Application pratique du formulaire

Passons à une application pratique et prenons comme exemple cette balada – une composition provençale anonyme, peut-être composée par une femme (le je du poème est un je féminin… mais il ne faut pas perdre de vue la fiction qui peut faire endosser le je féminin à un homme).

Cette balada est donnée délibérément ci-dessous débarrassée des indications typographiques révélatrices de sa structure et qui présupposent donc déjà une analyse :

            Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Per mon marit, quar ne·l voil ne·l desire.
            Qu’eu be·us dirai que son aissi drusa :
4          Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Quar pauca son, joveneta et tosa,
            Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Et degr’ aver marit dont fos joiosa,
8          Ab cui toz temps pogues jogar e rire.
            Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Per mon marit, quar ne·l voil ne·l desire.
            Ja Deus no·m sal, si j’an sui amorosa :
12         Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            De lui amar mia sui cobeitosa,
            Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Anz, quant lo vei, ne son tant vergoignosa
16        Qu’eu prec la mort que·l venga tost aucire.
            Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Per mon marit, quar ne·l voil ne·l desire.
            Mais d’una ren m’en son ben acordada :
20        Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Se·l meus amics m’a s’amor emendada,
            Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Ve·l bels espers a cui me son donada ;
24        Plaing e sospir, quar ne·l vei ne·l remire.
            Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Per mon marit, quar ne·l voil ne·l desire.
            Et dirai vos de que·m sui acordada :
28        Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Que·l meus amics m’an logament amada ;
            Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Ar li sera m’amors abandonada
32        E·l bels espers, qu’eu tant am e desire.
            Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Per mon marit, quar ne·l voil ne·l desire.
            En aquest son faz coindeta balada
36        Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire            Et prec a toz que sia loing cantada
            Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Et que la chant tota domna ensegnada
40        Del meu amic, qu’eu tant am e desire.
            Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
            Per mon marit, quar ne·l voil ne·l desire.[1]
Introduction à l’étude de l’ancien provençal, p. 147-148

Comment procéder pour établir la formule de ce poème ?

Le dénombrement des syllabes

Pour obtenir le dénombrement des syllabes, commençons par observer les rimes, ce qui nous permettra d’identifier si nous avons affaire à des vers masculins et/ou à des vers féminins.

Cette balada n’exploite que deux rimes, a et b :

  • a est une rime en /e/ ;
  • b est une rime en /a/.

Puisqu’on a une rime féminine (b), on doit s’attendre à avoir des vers à syllabe surnuméraire à chaque occurrence de cette rime, ce dont on va devoir tenir compte dans le dénombrement des syllabes de chaque vers.

Les vers de références seront les vers masculins, c’est-à-dire les vers qui riment en (a).

Les vers masculins comptent 11 syllabes ; les vers féminins comptent 12 syllabes, dont la 12e est un /a/ atone et est donc surnuméraire. Autrement dit, le poème est intégralement composé en vers de 11 syllabes, mais il faudra dans la formule distinguer par l’astérisque les vers à syllabe surnuméraire (ou vers féminins) des autres vers (masculins).

La disposition des rimes

Intéressons-nous maintenant à la manière dont les deux rimes du poème se succèdent.

La succession des deux rimes du poème dans son intégralité est la suivante :

aabababaaabababaaabababaaabababaaabababaaa

En d’autres termes, si on fait abstraction des deux derniers vers, on a une récurrence de séquences

aabababa

ou, si on fait abstraction des deux premiers vers, une récurrence de

bababaaa

du début jusqu’à la fin du poème.

Cette séquence récurrente de rimes, que l’on prenne la première option d’analyse ou la seconde, constitue le schéma strophique de cette balada, un schéma qui se reproduit 5 fois en tout. On a donc une balada composée de 5 strophes.

Maintenant, comment déterminer s’il faut prendre l’option de faire abstraction des deux premiers vers ou des deux derniers pour identifier la composition de ses strophes ? En d’autres termes, comment déterminer si le poème construit ses strophes sur le schéma (aabababa) ou sur le schéma (bababaaa) ?

Si on s’intéresse de plus près au deux vers qui encadrent le poème, on observe qu’ils sont identiques :

Coindeta sui, si cum n’ai greu cossire,
Per mon marit, quar ne·l voil ne·l desire.

En d’autres termes, ils constituent le refrain du poème, ce qui se note au moyen des majuscules :

AAbababaaabababaaabababaaabababaaabababaAA

Les conventions du formulaire prévoient que la première occurrence du refrain soit démarquée de toutes les autres, ce qui est une manière de dire que la récurrence strophique commence après la première occurrence du refrain. En d’autres termes encore, le groupement des vers en strophes se fait ici de la manière suivante :

AA||(bababaaa)(bababaaa)(bababaaa)(bababaaa)(bababaAA)

Comme il est convenu de désigner la succession des rimes au moyen de lettres minuscules dans l’ordre alphabétique, on préférera dire que le schéma strophique est

abababbb

plutôt que

bababaaa

En d’autres termes, que la succession des rimes dans l’ensemble du poème se fait de la manière suivante :

BB||(abababbb)(abababbb)(abababbb)(abababbb)(abababBB)

Mais, si on observe chaque strophe de plus près en retournant au texte, on constate que la récurrence du refrain ne se limite pas à l’ouverture et à la fermeture du poème : les deux vers du refrain sont également répétés à la fin de chaque strophe, de sorte qu’on a :

BB||(abababBB)(abababBB)(abababBB)(abababBB)(abababBB)

Bien plus, les deux vers (BB) du refrain sont encore présents de manière récurrente au sein de chaque strophe, mais de manière dissociée cette fois, non plus groupée, les deux vers (B) étant séparés chaque fois par un vers rimant en (a) :

BB(aBaBabBB)(aBaBabBB)(aBaBabBB)(aBaBabBB)(aBaBabBB)

La formule

Si on tient compte à la fois de la qualité des rimes, de leur disposition dans le poème, de la récurrence du refrain et de la récurrence de la structure strophique, la formule de cette balada se note de la manière suivante :

B11-B11 || (a11*-B11-a11*-B11-a11*-b11-B11-B11) x 5

Cette formule nous dit :

  • que nous avons affaire à un poème composé de 5 strophes de 8 vers de 11 syllabes, alternant deux rimes, a et B, dont l’une, a, est une rime féminine, ce qui entraine une syllabe surnuméraire ;
  • que ce poème est doté d’un refrain, qui se répète deux fois dans chaque strophe, la première fois les vers du refrain sont dissociés, la seconde ils sont groupés.

En une ligne, l’intégralité de l’analyse formelle est donnée, ainsi que toutes les indications utiles aux philologues sur la manière de découper le poème en strophes pour l’éditer.

Remarque
Cette dernière remarque est importante, car certains éditeurs de textes médiévaux adoptent pour certaines structures strophiques complexes une présentation typographique qui ne reflète pas la construction poétique, d’où le risque de s’appuyer sur les éditions scientifiques de ces textes en en dégager la structure et le parti qui a été pris ici de faire abstraction des informations typographiques modernes.

Ce qui se dégage de la formule

La formule

B11-B11 || (a11*-B11-a11*-B11-a11*-b11-B11-B11) x 5

nous révèle aussi qu’au sein de chaque strophe il n’y a jamais qu’une occurrence de la rime (b) qui ne soit pas liée au refrain,

B11-B11 || (a11*-B11-a11*-B11-a11*-b11-B11-B11) x 5

ce qui fait du vers concerné (le 6e de chaque groupe de 8) le vers « original » de chaque strophe, un vers qu’il y a lieu de considérer comme significatif et dont le mot à la rime méritera une attention toute particulière dans l’analyse. Le rôle pivot de ce 6e vers n’apparait peut-être pas aussi nettement à la simple lecture du poème : le formulaire, et la formule qui en découle, apparaissent ainsi comme le prérequis incontournable de toute analyse poétique.


[1]           Trad. Je suis jolie et souffre l’empire / De mon mari que mon cœur ne désire. / Je vous dirai pourquoi j’en aime un autre. / Je suis jolie… / C’est que je suis petite, jeune et fraiche, / Je suis jolie… / Et devrais bien avoir un bon mari / Qui tout le jour me fît jouer et rire / Je suis jolie et souffre l’empire / De mon mari que mon cœur ne désire. / Le diable m’ait si j’en suis amoureuse, / Je suis jolie… / Si de l’aimer j’ai la plus faible envie ! / Je suis jolie… / Quand je le vois j’en ai si grande honte / Que je demande à la mort de l’occire. / Je suis jolie et souffre l’empire / De mon mari que mon cœur ne désire. / Mais cependant je puis dire une chose : / Je suis jolie… / Sans doute encor mon ami m’aime-t-il, / Je suis jolie… / Voilà l’espoir où mon cœur s’abandonne. / De ne le voir je me plains et soupire. / Je suis jolie et souffre l’empire / De mon mari que mon cœur ne désire. / Je vous dirai le parti que j’ai pris : / Je suis jolie… / Depuis longtemps mon ami me courtise / Je suis jolie… / Et je suis prête à me donner à lui : / C’est lui que j’aime et souhaite et désire. / Je suis jolie et souffre l’empire / De mon mari que mon cœur ne désire. / Sur ce bel air je fais gente ballade, / Je suis jolie… / Je vous en prie, au loin chantez-la tous ; / Je suis jolie… / Et chantez-la, vous toutes, nobles dames, / Sur cet ami que tant j’aime et ésire. / Je suis jolie et souffre l’empire / De mon mari que mon cœur ne désire.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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