Vers masculins et féminins

Dans la poésie en ancien provençal, les vers ayant à la rime un mot terminé par un /a/ comptent une syllabe surnuméraire. Comme pour la poésie en ancien français, cette syllabe surnuméraire, donc comptée, ne rend pas le vers irrégulier – un 8-syllabes restera un 8-syllabes même avec cette 9e syllabe. Et comme dans les traités de seconde rhétorique, les traités de segonda sciencia de rhetorica sont ici sans ambigüité :

Et si tant es que amb aytals bordos de quatre sillabas termenans en accen agut vols ajustar bordos termenans en accen greu, adoncz cascus d’aytals termenans en accen greu deu havers mays una sillaba. Et aysso meteysh de quantas que sillabas sian li verset, per so que l’accens longs et agutz cajon en paritat de sillabas ; estiers seria desemblans le compas e que no hauria bela cazensa. Et que aytal bastonet termenan en accen greu dejan haver mays una syllaba que cil que termeno en accen agut, pauzam vos aquest yshemple.[1]
Guilhem Molinier, Leys d’Amors, II, p. 63

Ayssi pot hom vezer que mays han una sillaba li bordo que termeno en accen greu que li altre que termenan en accen agut, et enpero aquest compas apelam de quatre sillabas quar segon ques dig, havem respieg al accen long o agut e no al greu en aquest cas.[2]
Guilhem Molinier, Leys d’Amors, édition de Gatien-Arnoult, I, p. 104

Là où les traités provençaux se distinguent des traités français, c’est en dans le fait qu’ils fournissent à cette particularité une explication linguistique.

En effet, dans les deux passages cités des Leys d’amors (extraits de deux manuscrits différents), le caractère surnuméraire de cette syllabe est imputé à l’accentuation des mots provençaux. Les accents dits longs ou agutz (‘longs’ ou ‘aigus’) dans les Leys d’Amors sont ceux qui frappent les syllabes toniques ; les accents dits greu (‘graves’ ou ‘brefs’) sont ceux des syllabes que nous dirions atones.

Quelques éclaircissements s’imposent, nous imposant un détour par la phonétique historique.

Les langues d’oc ont connu le même type d’évolution phonétique que les langues d’oïl, une évolution qui a contribué à réduire la masse phonique des mots.

L’accent dynamique des mots du gallo-roman – dont sont nées les langues d’oïl et d’oc – portait sur la pénultième, voire l’antépénultième syllabe. Son dynamisme a eu pour effet de faire s’amüir les voyelles atones qui suivaient – les post-toniques d’abord (dès le latin vulgaire), les finales ensuite.

Comme dans les langues d’oïl, les voyelles finales se sont amüies dans les langues d’oc, à l’exception du /a/, qui s’y est maintenu tel quel (en français il s’est affaibli sous la forme d’un /ə/). Cette précision est importante, car elle revient à dire que, dans les mots provençaux terminés en /a/, le /a/ était une voyelle atone (greu), alors que toutes les autres finales de mots étaient toniques (agutz). C’est ce qui explique leur traitement différencié en poésie provençale – en même temps que cela explique le traitement différencié des /ə/ en poésie française (à la fin du vers ou dans le vers).

Les Leys d’Amors pointent quelques mots dont le /a/ final est tonique, parmi lesquels de nombreux emprunts au grec. Ils font pendant aux quelques /ə/ finals du français qui sont dits masculins, c’est-à-dire qui, surnuméraires, rendraient le vers irrégulier – les /ə/ de mots monosyllabiques.

En ancien et moyen français comme en ancien provençal, c’est donc la phonétique qui explique que les vers ayant à la rime un mot terminé par un /ə/ (en français) ou un /a/ (en provençal) comptent une syllabe surnuméraire – à moins que ce /ə/ ou ce /a/ soient masculins.

Voici un exemple sur des vers provençaux donnés comme des 5-syllabes, avec une syllabe systématiquement surnuméraire pour les vers rimant en –a :

Dels bordos de v. sillabas.
            Las en mon joven
            Era per la gen
            Temsutz e prezatz
4          E pueys apelatz
            Per los grans senhors
            En mantas honors,
            En gran reverensa,
8          E ma bevolensa
            Volia cascus.
            Mas ara negus
            De mi non ha cura
12         Ni vezer non cura,
            Quar endevengutz
            soy vielhs et canutz[3]
Guilhem Molinier, Leys d’Amors, II, p. 64


[1]Trad. : Mais si à ces vers de quatre syllabes, terminés en accent aigu, on veut en joindre de terminés en accent grave, chacun de ces vers terminés en accent grave doit avoir une syllabe de plus. Cette règle est générale ; de sorte que, de quelque nombre de syllabes que soient composés les vers terminés en accent aigu, ceux qu’on y joint, terminés en accent grave, doivent toujours avoir une syllabe de plus : comme il a été dit et comme on peut le voir par l’exemple suivant.

[2]Trad. : Ainsi l’on voit, par cet exemple, que les vers terminés en accent grave ont une syllabe de plus que ceux qui se terminent en accent aigu. Cependant nous appelons cette mesure de quatre syllabes, parce que, suivant ce qui a été dit, nous n’avons point égard, dans ce cas, à l’accent grave, mais seulement à l’accent long ou aigu.

[3]Trad. : Des vers de 5 syllabes. Las! en ma jeunesse, / J’étais par chacun / Estimé, prisé / Et puis appelé / Par les grands seigneurs, / À beaucoup d’honneurs, / Avec grand respect / Et ma bienveillance / Chacun la voulait. Mais à présent, nul / De moi n’a souci ; / Nul ne me vient voir, / Étant devenu / Et vieux et chenu.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

ulb ltc

L’utilisation du genre masculin dans les pages du présent site a pour simple but d’alléger le style. Elle ne marque aucune discrimination à l’égard des femmes.