout vuidié[68],
6506 Tout par mon art oultrecuidié.
6507 Lors fist Dieu homs a sa samblance,
6508 Affin que par perseverance
6509 Fussent arrier les sieges plains
6510 Dont les mauvais cheÿrent vains.
6511 Le premier jour du ciecle fu,
6512 Ainsi comme je l’ay sceü,
6513 Dix [et] sept jours en mars entrant.
6514 Fu du monde commencement.
6515 Au tiers jour, cil qui tout visa
6516 L’eaue[69] de la terre divisa.
6517 Et tout ce qu’est enrachiné
6518 Fut fait et mys et ordonné.
6519 Au quart jour, fist par verité
6520 Soleil, lune, estoille, clarté.
6521 Au quint jour, fist poisson noer,
6522 Bestes par terre pasturer.
6523 Aprés, fist Adam de sa main
6524 Et de sa coste fist Evain.
6525 Et quant tout ot fait par mesure,
6526 Sur le monde establi Nature,
6527 Selon ce qu’il apartiendroit,
6528 Et le cours comment il iroit.
6529 Quel chose c’est, je le vous nomme :
6530 Firmamant, femme, beste et homme,
6531 Tout est a Nature baillié
6532 Et par Nature est tout taillié
6533 Par tamps, par poins et par saison.
6534 Elle doit regner par Raison,
[46d]
6535 Par raison lui fut baillié voye.
6536 Or [si] se gard qui la fourvoye !
LE LYON
6537 ― Comment le peut on fourvoier ?
6538 Or le me dy sans delayer.
6539 Car je ne cuide[70] point que on truit
6540 Riens qui ja fourvoier le puist.
RENARD
6541 ― Sy fait, sire, en toute saison,
6542 Quant elle[71] fu faicte par Raison.
6543 Et par la Raison mesmement
6544 Doit on tout faire deuement,
6545 Gouter, ouvrer, vivre, habiter,
6546 Par la terre voloir anter.
6547 Tant que Nature tient sa voye,
6548 Par Raison point ne se fourvoye.
6549 Et quant elle passe le point,
6550 Que Raison ne le conduit point
6551 Et qu’en ses fais ne le convoye,
6552 Certainement elle fourvoye
6553 Et va contre l’ordonnement
6554 Que Dieu lui dist premierement.
6555 Tant comme[72] lez Raison va et vient,
6556 Elle son propre nom maintient,
6557 Icellui que Dieu lui donna
6558 Qui a ceste fin l’ordonna,
6559 Ne aultrement ne le doit faire.
6560 Et quant elle fait le contraire,
6561 Lors n’est plus Nature appellee,
6562 Mais gloutte[73] et desmesuree
6563 (Murdrier, larron, tricheur, ribault
6564 Ont tel nom quant Raison leur fault).
6565 Ne doit pas Nature [estre] dicte
6566 Si tost que sans Raison habite.
6567 Aultrement n’est ja fourvoyé,
6568 Se de Raison n’est eslongié.
6569 Or me suis vers vous acquitiés.
[47a]
6570 S’il vous plaist, sire, or me quictiez.
LE LYON
6571 ― Renard, or me raconte encoire[74]
6572 De ce dont tu me contois[75] ore,
6573 Des angeles[76] qui si orguillirent,
6574 Pour quoy il ne se repentirent
6575 Et qu’ilz ne crïerent merchy.
6576 Comment furent ilz si noirchy ?
6577 Puis orent ilz plus grant sçavoir ?
6578 Et mieulx deussent mercy avoir,
6579 Par toute raison et droicture,
6580 Qu’Adam qui fut de pourreture.
6581 Car est chieulx furent de Dieu fais,
6582 Et Adam fut de terre trais,
6583 Si comme les docteurs le dirent,
6584 Et plus pecha que ilz ne firent.
6585 Pardon eust et cilz pas ne l’heurent,
6586 Ne puis pardon avoir ne peurent,
6587 Car se mercy eussent crïé,
6588 Je croy Dieu leur eust octroyé.
RENARD
6589 ― Sire, et je[77] le vous diray,
6590 Et tout par my le voir iray.
6591 Sachiez, sire, quoy que on dye,
6592 Par orguil et par renardye
6593 Fut qu’Adam la pomme menga
6594 Comme la cause en orez ja.
6595 Car Eve entendant lui faisoit,
6596 Qui male volenté avoit,
6597 Et dyables aussi lui noncha :
6598 « Adam, dist elle, entendez cha.
6599 Bien sçay, mais vous ne le vëez,
6600 Pour quoy cest fruict cy [est] vëez.
6601 Et pour quoy n’en avons congié.
6602 Car se nous en avions mengié,
6603 Les fais de Dieu trestous sçariesmes,
6604 Et autant que lui nous porriesmes.
[47b]
6605 Pour ce le nous a contredit. »
6606 Lors le fol creut ce qu’elle dit,
6607 Et manga a son meschief grant,
6608 En espoir d’estre aussi poissant
6609 Que silz qui formé les avoit.
6610 Et aussi complaire il voloit
6611 A Eve qui fut sa moullier.
6612 Dont il acquist mauvais loyer :
6613 Sans fain et sans desir se mist.
6614 Or notez quel pechié il fist :
6615 Primes orgueil ot tout devant,
6616 Pour ce qu’il vault estre aussi grant,
6617 Poissant, saichant, comme[78] s’il estoit
6618 Qui formé et creé l’avoit,
6619 Et se vault faire a lui pareil,
6620 Aprés ot d’envie[79] appareil,
6621 Car envie eust sur son pouoir,
6622 Sur sa beaulté, sur son savoir.
6623 Aprés ot gloutonnie en lui.
6624 Car sachiez de vray que cellui
6625 De gloutonnie va le sentier,
6626 Qui sans talent et sans mestier
6627 Vïande en nulle saison prent.
6628 Certes trop durement mesprent
6629 Car qui en ce parle a mesure,
6630 Ce est œuvre contre Nature.
6631 Aprés il ot en lui paresse :
6632 Car il pensa de sa simplesse :
6633 « Desormais te reposeras,
6634 Ne nulle chose ne feras.
6635 Jamais n’aras traveil ne paine :
6636 Tous biens seront en ton demaine. »
6637 Il fut en jaïne mortelle,
6638 Et si vous compteray bien quelle,
6639 Qu’il voult cellui desheriter
6640 De sa poissance et debouter
6641 Qui fait avoir lui et sa femme,
[47c]
6642 En lui querant honte et diffame,
6643 Et pensa : « Desor tel seras
6644 Que point [tu] ne le priseras. »
6645 S’honneur queroit apetinchier
6646 Et sa puissance[80] abaissier,
6647 Qu’il ne peüsist riens sans lui.
6648 Avec tout ce il fust emply
6649 D’avarice, quant voult avoir
6650 De son seigneur tout le pouoir,
6651 Et plus de bien voult acquerir
6652 Qu’a lui ne devoit afferir,
6653 Et que ses sires ne peüt
6654 Riens faire, s’il ne lui pleüst.
6655 Avec ce luxure enquerqua,
6656 Car plus la sienne il enama,
6657 Pour ce que plus le conjoïst
6658 Et bonne chiere lui feïst,
6659 Qu’il ne fist son Dieu et son maistre,
6660 Et mieulx ama de sa femme estre,
6661 Si comme il parut bien a lui
6662 Quant pour elle son Dieu guerpy.
6663 Briefment Adam se maintint telz :
6664 Tout fist les sept pechiez mortelz.
6665 Trestous en lui les herberga
6666 Si tost que la pomme menga,
6667 Qui puis lui fust male et cuisans.
6668 Fol fust et desobeïssans,
6669 Qui Dieu deguerpy pour sa femme,
6670 Dont puis il ot honte et diffame.
6671 Au point qu’Adam fist sa folie,
6672 Avant menoient sainte vie
6673 Et toute souffisance avoient.
6674 En Paradis terrestre estoient.
6675 Nudz estoient, sans vestemens,
6676 Sans fain, sans soif et sans tourmens.
6677 Ne sçavoient qu’estoit pechié,
6678 Ne n’en estoient entechié.
[47d]
6679 Si tost que mengié ot la pomme,
6680 De sa femme ot grant onte l’homme,
6681 Et aussi eust elle de lui[81].
6682 Et certainement vous affy
6683 Que devant n’avoient honte eu,
6684 Ne point ne l’avoient sceü,
6685 Pour quoy s’estoient sans pechié.
6686 De honte n’estoient entechié.
6687 Ce fait, cy tost que nudz se virent,
6688 Tantost en l’heure se couvrirent,
6689 Qu’Adam[82] feuille de figuier prist
6690 Et devant son secret le mist.
6691 Chascun son secret lui couvry.
6692 Lors vint un angele[83] plain de fuy,
6693 Espee de feu en sa[84] main tint.
6694 A Adam et [a] Eve vint
6695 Monlt tresespoantablement,
6696 Et dist : « Or tost alez vous ent !
6697 Vous n’estes dignes d’ycy estre.
6698 Fait avez contre vostre maistre.
6699 Fuyez, plus n’y serez veüz ! »
6700 Lors se virent ilz decheüz.
6701 Piteusement se regarderent.
6702 Lors de Paradis s’en alerent,
[48a]
6703 Chassiez en furent monlt vilment.
6704 Tous deux en vont piteusement.
6705 Mais avant que l’angele[85] venist,
6706 Adam en un buisson se mist.
6707 Qui grant honte de lui avoit.
6708 Et lor vint Dieu ou il estoit
6709 Ou buisson couatis et celez.
6710 Ce dit : « Adam, ou es alez ?
6711 ― Sire, dist il, cha suis venus
6712 Moy bouter, pour ce que suis nudz.
6713 ― Onques mais nudz ne te veïz.
6714 Pour quoy tel mesproison feïz ?
6715 Et comment ozas ce penser
6716 De mon commandement passer ?
6717 ― Sire, ma femme me fist faire
6718 Toute cest œuvre et cest affaire,
6719 Qui tout ainsi m’a desvoyé ? »
6720 Lors lui a Dieu l’angele[86] envoyé,
6721 Si com je vous dy par deça,
6722 Qui de Paradis les chassa.
6723 Honteux s’en vont, leur fait cognurent.
6724 Tant avallent qu’a terre furent.
6725 Sur terre firent demourance
6726 A grand douleur et en pesance.
6727 La ou firent leur demouree
6728 Une cité y est fondee,
6729 Qui est appellee Damas.
6730 Encoire[87] y perent les pas
6731 Qu’ilz firent quant ilz s’en issirent,
6732 Qui oncques puis ne se deffirent.
6733 Ne oncques puis qu’ilz y marcherent
6734 Les gens verde herbe n’y trouverent,
6735 Tant fut le pechié grant et layt.
6736 La ploura et gemist son fait,
6737 Et dist : « Laz ! qu’ay je fait, dolans,
6738 Dieu, le vray Pere tout poissans,
6739 De sa propre main fait m’avoit,
[48b]
6740 Tel que [ja] rien ne me failloit,
6741 Ne jamais rien ne me faulsist,
6742 N’a chose que de moy issist,
6743 Et tout m’avoit habandonné
6744 Et en fin Paradis donné,
6745 Fors un pommier tant seulement.
6746 Tout estoit mien le remanant.
6747 Trestout m’estoit habandonné.
6748 Laz ! chetif et desordonné !
6749 Or ay trespassé son voloir
6750 Dont a tousjours suis a doloir,
6751 En paine et en chetiveté
6752 Et en toute malheureté !
6753 Mien en est froit, fain et mesaise.
6754 Sans jamais avoir goute d’aise.
6755 Les povres qu’aprez moy venront,
6756 Qui ceste paine souffriront,
6757 Seront en couroux et en ire.
6758 Quel bien porront il de moy dire,
6759 Quel eschëance leur lairay
6760 Et quel douaire leur donray,
6761 Qui doy estre leur souverain
6762 Et leur grant pere premerain ?
6763 Par moy male beneïchon
6764 Aront et grande[88] maleïchon.
6765 Tous ceulx qui aprés moy verront
6766 Me mauldiront, et droit aront. »
6767 Adoncques se prent a yrer,
6768 Ses cheveux prent a detirer,
6769 Et se claime laz et dolent,
6770 Et pleure monlt parfondement.
6771 Jusques aux piez larmez lui vont,
6772 Tout le corps de plourer lui font,
6773 Et dist : « Laz ! quelle malfaicture
6774 Ort, vyl, moy chetif, plain d’ordure,
6775 Fait de l’ordure de la terre,
6776 A qui iray je secours querre,
[48c]
6777 Quant cellui a[89] secours avoye,
6778 Par quelle main je fait estoye,
6779 En quel main estoit mise m’ame,
6780 Cellui ay guerpy pour ma fame ?
6781 Las ! vieulx, chetifz, matz et pesans,
6782 Vers mon Crëateurs[90] despisans,
6783 A qui mais a garant iray ?
6784 A qui mes grans meschiefz diray,
6785 Chetif qui a le cœur noircy ? »
6786 Lors prie, et si crie mercy
6787 De cœur si tresparfaictement
6788 Et si tresamertumement
6789 Que tout de larmes se mouilla.
6790 Contre Orïant s’agenoulla,
6791 Et dist : « Eve, femme, par toy
6792 Ay fait le douloureux desroy,
6793 Par quoy je pers mon Crëateur !
6794 Or m’en fault il vivre en douleur. »
6795 Lors eut il sa femme en despit,
6796 Que en cent ans il ne le vit,
6797 Ne ne le requist, n’aprocha.
6798 Lors ses deffaulx fort reprocha.
6799 Quant Dieu de cœur le vit aourer[91],
6800 Si ot pitié de son plourer,
6801 Et la regarda en pitié
6802 Et par debonnaire amistié.
6803 Vecy la cause proprement
6804 Qui Adam mist a sauvement,
6805 D’autre part Eve se lamente
6806 Et s’appelle lasse, dolente,
6807 Et dist : « Zabulon, Anemis,
6808 Qu’en signe de serpent t’ez mys
6809 Pour moy mater et dechepvoir,
6810 Tant as par ton mauvais savoir
6811 Fait que tu m’as cy decheüe,
6812 Que povre en suis, et <suis> matte et nue »
6813 Ainsi[nques] Eve se complaint,
[48d]
6814 De faire deuil point ne se faint.
6815 Cent ans fut que Adam n’avint,
6816 Ne compaignie ne lui tint.
6817 Mais au propos d’eulx deux venray,
6818 Pour quoy furent saulvez diray
6819 Par le volenté de leur maistre.
6820 Les angeles[92] ne le porent estre,
6821 Angelez[93] qui de neant[94] faiz estoient :
6822 Nulle moisteur en eulx n’avoient,
6823 Ne sceurent de quoy <a>pesandir
6824 Ne de quoy leur fait refroidir.
6825 De tel matere se sentoient :
6826 Legiers furent, de n<o>yent[95] estoient.
6827 L’angele[96] pour muer n’eust de quoy.
6828 Pesandeur, moisteur n’eust en soy.
6829 Nulle moisteur n’ot en lui faire,
6830 Pour ce a moisteur ne peult traire.
6831 Ne furent mol, froit ne pesant,
6832 Ne en eulx n’ot molissement,
6833 Ne ilz ne peurent amolir,
6834 Puis qu’ilz ne doibvent ja morir.
6835 Et des qu’ilz furent faiz, sçavoient
6836 Que ja morir ilz ne devoient.
6837 Qui de moisteur ne peult tenir,
6838 Il ne peut a moisteur venir.
6839 Mais Adam qui de moisteur fu,
6840 Tost ploura, tost amoisti fu.
6841 De terre fu et de lyqueur :
6842 Pour ce vint il si tost a pleur.
6843 Et angelez[97] amoistir ne peurent,
6844 Car nulle moisteur en eulx n’eurent.
6845 Si tost qu’Adam se repenty,
6846 De terre estoit, s’apesandy,
6847 Moisteur, lyqueur, eaue devint,
6848 Par les yeulx sur la terre vint,
6849 Et tout le corps qui fut de terre
6850 Mouillyé fut par lycqueur amere.
[49a]
6851 Quant moullyé fut, s’apesandy,
6852 Ainsi par plourer s’alenty
6853 Et a Dieu grant pitié en print,
6854 Quant il vit qu’en pleur se maintint.
6855 Mais ange n’ot de quoy plourer,
6856 De quoy lui pesandir n’orer.
6857 Pour ce ne polt mercy avoir.
6858 Dist vous ay ce qu’en puis savoir.
LE LYON
6859 ― Or me comptez encore[98], beau maistre,
6860 Pour quoy seuffre Dieu mal a estre.
6861 Car s’il voloit, riens n’en seroit,
6862 Et tout mal a riens [en][99] iroit.
6863 Et il me samble que souffrirs
6864 Est, a droit parler, consentirs.
6865 Qui voit mal faire, et il le peult
6866 Deffendre, et[100] il ne le veult,
6867 Quelque chose que on m’en dye,
6868 Du mal il est cause en partye.
6869 Et se mal vient naturelement[101],
6870 A tord iroient[102] a dampnement,
6871 Se pour mal faire estoient[103] dampné,
6872 Puis qu’a ce seroient[104] ordonné.
REGNARD
6873 ― A ces deux poins vous respondray,
6874 Et verité vous en diray.
6875 Premier, pour quoy Dieu soeuffre mal :
6876 Vous diray tout en general :
6877 Pour ce, sire, que la bonté
6878 De la naturele[105] volenté
6879 Et de la bonne œuvre fut sceue
6880 Contre male œuvre cogneüe,
6881 Car jamais nul ne cognoistroit
6882 Le mal, se du bien ne sentoit.
6883 Pour ce le plaist Dieu a souffrir,
6884 Qu’on ne sceüst au quel offrir.
6885 Envis scet nulz que est bien faire,
[49b]
6886 Se il ne cognoist le contraire.
6887 Envis scet nul que est santé,
6888 S’il ne cognoist enfermeté.
6889 Le bien que Nature scet faire
6890 Est cogneü par son contraire.
6891 Nulz homs ne scet se bien feïst,
6892 Se le contraire ne veïst.
6893 Qui n’avroit eu enfermeté,
6894 On ne cognoistroit sa santé :
6895 Ainsi ne seroient creües[106]
6896 Les œuvres de Dieu ne sceües.
6897 Chascun a franche volenté
6898 De faire mal œuvre ou bonté.
6899 Autrement nulz homs ne sçaroit
6900 Ne que bien ne que mal seroit.
6901 Se tous estoient[107] en bien parfais,
6902 On ne cognoistroit les mauvais.
6903 Et se trestous mauvais estoient,
6904 On ne saroit qui bons seroient.
6905 Ne nulz homs ne porroit savoir
6906 S’il feroit mal, ou diroit voir.
6907 Ainsi n’aroit nul de bien cure,
6908 Chascun feroit selon sa cure.
6909 Ainsi tous biens perdus seroient,
6910 Ne nulz biens meritez n’aroient,
6911 Ne mal n’aroit punicïon,
6912 Ne ne seroit ja mencïon
6913 D’essauchier bien et pugnir vice,
6914 Se cognüe[108] n’estoit malice.
6915 Chascun le mal du bien congnoit,
6916 Quel chemin qu’il voudra, si voit
6917 Dieu ne seuffre mal pour mal faire,
6918 Mais pour cognoistre le contraire.
6919 Or vous rediray a droicture
6920 Comment mal n’est point par Nature,
6921 Et je vous ay dist cy devant
6922 Dont pechié vint premierement.
[49c]
6923 Ains que ly monde fu esprins,
6924 Furent les angeles[109] ou ciel mys.
6925 Quant s’orguillirent, pechié firent,
6926 Et pour pechié aval cheïrent.
6927 Cil pechié d’orgueil fut devant
6928 Que Nature, je vous crëant :
6929 Dont n’est par Nature, se crois,
6930 Fait pechié, quant fait fut ainchois.
6931 Avant fut pechié que Nature.
6932 Par pechié encor pechié dure,
6933 Ne Dieu ne le fist mie faire,
6934 Ains fut du tout a son contraire
6935 Et contre sa grant amistié,
6936 Car Dieu ne fist oncques pechié,
6937 Ne Dieu pechié ne consenty,
6938 Ne ne bourda ne ne menty,
6939 Il fist Nature pour bien faire
6940 Et pour faire œuvre pour lui plaire.
6941 Et quant pechié fut fait devant,
6942 Pour ce ne va Dieu pas disant
6943 A homme que pechié maintiengne
6944 Ne que point par Nature viengne.
6945 Mais est pechié contre droicture,
6946 Et tout au contraire Nature,
6947 Et a Nature paine donne
6948 Cil qui a pechié s’abandonne.
LE ROY LYON
6949 ― Renard, encoire me diras,
6950 Puis que tant respondu m’en as,
6951 A homme qui est si puissans,
6952 Si fort, si digne et si sachans
6953 Que riens a lui ne se compere,
6954 Fait a l’hymaige Dieu le Pere,
6955 Comment dont lui est riens nuisans,
6956 Ne comment lui est rien cuisans,
6957 Si comme serpent et couleuvres,
6958 Vers, escorpïons et telz œuvres,
[49d]
6959 Ras, souris, mouches, males bestes,
6960 Qui tant font aux hommes tempestes,
6961 Et tout plain d’autres putes choses.
6962 Comment peuvent estre si oses
6963 Que<lles> ozent homme contrester ?
6964 Et comment les peult on doubter,
6965 Ne leur venin, ne leur assault ?
6966 Moy samble que c’est grant deffault.
6967 ― Sire, et bien tost [110]le sarez,
6968 Trestout ce que me requerez.
6969 Les samblables et les pyeurs,
6970 Les moyennes et les meilleurs
6971 Furent faictes, ce est la somme,
6972 Bonnes et enclines a homme.
6973 Toutes Adam soubz lui mectoit,
6974 Et chascune honneur lui portoit.
6975 Toutes estoient de pourfit,
6976 Avant que le pechié feïst.
6977 Tretout estoit bon communal,
6978 Riens ne lui pouoit faire mal.
6979 Et aussi tost comme il pecha,
6980 Chascune de mal entecha,
6981 Ne fut riens qui demoura sains,
6982 Que l’une plus, que l’autre moins[111],
6983 Toute riens qu’hons[112] pooit trouver,
6984 Ne pouoit ne voloit grever.
6985 Mais tout se senty de la feste.
6986 Neis le mouton, qu’est[113] doulce beste,
6987 Qui n’estoit pas encoire fait,
6988 Se sent encoire[114] de cellui fait.
6989 Vaches [et] pourcheaux et chevaulx
6990 En ont recouvré pluiseurs maulx.
6991 Au moins mordent, ruent et fierent
6992 Et desobeïssance quierent.
6993 Ce que devant riens n’en sçavoient,
6994 Par tout obeïssance avoient.
[50a]
6995 Ce que fu bon, lui fut contraire,
6996 Si tost que le pechié vault faire,
6997 Qui toutes obeïssance yerent.
6998 Arbres robes en empirerent :
6999 Fruit portoient sans riens mauvais :
7000 Or en portent de tout punais,
7001 Mortelz, amers et perilleux.
7002 Tous estoient bons et[115] gracïeux.
7003 Terre ne portoit, c’est la somme,
7004 Riens qui ne fust pour santé d’homme,
7005 Et tout a lui obeïssans,
7006 Et du tout par lui gouvernans.
7007 Maint estrangé en son[t] oysel
7008 Qui venient a homme a l’appel,
7009 Et son commandement faisoient.
7010 Les poissons qui en mer noyoient,
7011 Venoient a son[116] commandement.
7012 Et s’en empira durement
7013 Ly ayr et le vent et les nues.
7014 Ja fouldre n’y fussent cheües,
7015 Esclistre, tempeste, hydeur,
7016 Ne grant froit, ne male chaleur.
7017 Ne homs jamais malade fust,
7018 Se la pomme mengié n’eüst,
7019 Que riens fust nuysans, se sachiez,
7020 A homme fors que ses pechiez.
7021 Se pechié n’eust esté en homme,
7022 Riens ne le grevast, c’est la somme,
7023 Ne riens ne lui feïst meschief.
7024 Se ungz homs a grant mal ou chief,
7025 Ou es yeulx especialement[117]
7026 La clairté lui griefve forment,
7027 Certes ce ne fait la clairté,
7028 Ainchois lui nuist s’enfermeté.
7029 La clarté blasmer n’en convient,
7030 Mais le mal qui ainsi li[118] vient,
7031 Se ungs homs sans pechié vivoit
[50b]
7032 Et le vouloir de Die[u] sieuvoit[119],
7033 N’est riens qui grever le peüst,
7034 Que riens ne vouldroit qu’il n’eüst :
7035 S’il commandoit une montaigne
7036 Qu’elle s’en alast en une[120] plaine,
7037 Ou se meïst en la valee,
7038 Tantost elle y seroit alee.
7039 Un exemple vous en diray
7040 De saint Bernard, puis me tairay.
7041 Saint Bernard, qui tant Dieu ama
7042 Et tant de bon œuvre sema,
7043 Se sa vie voloye compter,
7044 Trop metteriez a l’escouter.
7045 Cil qui tousjours a Dieu pensoit
7046 Par une ville s’en passoit.
7047 La gent lui vindrent au devant,
7048 Dirent : « Sire, n’alez avant,
7049 Mais tost arriere retournés,
7050 Car en ce grant bois la delez
7051 Maint un grant loup tout esragié
7052 Qui maint homme y a ja mengié.
7053 Trestout luittyé a lui avons,
7054 Mais grever nous ne le pouons.
7055 Il destruit [tres]tout ce paÿs.
7056 Tournez arriere, beaux amys. »
7057 Le preudhoms lors leur respondy,
7058 Qui grant mercy leur en rendy.
7059 Et dist : « Cilz a qui suis sergant
7060 Qui[121] nulle foiz n’oublie sa gent.
7061 Contre lui bien me sauvera.
7062 Ja mon corps ne retournera.
7063 Messaigier suis au Roy celestre,
7064 Qui est de toute chose maistre. »
7065 Et lors le preudhoms s’achemine,
7066 Jusques[122] a ce boys d’aller ne fine.
7067 Ceste beste au devant lui vit
7068 Qui la goulle bee tendit,
[50c]
7069 La langue rouge issant dehors.
7070 Comme un asne ot grant[123] le corps.
7071 Mais quant le preudhoms l’avisa,
7072 De riens il ne s’espouanta.
7073 Hault[124] lui dist : « Beste, avant ne vieng.
7074 De par Dieu illecques te tieng. »
7075 La beste point avant ne vint,
7076 Illec sessa, illec se tint,
7077 Et devint trestoute a noient.
7078 Par ce peus vëoir clerement
7079 Que les bestes point ne vous nuisent.
7080 Mais les grans pechiez trop vous cuisent,
7081 Car se vous sans pechiez fussiés,
7082 Les bestes point ne doubtissiés,
7083 Ne riens grever ne vous peüst,
7084 N’Ennemy sur vous pooir n’eust,
7085 Ne envers vous n’osast hanter,
7086 Ne point ne vous peüt tempter.
7087 Fait fust ce que vous vaulsissés,
7088 Acomply ce que deïssiés,
7089 Comme sainct Jan l’Euvangeliste,
7090 Qui a Dieu fut si bon ministre
7091 Et qui ses œuvres maintenoit.
7092 Ou tamps que par la terre aloit,
7093 Pluiseurs bonnes gens le sieuvoient[125]
7094 Pour le grant bien qu’en lui vëoient,
7095 Tant estoit bon et gracïeux,
7096 Que a tous estoit amoureux.
7097 Un jouvenceaux pour lors estoit
7098 Au quel son pere mors estoit.
7099 Ce que son pere[126] ot il prist
7100 Et nobles atours sur lui mist[127],
7101 Et se vesti honnestement
7102 Et de tous poins mignonnement.
7103 Un jours aprés, sainct Jan aloit
7104 Ou un sien amy le menoit.
7105 Le preudhomme vit et oÿ.
[50d]
7106 Monlt en son cœur s’en esjoÿ,
7107 Car tant gracïeux le vëoit
7108 Que tout son cœur en lui mectoit,
7109 <Et>[128] Pensa de bonne heure estre nez
7110 Qui de lui porroit estre amez.
7111 Tant ceste volenté maintint
7112 Que un jour a saint Jan il vint,
7113 Et lui dist monlt piteusement
7114 Qu’a lui parlast secretement.
7115 Le preudhom volentiers le fist.
7116 A lui parla, et s’il lui dist :
7117 « Sire, volentiers aymeroie
7118 Et en mon cœur grant joye aroie,
7119 S’il vous plaisoit a ce entendre
7120 Que mon servir voulsissiez prendre.
7121 Je vous serviroie volentiers,
7122 Et voz voyez et voz sentiers,
7123 Voz[129] dit et voz commandement
7124 Feroie de cœur loyaulment.
7125 Autre maistre ne veuil avoir.
7126 Je suis assez riche d’avoir.
7127 Mon pere[130] assez m’en laissa,
7128 Quant de ce ciecle trespassa.
7129 S’il vous plaist, si me retenez,
7130 Et com voz servant m’emmenez. »
7131 Lors le preudhom lui respondy :
7132 « Amys, dist il, entens a my.
7133 Certes je ne te refus mie,
7134 Mais monlt me plaist ta compaignie.
7135 Et de tous ceulx, au dire voir,
7136 Qui me desirent a avoir,
7137 Ne je n’en veuil nul refuser,
7138 Puis que il veullent Dieu amer
7139 Et faire son commandement.
7140 Or entens, beaulx amys, comment :
7141 Laisse les vanitez du corps
7142 Et du siecle te mes tout hors.
[1] Raynaud corrige en non.
[2] Raynaud corrige en a la philosophie.
[3] Raynaud corrige en la vraye.
[4] Ms. le.
[5] Ms. Folz est.
[6] Raynaud corrige en qui.
[7] Ms. cellui.
[8] Ms. net.
[9] Raynaud corrige en Ysidore.
[10] Raynaud corrige en Et monlt.
[11] Ms. Graces.
[12] Raynaud corrige en enrachiner.
[13] Raynaud corrige en Perses d’après A.
[14] Raynaud corrige en maniere d’après A.
[15] Raynaud corrige en Ovides dist que cil a tort d’après A.
[16] Ms. Ay corrigé d’après A.
[17] Raynaud corrige en beaux.
[18] Raynaud corrige en Ciceron d’après A.
[19] Raynaud corrige en Qui.
[20] Raynaud corrige en seurnon.
[21] Raynaud corrige en compaigne.
[22] Raynaud corrige en empiryé d’après A.
[23] Corrigé d’après A.
[24] Raynaud corrige en juges.
[25] Raynaud corrige en pri.
[26] Suppléé d’après A.
[27] Ms. croray.
[28] Raynaud corrige en voeuil pas.
[29] Raynaud corrige en anges.
[30] Raynaud corrige en anges.
[31] Raynaud corrige en anges.
[32] Raynaud supplée il.
[33] Raynaud corrige en no.
[34] Ms. lors ordonna.
[35] Raynaud corrige en aquist.
[36] Ms. morme.
[37] Raynaud corrige en arrier.
[38] Raynaud supplée nous.
[39] Raynaud corrige en la Nature.
[40] Raynaud corrige en Que elle.
[41] Raynaud corrige en reseaulx.
[42] Raynaud supprime ce mot.
[43] Raynaud corrige en Encoir.
[44] Raynaud édite siewir.
[45] Ms. continuace.
[46] Raynaud efface si et édite souscïeux.
[47] Raynaud corrige en toute est.
[48] Vers manquant ; pas de passage équivalent dans A.
[49] Raynaud édite siewra.
[50] Raynaud corrige en ne y.
[51] Ms. car.
[52] Raynaud corrige en D’ire plains.
[53] Raynaud corrige en arrier.
[54] Raynaud corrige en Dont n’est mye naturelment.
[55] Raynaud corrige en naturelment.
[56] Raynaud supplée et.
[57] Raynaud corrige en anges.
[58] Raynaud corrige en qui.
[59] Raynaud corrige en anges.
[60] Ms. cellui.
[61] Raynaud corrige en jusqu’.
[62] Raynaud corrige en je bien le vous dirai.
[63] Raynaud corrige en jusqu’.
[64] Raynnnaud efface les.
[65] Raynaud corrige en espris.
[66] Raynaud corrige en nule.
[67] Raynaud corrige en matiere.
[68] Raynaud édite widié.
[69] Raynaud corrige en eau.
[70] Raynaud corrige en cuid.
[71] Raynaud corrigeen el.
[72] Raynaud corrige en com.
[73] Raynaud corrige en est gloutte.
[74] Raynaud corrige en encore.
[75] Raynaud corrige en Ce dont tu me contoies.
[76] Raynaud corrige en anges.
[77] Raynaud corrige en je bien le vous diray.
[78] Raynaud corrige en com.
[79] Ms. ennuy.
[80] Raynaud corrige en grant puissance.
[81] Raynaud corrige en li.
[82] Ms. Que.
[83] Raynaud corrige en ange.
[84] Raynaud supprime ce mot.
[85] Raynaud corrige en ange.
[86] Raynaud corrige en ange.
[87] Raynaud corrige en Encoires.
[88] Raynaud corrige en grant.
[89] Raynaud corrige en qu’a.
[90] Raynaud corrige en Crëateur.
[91] Raynaud corrige en ourer.
[92] Raynaud corrige en anges.
[93] Raynaud corrige en anges.
[94] Raynaud corrige en nient.
[95] Raynaud corrige en nient.
[96] Raynaud corrige en ange.
[97] Raynaud corrige en anges.
[98] Raynaud corrige en encor.
[99] Raynaud corrige en s’en.
[100] Raynaud corrige en mais.
[101] Raynaud corrige en naturelment.
[102] Raynaud corrige en iroit.
[103] Raynaud corrige en estoit.
[104] Raynaud corrige en seroit.
[105] Raynaud corrige en naturel.
[106] Ms. creuent.
[107] Raynaud corrige en S’estoient tous.
[108] Ms. cognus.
[109] Raynaud corrige en anges.
[110] Raynaud corrige en vous le sarez.
[111] Raynaud corrige en mains.
[112] Ms. que homme.
[113] Ms. qui est (Raynaud corrige le vers en Neïs le mouton, doulce beste).
[114] Raynaud corrige en encoir.
[115] Raynaud corrige en effaçant et.
[116] Raynaud corrige en effaçant son.
[117] Raynaud corrige en especialment.
[118] Ms. le.
[119] Raynaud édite siewoit.
[120] Raynaud corrige en la.
[121] Raynaud supprime Qui.
[122] Raynaud corrige en jusqu’.
[123] Raynaud corrige en grant ot.
[124] Ms. Vault.
[125] Raynaud édite siewoient.
[126] Raynaud corrige en peres.
[127] Ms. atours y mist sur lui.
[128] Raynaud garde Et et corrige estre en est.
[129] Raynaud corrige en vo par deux fois.
[130] Raynaud corrige en peres.