Des traits différenciateurs d’avec la poésie française

Pour finir, attirons l’attention sur certaines caractéristiques qui différencient nettement les poèmes en langue d’oc des poèmes en langue d’oïl.

Tout d’abord, alors que les poètes français ont une prédilection pour les mètres (masculins) au nombre pair de syllabes, les poètes provençaux ont une prédilection pour les mètres (masculins) au nombre impair de syllabes ; en poésie française, le recours à un mètre (masculin) au nombre impair de syllabes sera toujours porteur de sens – et inversement, en poésie provençale, c’est le recours à un mètre (masculin) pair qui sera porteur de sens.

Ensuite, les poètes provençaux pratiquent volontiers la rime célibataire, c’est-à-dire qu’ils admettent comme régulière une strophe à l’intérieur de laquelle un vers ne rime avec aucun autre mais que l’on retrouve à l’identique dans les autres strophes du poème, ainsi que la rime orpheline, c’est-à-dire la rime qui ne se répète nulle part ailleurs dans le poème.

Les vers célibataires tendent à se retrouver en fin de strophe, où ils font office de refrain (c’est le cas notamment chez Guilhen de Peiteu, Jaufré Rudel)

Les troubadours distinguent ainsi la borda estrampa, qui contient une rime célibataire ou orpheline qui repose sur un mot dont la finale est rare et qu’on n’aurait donc pas pu assortir aisément, et la borda estrampa comu, qui contient une rime célibataire ou orpheline qui repose sur un mot dont la finale est courante et qu’on aurait donc pu assortir.

Les poètes français en revanche, vont préférer inventer un mot pour faire rimer deux vers ensemble plutôt que d’« entacher » leur composition d’une rime célibataire ou orpheline. Ainsi, Rutebeuf, dans le Dit de l’erberie n’hésite-t-il pas à créer le mot galofaces pour produire une rime à stopaces :

            Grenaz, stopaces,
            Et tellagons et galofaces
            De mort ne doutera menaces
40        Cil qui les porte.[1]
Rutebeuf, Ci coumence li diz de l’erberie, v. 37-40

un procédé facétieux que ne dédaignera pas Victor Hugo quelques siècles plus tard :

            Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
            Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
            Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
84        Brillait à l’occident, et Ruth se demandait
Victor Hugo, Booz endormi, v. 81-84

Mais un poète comme Marcabrun (1re moitié du XIIe siècle), pour frapper davantage l’oreille, avait, lui aussi, créé des mots, altéré des désinences, ce qui lui valut d’être peu compris de ses contemporains et encore moins des copistes du siècle suivant.

Enfin, si les trouvères et les troubadours étaient semblablement des virtuoses de la rime, ils ne prisaient pas les mêmes jeux sur les rimes. La rime grammaticale (des mots de même radical figurent à la rime mais se différencient par la flexion) :

Li mauvais desa demorront,
Que ja nuns boens n’i demorra.
Com vaches en lor liz morront :
Buer iert neiz qui delai morra.
Jamais recovreir ne porront,
Fasse chacuns mieux qu’il porrat.
Lor peresce en la fin plorront
Et s’il muerent, nuns nes plorra.[2]
 Rutebeuf, La desputizons dou croisie et dou descroisie, v. 209-16

et la rime dérivationnelle (des mots de même radical figurent à la rime mais se différencient par la préfixation) :

A Dieu servir defineroit,
Qui son tens i afineroit,
De legier devroit defineir
Et finement vers Dieu fineir.[3]
Rutebeuf, La complainte de Monseigneur Joffroi de Sergines, v. 3-6

sont également pratiquées par les trouvères et par les troubadours, mais sont assez mal vus chez les premiers, alors qu’elles passent pour témoigner d’une maitrise technique pour les seconds. Le fait que ces jeux sur la rime soient fréquemment exploités par Rutebeuf (cf. les exemples donnés ci-dessus) est à mettre en relation avec la profonde connaissance que ce poète avait de la poésie provençale et sa grande virtuosité technique.[4]

En revanche, la rime équivoquée (procédé qui vise à mettre à la rime des homonymes, ou plus largement plusieurs syllabes qui riment ensemble, mais constituent des mots différents) est une variété de rime particulièrement prisée des trouvères

Maitres Guillaumes au roi vint,
La ou des genz ot plus de vint […][5]
Rutebeuf, Li diz de Maitre Guillaume de Saint Amour…, v. 75-76

Si com hon tient le lis a bel,
Doit hon tenir sainte Ysabel […][6]
Rutebeuf, CLa vie de Sainte Elyzabel…, v. 29-30

et signalée dans tous les traités de seconde rhétorique de la fin du Moyen Âge :

            Le sixte vice se commect
275       En faulse equivocation,
            Comme quant aucun ung mot mect
            Equivocqué en condicion.
            Aucune note et variacion
            A en ce mot et differance,
280      Ainsi qu’en tel locution
            Ce sens n’est pas differant en ce.
L’Infortuné, Instructif de la seconde rethoricque, v. 274-281

mais que semblent avoir ignoré les troubadours.

Ce sont des particularités – ressemblances et dissemblances – qu’il faut connaitre si on veut pouvoir percevoir la poésie médiévale avec le regard et l’oreille des poètes de l’époque – ce qui doit rester le principal objectif de ce cours.


[1]Trad. : …des grenats, des topazes, des tellagons, des galofaces ; il ne craindra pas les menaces de la mort, celui qui les porte.

[2]Trad. : Les lâches resteront de ce côté-ci : aucun vaillant n’i restera. Ils mourront dans leur lit comme des veaux : heureux celui qui outre-mer mourra ! Ils auront beau faire chacun de son mieux, ils ne s’en remettront jamais. Ils finiront pas pleurer leur paresse : s’ils meurent, nul ne les pleurera.

[3]Trad. : …au regard de Dieu, le fin du fin d’une bonne fin. Qui le sert avec l’attention la plus fine, à la fin il fait une digne fin. C’est pourquoi beaucoup sont entrés en religion…

[4]De nombreux points communs entre la poésie de Rutebeuf et celle de Marcabrun affleurent et leur étude pourrait conduire à reconsidérer ce que Faral et Bastin (1959) considèrent comme une faiblesse ou une paresse de Rutebeuf.

[5]Trad. : Maître Guillaume vint trouver le roi, devant plus de vingt personnes

[6]Trad. : De même qu’on tient le lis pour beau, on doit tenir sainte Ysabeau…

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

ulb ltc

L’utilisation du genre masculin dans les pages du présent site a pour simple but d’alléger le style. Elle ne marque aucune discrimination à l’égard des femmes.