La texture des rimes

Le formulaire n’épuise évidemment pas tous les aspects de l’analyse.

La poétique moderne use, pour classer les rimes en fonction de leur texture, c’est-à-dire de leur composition vocalique et consonantique, d’une terminologie imagée, relevant curieusement du domaine diététique : rime pauvre, riche, enrichie… et comme tout le monde n’utilise pas les mêmes termes dans le même sens (une polysémie qu’on a déjà dans les traités médiévaux de seconde rhétorique), il est parfois bien difficile de se retrouver ou de se faire comprendre en usant de cette terminologie.

Conventions de description de la rime

Il est préférable de recourir pour décrire, dans le cadre de ce cours, la texture des rimes, à une terminologie strictement technique, rendant clairement et simplement compte du nombre d’éléments phonétiquement pertinents communs aux mots qui riment, en convenant d’appeler

  • S une syllabe complète (y compris une syllabe réduite au seul noyau vocalique) ;
  • V une voyelle, simple ou complexe[1], faisant partie intégrante d’une syllabe mais ne constituant pas une syllabe à elle seule ;
  • C une consonne.
  • Ainsi, on adoptera les convention suivante pour désigner les rimes :
  • Rime V = seule la dernière voyelle prononcée est pertinente → « assonance » (c’est-à-dire rime vocalique minimale) ;
  • Rime V(C)(C) = la dernière voyelle et, le cas échéant, la ou les consonnes qui la suivent sont pertinentes (les réalisations possibles sont V, VC,VCC) → rime vocalique ou rime stricto sensu ;
  • Rime S = la dernière syllabe est pertinente → rime syllabique ;
  • Rime V(C)(C)S = la dernière syllabe et la voyelle qui la précède, ainsi que, le cas échéant, la ou les consonnes qui suivent cette voyelle, sont pertinentes ;
  • Rime SS = les deux dernières syllabes sont pertinentes ;
  • etc.

En termes de méthode, il faut, pour identifier la texture des rimes d’un texte médiéval, se souvenir des fondements de la phonétique historique et ne pas se laisser piéger par les graphies fluctuantes de l’ancienne langue et retourner chaque fois que c’est nécessaire aux règles de la phonétique – nous avons vu précédemment que ni truc ni astuce ne peut venir ici au secours de l’analyse.

Dans la poésie provençale, la correspondance entre graphème et phonème est plus régulière que dans la poésie française, mais non systématique, comme nous le verrons dans l’analyse des vers qui va suivre.

Pour l’une et l’autre poésie, il faut en outre savoir dénombrer correctement les syllabes, notamment en dissociant les cas de diérèse (deux voyelles) et de diérèse (une voyelle) – ici en revanche, les trucs et astuces donnés au chapitre précédent donnent des résultats satisfaisants.

Application pratique

Appliquons l’analyse de la texture des rimes à quelques vers.

Soit cette cobla de la balada « Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire » :

            Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Per mon marit, quar ne·l voil ne·l desire.
            Qu’eu be·us dirai que son aissi drusa :
4          Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Quar pauca son, joveneta et tosa,
            Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Et degr’ aver marit dont fos joiosa,
8          Ab cui toz temps pogues jogar e rire.
            Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,

Nous avons, pour la rime (b), une rime SS entre cossire : desire et une rime VS entre rire : cossire, ce qui nous permet de dire que la rime (b) est au moins de type VS (VS est incluse dans SS), ce qui se confirme dans la suite du poème.

Nous avons à première vue, pour la rime (a), une rime S entre drusa : rosa, mais une telle identification de cette rime est problématique, car il s’agit d’une rime féminine, et qu’un des principes fondamentaux de la poésie médiévale est que la rime féminine ne peut pas se limiter à la communauté de la syllabe surnuméraire. Si nous observons les autres occurrences de la rime (a), nous avons tosa : joiosa : amorosa : cobeitosa : vergoignosa, acordada : emendada : donada, acordada : amada : abandonada : balada : cantada : ensegnada, soit des occurrences de rimes VS en –osa et en –ada. Nous pouvons dès lors conclure qu’en dépit d’une graphie qui nous donne à interpréter drusa : rosa comme une rime de type S, nous avons ici une occurrence de VS.

Remarque
L’hésitation graphique entre o et u pour noter /u/ est liée à l’existence, en provençal comme en français d’un phonème /y/ pour la notation duquel le u (que le latin utilisait pour noter /u/) a été très rapidement réquisitionné. Le digramme ou finira par s’imposer dans les deux langues pour noter /u/, mais à date ancienne, o et u ont été adoptés pour noter un son perçu comme proche tantôt de /o/, tantôt de /y/. L’explication est ici encore dans le phonétique historique.[2]

Nous pouvons donc conclure que toutes les rimes de cette cobla sont des rimes VS.


[1]Voyelle complexe = diphtongue.

[2]Se reporter à Englebert (2015), où on trouvera un développement sur les implications graphiques de l’intégration du /y/ au système vocalique.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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