Poésie française et évolution de la langue

Considérons pour commencer le cas de la langue française et de l’impact de son évolution phonétique sur sa poésie.

Nous rappellerons tout d’abord succinctement les caractéristiques phonétiques de la langue qui ont des implications poétiques jusqu’au XIIe siècle, ce qui permettra de nous remettre en mémoire, tout en leur donnant un éclairage phonétique, les règles de base de la poésie de cette époque. Nous reprendrons ensuite de manière un peu plus détaillée les grands bouleversements phonétiques de la fin du XIIe et du XIIIe siècle, pour dégager enfin les conséquences de ces bouleversements phonétiques pour les poètes du XIVe siècle, époque pour laquelle le changement de statut de l’écrit s’ajoute aux effets des changements phonétiques.[1]

La situation jusqu’au XIIe siècle

Avant toute chose, rappelons que, du fait qu’il n’existait pas de procédé technique d’enregistrement du son au Moyen Âge, pour nous faire une idée du phonétisme de la langue française médiévale, nous devons nous fonder sur l’écrit, ce qui doit attirer notre attention sur le fait que tout le savoir actuel dans ce domaine est à la fois inductif (il découle de l’observation de textes) et spéculatif (on doit parfois faire des paris théoriques pour combler une observation lacunaire).

Il est d’autant plus délicat de décrire les règles phonétiques de l’époque que la plupart sont induites de l’étude des textes poétiques, parce que ceux-ci offrent des informations phonétiques précieuses du fait de leur numérisme et de leurs rimes. On se trouve ainsi dans cette situation tout à fait particulière que tout le savoir actuel sur la phonétique et sur la poétique découle de l’étude des mêmes textes ; les règles de phonétique ayant été tirées de l’étude de la poésie, il faut se garder du cercle vicieux qui consisterait à inférer les règles poétiques des règles phonétiques – ou inversement.

Cette précaution méthodologique étant prise, que doit-on savoir du système phonétique du français de l’époque pour comprendre le fonctionnement de la poésie française jusqu’au XIIe siècle ?

Pour répondre à cette question, nous allons nous appuyer sur quelques vers du début du Conte du graal[2], parmi les plus beaux vers écrits par Chrétien de Troyes à la fin du XIIe siècle.

Sur le plan des consonnes, on peut retenir qu’à cette époque toutes les consonnes que l’on voit écrites se prononcent. C’est plus particulièrement vrai des consonnes finales, directement concernées en poésie médiévale français (et provençale) du fait de sa caractéristique rimique :

            Ce fu au tans qu’arbre foillissent,
            Que glai et bois et pre verdissent,
            Et cil oisel en lor latin
72         Cantent doucement au matin
            Et tote riens de joie aflamme,
            Que li fix a la veve fame
            De la gaste forest soutaine
76        Se leva, et ne li fu paine
            Que il sa sele ne meïst
            Sor son chachëor et preïst
            Trois gavelos, et tout issi
80        Fors del manoir sa mere issi.

La principale exception touche les finales en –nt des verbes à la 3e personne du pluriel, qui bien que maintenues dans la graphie ont très tôt cessé de se prononcer :

            Ce fu au tans qu’arbre foillissent,
            Que glai et bois et pre verdissent,

Remarque
Dans les deux vers ci-dessus, la voyelle finale de foillissent/verdissent ne se prononce donc pas différemment de la voyelle finale qu’on aurait dans foillisse/verdisse. Toutefois, on ne trouvera pas dans les poèmes médiévaux de rime du type foillissent/verdisse. Le conservatisme graphique a un impact sur la construction des rimes, et ce dans toute l’histoire de la poésie française, un fait qui mériterait une étude détaillée.

Sur le plan des voyelles, on peut retenir que toutes les voyelles que l’on voit écrites se prononcent. Une difficulté peut surgir toutefois lorsqu’on est confronté à une séquence de deux (voire trois) voyelles écrites : en effet dans une séquence V1V2, la deuxième des deux voyelles peut être diphtongale (les deux segments vocaliques forment une diphtongue et constituent le noyau d’une unique syllabe, cas de synérèse) ou non (les deux voyelles constituent les noyau de deux syllabes distinctes, cas de diérèse).

Remarque
Jusqu’à la fin du XIIe siècle au moins, c’est V2 qui est diphtongale ; à partir du XIIIe siècle, ce peut être V1.

Nous avons vu que les éditeurs de textes anciens marquent certains cas de diérèse au moyen des trémas :

            Ce fu au tans qu’arbre foillissent,
            Que glai et bois et pre verdissent,

s’oppose ainsi à

            Que il sa sele ne meïst
            Sor son chachëor et preïst

sans toutefois systématiser le recours au tréma, de sorte qu’on peut être induit en erreur en se fiant strictement à l’absence des trémas pour identifier les cas de synérèse.

Certains copistes du Moyen Âge procédaient déjà de la même manière, ce qui nous montre que la distinction que l’on fait aujourd’hui entre synérèse et diérèse repose sur des concepts déjà pertinents dans la poésie du Moyen Âge .

Remarque
La distinction est pertinente aussi en provençal, elle est notamment mentionnée dans les traités de trobar en langue provençale, dont il faut rappeler qu’ils ne sont pas seulement des traités de poétique mais également des grammaires du provençal[3].

Une dernière caractéristique de la langue de l’époque doit nous intéresser en poétique, qui touche la voyelle /ə/. La seule voyelle qui peut ne pas se prononcer dans la poésie française du XIIe siècle (on ne sait évidemment pas ce qu’il en est dans la langue courante) est la voyelle /ə/ à la finale absolue du mot, lorsque le mot qui suit dans le même vers commence par une voyelle :

            Et tote riens de joie aflamme,
            Que li fix a la veve fame

Partout ailleurs, ce /ə/ se prononce :

            Ce fu au tans qu’arbre foillissent,
            […]
76        Se leva, et ne li fu paine
            Que il sa sele ne meïst
            Sor son chachëor et preïst

Le principe d’élision – ou de synalèphe – du /ə/ final de mot à l’intérieur du vers, qui n’a aucun caractère obligatoire, est hérité en droite ligne de la poésie latine – les caractéristiques accentuelles propres au français n’ont pas contribué à en étendre la portée.

Lorsque le /ə/ se trouve en fin de vers, il se prononce comme n’importe quelle autre voyelle, mais on se souviendra que dans la poésie de l’époque les vers dont la dernière syllabe a pour noyau vocalique un /ə/ comptent systématiquement une syllabe surnuméraire sans compromettre la régularité du vers.

Ainsi, les « romans » de Chrétien de Troyes, qui sont considérés comme étant tous composés en 8-syllabes, comptent-ils un grand nombre de 9-syllabes qui ne peuvent être tenus pour des vers faux :

            Ce fu au tans qu’arbre foillissent,     9
            Que glai et bois et pre verdissent,    9
            Et cil oisel en lor latin 8
72         Cantent doucement au matin 8
            Et tote riens de joie aflamme,           9
            Que li fix a la veve fame         9
            De la gaste forest soutaine    9
76        Se leva, et ne li fu paine         9

Pour qui est capable de se remettre dans le contexte de l’époque, les règles de la poésie française jusqu’au XIIe siècle sont assez simples à mettre au jour et les vers assez faciles à décrypter.

L’évolution phonétique au XIIIe siècle

À la fin du XIIe siècle et durant le XIIIe siècle vont prendre place des changements phonétiques majeurs, qui conduiront la prononciation du français à sa modernité : par la suite, la langue ne connaitra plus que quelques évolutions ponctuelles, presque insignifiantes en regard de celles qu’aura connu ce siècle.

Un premier trait évolutif majeur concerne les consonnes à la finale des mots, qui cessent toutes de se prononcer, à l’exception vraisemblablement des nasales[4]. Il s’agit là d’un fait capital et déterminant dans l’évolution du français, dont les répercussions déborderont largement le domaine de la poétique.

Au plan des voyelles, le fait majeur dans l’évolution du phonétisme français est ce qu’on appelle la bascule (ou le basculement) de l’accent des diphtongues. L’ancien français se caractérise en effet par un très grand nombre de diphtongues, d’origines variées mais toutes descendantes, c’est-à-dire accentuées sur le premier élément vocalique. Les phonéticiens situent traditionnellement au XIIe siècle la « bascule de l’accent des diphtongues », c’est-à-dire le passage d’un schéma accentuel où dans V1V2 c’est V2 qui est diphtongale à un schéma où dans V1V2 c’est V11 qui est diphtongale. Il va de soi cependant que, même enclenchées au xiie siècle, les choses ne se sont pas faites en un jour : le processus n’aboutira pas avant la fin du xiiie siècle.

Remarque
Pour la plupart des phonéticiens, le phénomène s’enclenche au XIIe siècle, mais des œuvres comme les romans de Chrétien de Troyes n’en attestent pas tous les effets, ce qu’on peut mettre sur le compte soit d’un enclenchement du processus à la fin de ce siècle, soit du caractère conservateur de la poésie. Certaines rimes de Rutebeuf, au milieu du XIIIe siècle, sont toujours construites sur des diphtongues descendantes.

 À l’issue de ce basculement, les anciennes diphtongues se réduisent à des voyelles simples, si bien qu’à la fin du XIIIe siècle, il ne subsistera plus une seule diphtongue en français – au mieux peut-on parler de pseudo-diphtongues pour les séquences telles /je/ et /wɛ/, dont le premier segment est une semi-consonne.

L’amüissement des consonnes finales et la réduction des diphtongues vont avoir un impact insoupçonnable sur la poésie française, d’autant qu’à partir du XIVe siècle, le son /ə/, si particulier au français, sera déstabilisé et tendra à s’effacer de la prononciation, principalement à l’intérieur des mots, mais aussi à la finale des mots : on trouve ainsi joi pour joie ou Troy pour Troyes dans certains poèmes du xive siècle, là encore avec des conséquences irréversibles pour la poésie.

L’amüissement des consonnes finales, la réduction des diphtongues et l’amüissement des /ə/ vont aussi contribuer à changer la nature de l’accent du français, qui va devenir un accent rythmique à la fin du Moyen Âge : on ne parlera plus pour le français d’accent de mot, mais de groupe accentuel – et cela aussi aura des conséquences poétiques, mais plus tardives.

Les pièges de l’écrit

Si l’impact de l’évolution phonétique sur la poésie française n’a été que peu perçu par les philologues modernes, c’est que les phonèmes qui se sont amüis à partir du XIIIe siècle, ou qui ont changé de statut phonétique, se sont conservés tels quels dans la graphie – et comme c’est sur l’écrit qu’est fondé tout notre savoir, l’œil, au contraire de l’oreille, ne fait pas la différence entre un texte poétique du XIIe siècle et un texte poétique du XIIIe ou XIVe du siècle.

Jusqu’au XIe siècle, la langue française n’avait pas fait l’objet d’une mise par écrit, si l’on excepte les quelques « accidents » que sont les Serments de Strabourg, la Séquence de sainte Eulalie ou la Vie de saint Alexis, c’est-à-dire qu’on n’avait pas encore entrepris de mise par écrit systématique. Cette systématisation de l’écrit va se mettre en œuvre au XIIe siècle, elle utilisera à la fois les signes de l’alphabet latin et le principe de l’écrit latin selon lequel à tout signe écrit correspond un et un seul son et à tout son correspond un et un seul signe écrit.

On va certes adopter ce principe, dit phonémo-graphémique, pour mettre le français par écrit, mais il devra être adapté, du fait que la langue française possède alors (et aujourd’hui encore) plus de voyelles et de consonnes que n’en possédait la langue latine à laquelle le français a emprunté son alphabet. On peut toutefois retenir qu’au moment de la mise par écrit du français, c’est-à-dire au XIIe siècle, tout ce qui se prononce s’écrit et tout ce qui s’écrit se prononce – les quelques exceptions ont été signalées dans les paragraphes qui précèdent. C’est d’ailleurs ce principe simple qui nous a permis de décrire avec la même simplicité les principales caractéristiques de la poésie française valables jusqu’au XIIe siècle.

Une fois la langue française mise par écrit, il deviendra difficile d’en modifier le système graphique. Quand un mot disparait, il ne s’écrit plus, la difficulté disparait. Mais quand une syllabe disparait de la prononciation d’un mot, elle ne disparait pas nécessairement de la forme écrite de ce mot – les graphies demeurent conservatrices (serment a longtemps continué de s’écrire serement et larcin, larrecin) – et a fortiori lorsqu’un son qui ne constitue pas une syllabe disparait de la prononciation d’un mot, il ne disparait que rarement de sa forme écrite.

La mise par écrit du français ayant précédé d’un siècle les faits saillants de la dernière phase de son évolution phonétique, il en est résulté une dissociation entre la graphie des mots et leur prononciation – nous en payons encore toujours les conséquences, puisque les mots français qui ont traversé les siècles depuis leur mise par écrit à la fin du Moyen Âge comptent toujours des consonnes, des voyelles, voire des syllabes « muettes », c’est-à-dire devenues purement graphiques dès le xiiie siècle ou plus tard – en témoignent de manière manifeste toutes les désinences verbales.

En quoi ce décalage qui s’installe après le XIIe siècle entre le mot prononcé et le mot écrit nous intéresse-t-il ici ?

La poésie jusqu’au XIIe siècle est essentiellement un art oratoire, une des formes de l’éloquence (dans le prolongement de la pensée d’Aristote, que le Moyen Âge fait sienne), c’est-à-dire un art oral : un poème se dit. C’est encore le cas au XIIIe siècle. Or, ce que nous avons conservé, c’est la version écrite des poèmes médiévaux. Tant que tout ce qui se prononce s’écrit et que tout ce qui s’écrit se prononce, cela ne présente pas de réelle difficulté pour nous puisque nous pouvons considérer les témoins écrits comme des témoins fiables de l’oral, mais à partir du moment où l’écrit ne reflète plus fidèlement la prononciation, cela sonne comme une mise en garde pour nous : nous ne devrons pas nous laisser piéger par la forme graphique que prennent les mots dans les poèmes de la fin du Moyen Âge.

Les conséquences de l’évolution phonétique sur la pratique poétique

L’aspect graphique n’est pas seul en cause : l’évolution phonétique de la langue, touchant directement la prononciation, a aussi des conséquences sur les pratiques poétiques.

Pour mieux mesurer les retombées sur la poésie de l’évolution phonétique qui a traversé le XIIIe siècle, reprenons les vers de Chrétien de Troyes, pour les mettre en regard de ce qui s’offre à nous à partir du XIIIe siècle, par le biais de l’œuvre de Rutebeuf, poète qui composa l’essentiel de son œuvre dans le troisième quart du XIIIe siècle.

L’œuvre de Rutebeuf présente l’intérêt de permettre de bien mettre au jour comment l’évolution phonétique a mis à mal les règles poétiques : Rutebeuf, poète de l’extrême, doté d’une immense culture poétique (il connaît aussi bien les textes antiques que les auteurs français du siècle précédent, la poésie des trouvères que celle des troubadours) va en effet tirer parti des nouvelles prononciations et des anciennes et jouer avec les différentes manières de prononcer les mêmes mots. Il n’est pas le seul à procéder de la sorte ; déjà bien avant le XIIIe siècle, les poètes se permettaient ce que nous appellerions de manière anachronique des « licences poétiques », notamment en optant pour la forme des mots qui comptait le nombre de syllabes dont ils avaient exactement besoin (le pronom féminin s’écrivait el ou elle selon les cas déjà dans le Tristan de Béroul, poème anglo-normand qui date de la fin du XIe siècle), mais Rutebeuf a poussé le principe plus loin qu’aucun autre.

En réalité, dans le chef des poètes de l’époque, c’est toute la poésie qui est une licence : la poésie permet tout ce que la langue interdit. La prudence demeure donc de mise lorsque des règles linguistiques (phonétiques ou autres) sont inférées de l’étude de la poésie.

Reprenons les constats phonétiques que nous avons faits sur la langue du XIIIe siècle.

Effet de l’amuïssement des consonnes finales sur les rimes

L’amüissement généralisé des consonnes finales va avoir un impact sur la composante rimique comme sur la composante numérique de la poésie.

Au plan des rimes, nous avons vu à travers quelques vers de Chrétien de Troyes que de nombreuses rimes se terminaient par une consonne prononcée :

            Qui me dist que deable sont
166      Les plus laides choses del mont ;
            Et si dist por moi enseingnier
            Que por aus se doit on seingnier,
            Mais cest ensaing desdaignerai,
120      Que ja voir ne m’en seignerai,
            Ains ferrai si tot le plus fort
            D’un des gavelos que je port […]
Chrétien de Troyes, Conte du graal, v. 115-122

Même lorsqu’elles joueront sur les mêmes mots, même lorsque ces mots verront leur graphie inchangée, les rimes à partir du XIIIe siècle se termineront par une voyelle prononcée :

            Uns deables i est venuz
28        Par cui li droiz iert maintenuz.
            Un sac de cuir au cul li pent
            Maintenant que laianz descent,
            Car li mauffeiz cuide sans faille
32        Que l’arme par le cul s’en aille.
            Mais li vilains por garison
            Avoit ce soir prise poizon.
            Tant ot mangié bon buef aux aux
36        Et dou graz humei qui fu chauz
            que sa pance n’estoit pas mole,
            Ainz li tent con corde a citole.
            N’a mais doute qu’il soit periz :
40        S’or puet porre, il iert garis.
Rutebeuf, Ci encoumence li dis dou pet au vilain, v. 23-40

Dès lors, des mots qui ne rimaient pas précédemment pourront rimer à partir du XIII siècle, même si les graphies conservatrices donneront l’impression de dire autre chose :

            Il dist que ja de nus pechié
            Dont pichierres fust entichiez,
Rutebeuf, Ci encoumence la vie de Sainte Marie l’Egypcienne, v. 309-310

Le répertoire des rimes[5] se trouvant renouvelé, certains automatismes vont se perdre, le travail de création poétique sera déstabilisé.

Effet de l’amuïssement des consonnes finales sur la règle d’élision

Plus important pour nous est l’impact que l’amüissement des consonnes finales aura à l’intérieur des vers, car ce trait évolutif du français mettra à mal l’une des règles qui régissaient la poésie jusques là, la règle d’élision – ou synalèphe.

Rappelons que cette règle de la poésie médiévale veut que la voyelle /ə/ à la finale absolue du mot ne se prononce pas (et donc n’entre pas dans le calcul des syllabes) lorsque le mot qui suit dans le même vers commence par une voyelle. L’élément qui importe ici dans la formulation de cette règle est celui de finale absolue.

Lorsque dans un poème du XIIe siècle, nous voyons un mot écrit avec un e final suivi par exemple d’un –s[6] comme nostres, nous devons nous souvenir que ce –s se prononçait et que le son /ə/ n’était donc pas à la finale absolue. En poésie, le mécanisme d’élision ne pouvait pas jouer dans ce cas de figure. Or, à partir du moment où on tend à effacer de la prononciation toutes les consonnes finales, le /ə/ se retrouvera à la finale absolue même suivi d’un s flexionnel ou de tout autre phonème devenu muet mais conservé dans la graphie, et le mécanisme d’élision pourra s’appliquer : nostres se prononcera comme nostre et s’élidera dans les mêmes cas de figure que nostre.

Effet de l’amuÏssement du /ə/ interne sur la métrique

L’amüissement des consonnes finales a donc des effets sur les sonorités des rimes et, plus substantiellement, du fait de la règle d’élision, sur la manière de compter les syllabes des vers, mais cet effet ne se fera sentir qu’à retardement, à partir du XIVe siècle : la poésie du XIVe siècle s’en trouvera considérablement déstabilisée, surtout la poésie populaire.

Ainsi en est-il également de l’amüissement du /ə/ à l’intérieur des mots[7]. En effet, à partir du moment où ce /ə/ cessera de se prononcer, il va réduire le nombre des syllabes des mots concernés et va donc, en poétique, influencer la manière de construire les vers. Dans certains cas, les mots concernés subiront une adaptation graphique :

serement (3 syllabes) → serment (2 syllabes)
larecin (3 syllabes)→ larcin (2 syllabes)
armeüre (4 syllabes)→ armure (3 voire 2 syllabes)
etc.

mais dans la plupart des cas, ce /ə/ amüi se conservera dans la forme écrite du mot

carrefour (3 syllabes)→ carrefour (2 syllabes)

piégeant le lecteur moderne. Les premiers effets de cette modification de la prononciation des mots se manifestent déjà dans la poésie du XIIIe siècle, les poètes de cette époque n’hésitant pas à jouer avec les deux formes concurrentes selon les besoins de la cause, même si elles sont représentatives d’un état différent de la langue française. C’est ici encore la poésie du XIVe siècle qui se trouvera le plus déstabilisée.

Remarque
Le XVIe siècle réglementera les choses en optant pour une prononciation des mots conforme à leur graphie (carrefour comptera à nouveau 3 syllabes), avec comme conséquence l’« invention » d’un français poétique totalement dissocié du français standard.

Effet de la bascule des diphtongues sur les rimes

Sur un tout autre plan, jusqu’au XIIe siècle, lorsqu’un mot se terminant par une diphtongue V1V2 se trouvait à la rime, du fait que l’accent portait sur le premier des deux segments vocaliques, c’est sur ce premier segment vocalique (V1) que se construisait la rime.

Lorsqu’à la fin du XIIe siècle l’accent des diphtongues bascule du premier segment vers le second segment vocalique, c’est sur ce second segment (V2) que se construit la rime. Et lorsque les diphtongues se réduiront, seul subsistera ce second segment vocalique.

Toutes les occurrences d’une même diphtongue évoluant de la même manière, de nombreux mots qui rimaient ensemble dans le premier système continueront de rimer ensemble dans le second, mais la rime aura changé de timbre – et la différence peut passer inaperçue.

Par exemple, à la rime, une forme présentant une finale en /ie/ rimera en /i/ jusqu’à la fin du XIIe siècle, comme c’est le cas chez Chrétien de Troye :

            De l’anel prendre vos doinz gié
556      Et de l’aumosniere congié.
Chrétien de Troyes, Conte du graal, v. 555-556

Avec la bascule de l’accent des diphtongues, la même forme rimera en /e/ :

            Fors escolier, autre clergié
            Sont cuit d’avarisce vergié.
Rutebeuf, Des plaies du monde, v. 37-38

Les conventions graphiques adoptées par les philologues modernes ne permettent pas de rendre compte de cette modification fondamentale, qui nous échappe complètement : en accentuant graphiquement le é des diphotngues de Chrétien de Troyes comme de celles de Rutebeuf, on peut donner à penser que ces diphtongues ne ce prononcent pas différemment et que c’est le é qui porte l’accent phonétique, alors que l’accent porte sur le i chez Chrétien et sur le e chez Rutebeuf. Mais en n’accentuant pas le e des diphtongue de Chrétien on risque de donner à entendre que le graphème e se prononce /ə/ et ne forme pas diphtongue avec le i qui précède. Les philologues ont donc pris le parti d’accentuer à l’identique les deux schémas de diphtongues.

Des rimes telles celles que l’on trouve encore chez Rutebeuf au XIIIe siècle :

            Ne sa[i] c’il partent a droiture :
128       Je voi desai les poumiax luire
Rutebeuf, Les Ordres de Paris, v. 127-128

24        Ne voi ge pas aleir la voie
            Ne moi conduire.
            Ci at doleur dolante et dure
Rutebeuf, Ci encoumence la complainte Rutebuef de son oeul, v. 24-26

ne seront plus possibles après bascule de la diphtongue, puisque la diphtongue /yi/, accentuée au XIIIe siècle sur /y/, se réduira à /i/ dans conduire, alors que le /y/ de dure restera un /y/. Une fois encore, l’évolution phonétique modifiera le répertoire des rimes.

Comme si la situation  n’était pas encore assez complexe aux yeux du lecteur moderne, les poètes du XIIIe siècle vont jouer sur les deux prononciations des diphtongues, l’ancienne et la nouvelle, les nouvelles rimes étant déprisées et qualifiées de « rimes picardes » dans les traités de seconde rhétorique.

Ainsi que seroit contre duire
Ou comme seroit contre lieux.
Rime ne vault guieres de cire
Ne contre lieux cloz gracieux.
L’Infortuné, L’instructif de la seconde rethoricque, f° 6d

Par ailleurs, si du fait de la disparition des diphtongues, de nombreux mots ont vu leur prononciation modifiée, les graphies ne se sont pas adaptées aux nouvelles prononciations : les anciennes diphtongues sont devenues autant de digrammes[8], sophistications orthographiques qui ne facilitent pas l’analyse poétique.

La poésie française du début du XIVe siècle

Si nous faisons le point à l’issue de la phase pivot de l’évolution phonétique de la langue française qu’est le XIIIe siècle, le bilan pour la poésie et la poétique tient en deux points fondamentaux :

  1. l’évolution phonétique a contribué à redistribuer les cartes au niveau des rimes, puisque des mots qui rimaient jusqu’au XIIe siècle pourront ne plus rimer à partir du xiiie siècle ou à la fin du xiiie siècle ; inversement des mots qui ne rimaient pas jusqu’au XIIe siècle pourront être amenés à rimer au XIIIe siècle ;
  2. l’évolution phonétique a compliqué le comptage des syllabes en désorganisant la règle simple de l’élision.

Cette désorganisation poétique transparait pour nous essentiellement dans le décalage entre le phonème et le graphème, c’est-à-dire entre l’oral et l’écrit que connait la fin du Moyen Âge. Obligés de nous appuyer sur le seul écrit, nous ne rencontrions guère de difficulté à décrypter les règles poétiques des textes qui étaient régis par le principe que tout ce qui est prononcé est écrit et inversement tout ce qui est écrit est prononcé. Mais à partir du moment où l’écrit ne reflète plus l’oral, il est bien plus compliqué pour nous de décrypter les règles poétiques, à tel point que la plupart des philologues, ayant pris conscience que les règles de la poésie en ancien français ne s’appliquaient plus à la poésie en moyen français n’ont trouvé d’autre alternative que de décrypter la poésie en moyen français à travers le prisme de la poétique moderne. Or, pour la plupart des textes du XIVe siècle, ce prisme est un prisme déformant, totalement inadapté, ce qui a conduit certains philologues à corriger abondamment certains textes du XIVe siècle (un vers sur dix parfois), donnant ainsi de la réalité des textes de ce siècle une image déformée. Notons que les copistes de la fin du Moyen Âge s’étaient fait piéger bien avant eux : ne comprenant quasi plus le schéma métrique des vers qu’ils copiaient, ils faussaient parfois jusqu’à un vers sur deux : à titre d’exemple, dans l’un des manuscrits tardifs (XIVe siècle) de la Chanson d’Aspremont, chanson de geste composée initialement en 10-syllabes, les vers copiés comptent entre 6 et 17 syllabes et les « 10-syllabes » qui comptent réellement 10 syllabes sont rares.


[1]Sur ce point, se reporter ici aux chapitres consacrés à la phonétique historique du français et aux relations entre phonétique historique et poésie dans notre manuel,  Englebert (2015).

[2]Dans l’édition de W. Roach. Cf. références bibliographiques du cours.

[3]En même temps que des anthologies, les règles étant inférées ou illustrées de textes de troubadours.

[4]Une réserve qui s’explique par le fait que les nasales finales de mot continueront de conditionner l’évolution de la voyelle antécédente.

[5]Nous avons conservé quelques répertoires de rimes médiévaux, autrement dits rimariums, pour le français comme pour le provençal, inclus ou non dans les traités de seconde rhétorique.

[6]L’une des finales de mots les plus fréquentes : marque casuelle pour les éléments nominaux, marque personnelle pour les verbes finis,

[7]Issus des voyelles prétoniques internes des étymons.

[8]Que l’on appelle, de manière fort peu heureuse, des diphtongues dans l’usage courant.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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