Poésie provençale et langues d’oc

Contrairement à la langue française, la langue provençale n’a pas connu d’évolution qui ait remis en question sa poésie. En cause peut-être le fait que les poètes provençaux se sont très tôt intéressés à décrire la langue dans laquelle ils composaient.

Les traités de trobar sont avant tout des traités de grammaire, de réelles descriptions de la langue. La plus ancienne « grammaire » de la langue provençale que nous ayons conservée, le Donatz proensals d’Uc Faidit, à la fois grammaire et table des rimes, suit d’un siècle seulement la production de Guilhen de Peiteu[1], le plus ancien troubadour connu.

À partir du moment où une langue dispose d’une grammaire, c’est-à-dire d’une description, cette langue tend à se figer. Les grammaires de l’ancien provençal ont ainsi pu figer la langue dans un état que les poètes ne reconnaissaient plus.

Mais on peut voir les choses sous un autre angle, minimisant le rôle des grammairiens et l’impact des grammaires :  nous avons ainsi formulé précédemment l’hypothèse que la poésie des troubadours n’a pas su s’adapter à l’évolution de la langue, qui l’a fait courir à sa perte dès le XIIIe siècle.

Aujourd’hui encore, on se perd en conjecture sur les raisons pour lesquelles la poésie des troubadours a cessé presque du jour au lendemain d’être prisée et s’est éteinte au début du XVIe siècle. Retenons simplement ici que la langue des derniers troubadours n’est pas sensiblement différente de la langue des premiers troubadours – ce qui serait plutôt en faveur d’une incapacité des poètes à s’adapter à une langue qui s’est trop éloignée de la langue commune.

C’est cette langue de l’âge d’or de la poésie toubadouresque dont on trouvera les rudiments ci-dessous.[2] Notre démarche sera avant tout différentielle : nous nous attacherons à souligner en quoi l’ancien provençal est proche de l’ancien français et en quoi il s’en différencie.

Phonétique

L’accentuation

L’accent de l’ancien provençal est un accent tonique de mot, comme dans le français de la même époque.

Suite à l’amüissement des voyelles finales et post-toniques, la plupart des mots sont des oxytons (sauf les polysyllabes en –a qui sont des paroxytons), comme dans le français de la même époque.

Le système vocalique

L’ancien provençal possédait les voyelles /a/, /e/, /ɛ/, /o/, /ɔ/, /y/, /u/ et /i/. Contrairement au français, le provençal n’avait pas cherché à différencier la transcription du /y/ et du /u/, tous deux notés u. Il faut donc dans la plupart des cas passer par la phonétique historique pour savoir comment lire un u dans un mot provençal (le /y/ remonte toujours à un LC ū). La prononciation du /o/ était très proche de celle de notre /u/[3], de sorte que les graphies hésitent parfois entre o et u pour un même mot – d’un dialecte à un autre ou à l’intérieur d’un même dialecte. Nous avons vu un exemple de cette hésitation dans notre analyse de la balada « Coindeta sui » avec la rime drusa : rosa.

Le provençal possédait également comme le français à la même époque des diphtongues et des triphtongues, issues pour la plupart des palatalisations consonantiques, c’est-à-dire de la vocalisation de /j/ au contact de la voyelle antécédente, et dans une moindre mesure de la segmentation des voyelles toniques sous l’effet de l’accent dynamique du latin vulgaire – une majorité de diphtongues formées par soudure, donc.

Et comme l’ancien français, l’ancien provençal opposait les cas de synérèse aux cas de diérèse, fait important, comme on l’a vu, pour le dénombrement des syllabes, toute séquence de deux ou trois voyelles écrites ne constitue pas nécessairement une diphtongue ou une triphtongue.

Il existait vraisemblablement des voyelles nasales en ancien provençal, même si nous n’avons rien qui puisse étayer cette idée, en dehors de la proximité du provençal et du français.

Les voyelles finales du latin connaissent le même traitement qu’en français, à cette exception que le –a final, remontant au /a/ latin, reste –a et que les e finals que l’on trouve dans les graphies sont des voyelles d’appui – /ə/ – apparus à la suite de l’amuïssement des autres voyelles finales.

causam > causa
murum > mur
florem > flor
patrem > paire
nigrum > negre
medicum > metge

L’aphérèse est systématique, en langue comme en discours.

  • En langue, l’aphérèse a généré les formes

l’Aquitaniam > la Guiana
l’alauzeta > la lauzeta
l’ecclesiam > la gleiza

  • En discours, elle génère les formes élidées de l’article l’ ou des pronoms personnels.

L’enclise produit en discours des formes synthétiques issues

  • de séquences préposition + article : del(s), vel(s), sul(s)
  • de séquences adverbe/subordonnant + pronom : si·l, no·l, co·l, que·l… ; si·ns,
  • de séquences verbes + pronom : fa·l (= fa lo), fa·ls (= fa los), va·l… ; no·ns (= non nos), si·us (= si vos), que·ns (= que nos)…

Le système consonantique

L’ancien provençal connaissait les consonnes suivantes : /p/-/b/, /f/-/v/, /t/-/d/, /s/-/z/, /k/-/g/, /k/, /r/, /n/, /m/, /h/ ainsi que les semi-voyelles /w/ et /j/. Elles résultent d’évolutions similaires à celles des mots français ; elles ont notamment subi les mêmes faits de palatalisation que les consonnes françaises de la même époque, avec des différences marquées toutefois d’un dialecte à l’autre.

Ce qui était noté ch en provençal était vraisemblablement une affriquée /ʧ/ de même que g rendait /ʤ/ plutôt que /ʒ/. Le r était vraisemblablement roulé /r/ ou /ʀ/.

Le /n/ final était instable et tendait à ne pas se prononcer ; on ne le retrouve pas toujours dans les graphies :

Marcabrun ~ Marcabru
bon ~ bo
ben ~ be

Le système nominal

Il y a en ancien provençal une déclinaison à deux cas, comme dans le français de la même époque. Voici quelques exemples :

Article masculin :

  Cas sujet Cas régime
Singulier lo - le lo
Pluriel li los

Nom masculin :

  Cas sujet Cas régime
Singulier murs mur
Pluriel mur murs
  Cas sujet Cas régime
Singulier bar baron
Pluriel baron barons

Pour certains noms masculins pluriels, le /i/ final du nominatif latin a engendré une palatalisation de la consonne ou de la voyelle antécédente. Ainsi, on a :

  Cas sujet Cas régime
Singulier cavals caval
Pluriel cavai cavals

Les démonstratifs adoptent de multiples formes, dont l’étymologie reste parfois incertaine :

ecce hoc > so eccum/accum iste > aquest ? > aiço/aisso
ecce iste > cest eccum/accum illum > aquel ? > aicest
ecce ille > cel eccum/accum hic > aqui ? > aicel/aissel
  eccum/accum hoc > aquo  

Le système verbal

Les formes provençales du verbe ont, dans leurs grandes lignes, la même histoire que les formes françaises. On trouvera ci-dessous les paradigmes les plus fréquents.

Présent

  • Verbes en –ar < LC –are

cánt
cántas
cánta
cantám
cantátz
cántan (parfois canton, canten)

  • Verbe esser < LV *essere pour LC esse

soi, sui, son, so
est, iest
es
em
etz
som, so

  • Verbe anar

vado > cao > vau, vauc (le c est analogique)
vas
va, vai (le i est analogique de fai, lui-même analogique)
anan
anatz
van

  • Verbe far

fatz, fas, fau, fauc
fas
fai, fa, fatz
fam, faim, fazem
faitz, fatz, fas, fazetz
fan, faun

Futur et futur du passé

  • Futur des verbes en –ar

catarái < cantare habeo
cantarás < cantare habeas
cantara
catarém
cantarétz
cantarám

Les deux éléments formateurs du futur se trouvent quelquefois séparés :

donar lo t’ai = te lo donarai
laissar m’as = me laissaras
dat vos em = vos darem

  • Futur du passé des verbes en –ar
catarái
cantarás
cantara
catarém
cantarétz
cantarám
cantára ou cantéra
cantáras ou cantéras
cantára ou cantéra
cantarám ou canterám
cantarátz ou conteratz´
cantáran ou canteran

Imparfait

  • Verbes en –ar

cantava
cantavas
cantava
cantavam
cantavitz
cantavam

Passé

  • Verbe en –ar

cantéi
cantést
cantét
cantém
cantétz
cantéren

  • Verbes esser

fúi
fúst
fó, fónét
fóm
fótz
fóron, fóro, fóren

  • Type vengui

habui > ac/agui
bibui > bec/begui
volui > volc/volgui
debui > dec/degui
potui > poc/pogui
sapui > saup/saupi

Subjonctifs

  • Subjonctif des verbes en –ar

cant
cantz
cant
cantem
cantetz
cantem, canten

  • Subjonctif imparfait de esser

fos
fosses
fos
fossém
fossétz
fossen, fosson, fosso

Participe passé

Quelques verbes latins avaient un supin en –utum : soluere, solutum ; sequi, secutum ; etc.

Cette terminaison s’est considérablement étendue en latin vulgaire, notamment aux verbes qui avaient un parfait en –ui : habere, habui → habutum pour LC habitum. C’est l’origine de la terminaison de nombreux participes passés du provençal, –ut, et du français, –u.

Mais en provençal, à côté de quelques verbes qui ajoutent normalement la finale –ut au radical de l’infinitif (defendut, respondut, vendut…), de nombreux autres l’ajoutent au radical du parfait. Or de nombreux parfaits en –ui avaient développé une vélaire : tenui> tenc, habui > ac ; il en est résulté des participes passés en –cut : nasc, nascut ; venc, vencut et surtout en –gut : tenc, tengut ; venc, vengut ; dec, degut ; etc. Ces participes passés en –ut font leur féminin en –uda.

Quelques constructions particulières

Mi dons/midons, si dons/sidons

Mi dons/midons signifie, littéralement, ‘Ma dame’, ‘l’élue de mon cœur’.

Il s’agit d’une expression indéclinable, qui provient du nominatif LV mi dominus. L’utilisation d’une expression issue du masculin pour désigner l’élue de son cœur a probablement été influencée par le vocabulaire de la féodalité.

Le mot en

On observe que le latin classique dominem, devenu en latin vulgaire domne, aboutit en ancien provençal à la forme en.

En réalité, domne, proclitique d’usage familier, se réduit par aphérèse devant voyelle et passe à n devant une voyelle ou après une voyelle :

la gent n’Arnaut
di m a·n Guillelm

Les combinaisons de·n, que·n + nom propre ont fini par ne plus être comprises et ont été décomposées en d’en, qu’en, d’où est issue la forme en, utilisée devant un nom à initiale consonantique :

en Raimon

domna, latin vulgaire pour le latin classique dominam, passe de la même manière à na :

na vierna

ou n devant voyelle :

la gent n’Arsen


[1]Ce sont presque sept siècles qui séparent la Séquence de sainte Eulalie de la première grammaire française (si on fait abstraction des grammaires embryonnaires du français langue étrangère que l’on doit aux Anglais, qui anticipent de deux siècle sur les grammaires « continentales »).

[2]Se reporter à Anglade (1921) pour le détail.

[3]Cf. le portugais moderne.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

ulb ltc

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