Les problèmes que pose le système graphique du français médiéval, ou plus exactement que posent les liens que ce système graphique entretient avec la phonétique, touchent essentiellement au comptage des syllabes, qui nécessite de faire le tri entre les cas de diérèse et les cas de synérèse, d’une part, et, d’autre part, d’identifier les graphèmes qui ne renvoient à aucun phonème vocalique. L’impact sur les rimes est moindre.
L’identification du mètre de référence
La solution la plus élémentaire aux problèmes de comptage des syllabes est celle du bon sens : devant un poème ou une séquence de vers, il s’agit d’identifier un vers non susceptible d’opposer une difficulté dans le dénombrement de ses syllabes, c’est-à-dire :
- ne comptant aucun mot présentant des séquences de deux graphèmes vocaliques consécutifs ou plus (on évite ainsi les problèmes de diérèse et synérèse) ;
- ne comptant aucun mot terminé par -e suivi d’un mot commençant par un graphème vocalique (on évite ainsi les cas potentiels d’élision).
Le dénombrement des syllabes d’un tel vers fournira le mètre de base du poème isométrique et la clé du dénombrement des syllabes de tous les autres vers.
Ces vers non problématiques sont rares. Ainsi, dans la première strophe des Congés de Jehan Bodel, seuls les vers 3 et 10 n’offrent aucune résistance à l’analyse – pour peu que l’on soit un peu formé aux habitudes graphiques du français et qu’on ne décompose pas que en q+u+e mais en qu+e (au vers 3) – nous y reviendrons dans les paragraphes suivants :
Pitiez, ou ma matere puise,
M’ensaigne k’en ce me deduise
Que je sor ma matere die.
N’est drois que mon sens amenuise
Pour nul mal qui le cors destruise,
Dont Diex a fait sa conmandie.
Puis qu’il m’a joué de bondie,
Sans barat et sans truandie
Est drois que je a chascun ruise
Tel don que nus ne m’escondie,
Congié, ains c’on me contredie,
Car des or criem que ne lor nuise.
Jehan Bodel, Congés, v. 1-12
Dans tous les autres vers, on est confronté à des problèmes de possible diérèse (pitiez, au vers 1, 2 ou 3 syllabes?) ou d’élision (je a, au vers 9, 1 ou 2 syllabes) qui nécessitent une connaissance plus poussée de l’ancien français si on veut pouvoir identifier le nombre de syllabes dès la première lecture du vers.
Il ne faut toutefois pas perdre de vue que les vers féminins de la poésie médiévale comptent systématiquement une syllabe surnuméraire et qu’il faut décompter cette syllabe si on veut obtenir le mètre de base masculin. Les deux vers non problématiques identifiés dans la strophe de Jehan Bodel ont tous deux une rime féminine – en réalité, toute la strophe est féminine – de sorte que leur 9 syllabes reflètent une composition en 8-syllabes.
Une fois qu’on a calculé, à partir de l’analyse de quelques vers non problématiques, le mètre de base d’une composition isométrique, il suffit de reprendre les vers problématiques et d’identifier, pour chacun d’eux les règles à appliquer pour les faire entrer dans le moule du mètre de référence – nous verrons dans les paragraphes précédents comment traiter les problèmes liés à la distinction diérèse >< synérèse et ceux liés à l’élision.
Le cas des compositions hétérométriques est un peu plus complexe, car il y a lieu alors d’identifier le nombre de syllabes des différents mètres en présence. Mais bien souvent le caractère hétérométrique d’une composition poétique est visible à l’œil nu :
- les jeux hétérométriques se font généralement entre un mètre long et un mètre court (« vers brisé »), le mètre court comptant souvent deux fois moins de syllabes que le mètre long ;
- l’hétérométrie s’accompagne parfois d’une mise en page spécifique, les mètres plus courts faisant l’objet d’un rentré, dans les manuscrits comme dans les éditions critiques.
Une fois qu’on a calculé, à partir de l’analyse de quelques vers non problématiques, les mètres de base d’une composition hétérométrique, il suffit ici encore de reprendre les vers problématiques et d’identifier, pour chacun d’eux, les règles à appliquer pour les faire entrer dans le moule des mètres de référence.
Diérèse >< synérèse
Une fois connu le nombre de syllabes du mètre de référence, le dénombrement des syllabes des vers problématiques va permettre de faire le tri entre les cas de diérèse et de synérèse chaque fois que se présentera pour l’œil une séquence de plusieurs graphèmes vocaliques[1] consécutifs.
On peut postuler, arbitrairement, que toute occurrence d’une séquence de deux graphèmes vocaliques va être à traiter comme une synérèse et ne compter chaque occurrence d’un graphème vocalique pour une syllabe. À partir de ce postulat, tout vers hypométrique – c’est-à-dire tout vers comptant une syllabe ou plusieurs syllabes de moins que le mètre de référence – devrait se résoudre comme intégrant une diérèse.
Certaines co-occurrences de graphèmes vocaliques pourront toutefois être écartées d’emblée, préalablement à toute analyse. En effet, même si la langue médiévale écrite ne connaît pas encore de codification graphique – c’est-à-dire d’orthographe, au sens premier de ce mot –, il existait néanmoins des conventions, des habitudes graphiques partagées par l’ensemble des copistes, comme le recours au digramme ch pour rendre le /ʧ/ ou le /ʃ/, conventions qui ont parfois traversé les siècles. Ces conventions font que, même avec une connaissance superficielle de la langue médiévale, certaines associations se feront intuitivement, permettant d’éliminer quelques cas improbables de diérèse ; ainsi, dans une séquence qui, le u sera spontanément associé au q qui le précède et non au i qui le suit, de sorte qu’une séquence qui ne sera généralement pas problématique, non plus qu’une séquence que (cf. ci-dessus le vers 3 des Congés de Jehan Bodel), l’une et l’autre étant identifiées comme ne formant qu’une syllabe :
Ce sachiez de fi et de voir,
bien a cist les autres passez.
Ja nuls n’iert de l’oir lassez,
car, s’en vieult, l’en i chante et lit,
et s’est fez par si grant delit
que tuit cil s’en esjoiront
qui chanter et lire l’orront,
qu’il lor sera nouviaus toz jors.
Jean Renart, Guillaume de Dole, v. 16-23
Si nous considérons ces quelques vers du Guillaume de Dole de Jean Renart à la lueur de notre postulat, le dénombrement des syllabes ramènera un cas de diérèse au vers 18 et un autre au vers 21, dans deux séquences graphique oi, diérèses que l’éditeur marquera d’un tréma oï :
Ja nuls n’iert de l’oïr lassez,
car, s’en vieult, l’en i chante et lit,
et s’est fez par si grant delit
que tuit cil s’en esjoïront
qui chanter et lire l’orront,
qu’il lor sera nouviaus toz jors.
Jean Renart, Guillaume de Dole, v. 18-23
De même dans cet autre extrait du même roman, le comptage des syllabes amènera à voir une diérèse dans une séquence io et dans deux séquences eu :
Et si portoit l’escu demi
au gentil conte de Clermont,
au lion rampant contremont
d’or et d’azur. Et, d’autre part,
plus estoit hardiz d’un liepart,
quant il ert armez, l’escu pris.
Et savez dont ge mout le pris ?
Sa justice et s’envoiseure
par ert de si grant tempreure
q’en n’i trovast ja point d’outrage.
Jean Renart, Guillaume de Dole, v. 68-77
Mais l’usage veut que l’on ne marquera que les deux derniers du tréma :
Et si portoit l’escu demi
au gentil conte de Clermont,
au lion rampant contremont
d’or et d’azur. Et, d’autre part,
plus estoit hardiz d’un liepart,
quant il ert armez, l’escu pris.
Et savez dont ge mout le pris ?
Sa justice et s’envoiseüre
par ert de si grant tempreüre
q’en n’i trovast ja point d’outrage.
Jean Renart, Guillaume de Dole, v. 68-77
Il serait trop long et en définitive peu intéressant d’expliquer la différence de traitement entre les deux cas signalés ici. Retenons simplement qu’éliminer les cas improbables de diérèse et repérer les trémas posés par l’éditeur scientifique du texte permettent de réduire considérablement le nombre de cas problématiques.
L’élision
Les cas d’élision sont les plus simples à débrouiller, principalement parce que la règle qui régit l’élision est une des règles de la poésie médiévale dont les conditions d’application sont les mieux connues.
Rappelons que cette règle touche le /ə/ final de mot à l’intérieur du vers, lorsque le mot suivant commence par une voyelle.
Remarque
À cette formulation traditionnelle de la règle d’élision, on ajoutera qu’elle ne touche que les /ə/ féminins, mais vu la rareté des /ə/ masculins et la faible probabilité qu’ils puissent apparaître dans un contexte où la règle s’applique, cette restriction est négligeable.
La règle d’élision de la langue poétique – aussi appelée synalèphe – ne se confond pas avec l’élision dans la langue commune, qui opère dans d’autres conditions (elle n’y touche que les clitiques monosyllabiques) et est marquée graphiquement, par les éditeurs modernes, au moyen de l’apostrophe :
Et pour l’amour au conte aussi
De Hainau l’a il fait ensi.
Aussi comme rose ist d’espine,
Atrait raison et vraie et fine
Pour qu’il l’a ensi apelé,
Que mainte gent en ont parlé
Qui ne sevent pour qu’il l’a dit ;
Mais cil qui ont le livre lit
I ont mainte bele aventure
Trovee et la mesaventure
Qui avint la bele Aelis
Par l’aumosniere de samis
Ke li escoufles emporta.
Jean Renart, L’Escoufle, v. 9079-9091
L’élision poétique n’est en revanche pas marquée graphiquement, et présente en outre la particularité d’être facultative : c’est le lecteur du vers qui va devoir décider s’il y a ou non lieu de l’appliquer en fonction du nombre de syllabes que doit compter le vers.
Ici encore, on peut prendre le parti de postuler que la règle est appliquée dans tous les cas et procéder ensuite au dénombrement des syllabes : si le comptage ramène une hypométrie, c’est qu’il y a lieu d’annuler l’élision.
Si nous reprenons les vers de L’Escoufle qui viennent d’être cités, nous pouvons figurer en gras les cas d’application de la synalèphe et en italiques graissés les cas de non-application :
Par devant rois, par devant contes
Le puet on bien dire et retraire
Sans nul mesdit et sans meffaire.
Et pour l’amour au conte aussi
De Hainau l’a il fait ensi.
Aussi comme rose ist d’espine,
Atrait raison et vraie et fine
Pour qu’il l’a ensi apelé,
Que mainte gent en ont parlé
Qui ne sevent pour qu’il l’a dit ;
Mais cil qui ont le livre lit
I ont mainte bele aventure
Trovee et la mesaventure
Qui avint la bele Aelis
Par l’aumosniere de samis
Ke li escoufles emporta.
Jean Renart, L’Escoufle, v. 9076-9091
[1]Bien qu’il soit abusif de parler de voyelle et de consonne pour l’écrit, par commodité, nous appellerons graphème vocalique un graphème qui renvoie à une voyelle et graphème consonantique un graphème qui renvoie à une consonne.