Vers parfait et vers imparfait

Dans l’extrait qui vient d’être cité de l’art poétique de Jean Molinet, l’un des grands « rhétoriqueurs » du XVe siècle, il est fait allusion à des vers parfaits et imparfaits, qui se différencient par leur nombre de syllabes.

Et est assavoir que tous mettres dont la derreniere sillabe est imparfaicte de quelque quantite quil soit excede le mettre parfait d’une sillabe.
Jean Molinet, L’art et science de rhethorique pour faire rigmes et ballades, p. 4

Cette distinction est à la fois l’une des plus fondamentales qui puisse exister dans la poésie de l’époque et l’une des plus spécifiques à cette poésie. De quoi s’agit-il ?

Un vers imparfait est un vers qui a à la rime un mot terminé par un /ə/ ; un vers parfait est un vers qui a à la rime un mot terminé par n’importe quoi sauf un /ə/. En poésie, le vers parfait est donc défini négativement par rapport au vers imparfait, c’est du non-imparfait. Le vers imparfait est aussi appelé vers féminin, cependant que le vers parfait est aussi appelé vers masculin. Dans le premier cas, on dit la rime imparfaite ou féminine ; dans le second on la dit parfaite ou masculine.

À première vue, il peut sembler qu’on n’a là rien de bien différent de ce qu’on a en poésie moderne. Le transfert n’est toutefois pas si simple – et c’est justement sur ce point précis que pèchent la plupart des reconstructions modernes du savoir poétique médiéval, car la différence ne réside pas seulement dans la terminologie : elle est dans les fondements mêmes de la poésie.

La différence que l’on fait en poésie moderne entre rime féminine et rime masculine est liée au fait que la finale /ə/-/œ/[1] des rimes féminines n’est pas prononcée et n’est donc pas dénombrée dans le comptage des syllabes d’un vers. Ainsi, dans cette strophe de Gilles Vigneault, nous avons quatre vers de 7 syllabes :

Un enfant dessine un cercle
C’est sa balle. C’est sa tête
Un enfant dessine un rond
C’est sa tête et son ballon.
Gilles Vigneault, Un enfant dessine un rond

Autrement dit, les quatre vers de cette strophes comptent tous sept syllabes, ni plus ni moins.

Remarque
Ces vers sont dits simplement « 7-syllabes » dans la terminologie de Benoit de Cornulier, que nous avons choisi d’adopter dans le cadre de ce cours. Se reporter au glossaire pour toutes les équivalences terminologiques.

Pourtant, quelqu’un qui ignore tout de la poésie française moderne pourra avancer que les deux premiers vers de cette strophe comptent huit syllabes, non sept, en quoi il fera erreur – en poésie moderne, il n’est pas d’usage de compter la syllabe finale lorsqu’elle est féminine, c’est-à-dire lorsqu’elle a pour noyau un /ə/ (un /œ/).

Il n’en va pas de même toutefois dans la poésie médiévale, principale raison pour laquelle l’acculturation à la poésie classique française dessert la compréhension de la poésie médiévale.

Dans la poésie médiévale, le /ə/ de la rime féminine est prononcé et, plus important encore, est comptabilisé comme syllabe. La dernière syllabe féminine d’un vers est toujours comptée, mais elle est aussi toujours présentée comme surnuméraire. Elle est toujours présentée comme surnuméraire mais ne rend pas pour autant le vers irrégulier. C’est la raison pour laquelle les poéticiens du Moyen Âge parlent de vers « imparfait » :

Et est assavoir que tous mettres dont la derreniere sillabe est imparfaicte, de quelque quantité qu’il soit, excede le mettre parfait d’une sillabe.
Molinet, L’art et science de rhethorique pour faire rigmes et ballades, p. 4

Les propos de Molinet cités ici sont sans équivoque : la syllabe féminine est excédentaire, le vers féminin comptant toujours une syllabe de plus que le vers masculin. La règle est formulée dans des termes équivalents et non équivoques dans la plupart des traités de seconde rhétorique.

Ainsi, dans un poème médiéval fait de 8-syllabes, seuls les vers masculins compteront effectivement 8 syllabes ; les vers féminins compteront eux systématiquement 9 syllabes :

            Aucuns piez si sont masculins
            Com en ceste ligne premiere ;
            Les autres si sont feminins
4          Comme l’on voit en la derniere.[2]
L’art de rhetoricque pour aprendre a ditter et rimer en pluseurs manieres, p. 2

Mais ces vers de 9-syllabes, dont les 9 syllabes vont être distinctement prononcées, seront à interpréter comme de simples variantes de vers de 8-syllabes, ne rendant pas la construction poétique irrégulière. Dit autrement, dans une construction poétique isométrique (c’est-à-dire dont tous les vers sont construits sur le même schéma métrique), la présence de vers féminins comptant tous une syllabe surnuméraire ne conduira pas à considérer le poème comme hétérométrique (c’est-à-dire dont les vers sont construits sur différents schémas métriques).

Le traitement différencié des finales /ə/ dans les vers français du Moyen Âge s’explique par la phonétique historique – nous y reviendrons au moment d’aborder la poésie provençale sur laquelle les grammaires médiévales jettent un éclairage sans ambigüité. Mais l’existence de vers qui restent réguliers tout en ayant une syllabe féminine surnuméraire est l’une des principales caractéristiques de la poésie médiévale en français.

Pour le reste, on peut retenir que dans la poésie médiévale en langues d’oc, les vers considérés comme longs (9-syllabes et au-delà) sont césurés. Dans les traités médiévaux, la césure est le plus souvent appelée coupe ; lorsque le mot qui se trouve avant la césure est un mot se terminant par une syllabe féminine, le comptage des syllabes du premier demi-vers[3] s’opère comme le comptage du vers entier ; en d’autres termes, le premier demi-vers peut compter une syllabe surnuméraire ; c’est ce qu’on appelle la césure féminine (la tradition moderne parle de césure épique, car le cas s’observe surtout dans les chansons de geste en vers de 10-syllabes). Ainsi, un 10-syllabes pourrait compter potentiellement 12 syllabes tout en étant parfaitement régulier : une syllabe surnuméraire avant la césure (césure féminine) et une syllabe surnuméraire à la finale (rime féminine).

Dans la terminologie poétique médiévale, le couple d’adjectifs masculin-féminin s’attache aussi bien au vers, qu’à la rime, à la syllabe ou à la coupe. La terminologie parfait-imparfait rend compte des mêmes spécificités, mais est moins utilisée.

Remarque
Le fait que la syllabe féminine de fin de vers soit comptée semble ce qui différencie le plus nettement le vers médiéval du vers moderne ; Benoit de Cornulier préconise toutefois de la compter dans les vers classiques également – cela peut paraitre révolutionnaire, mais en réalité cela résout de nombreux problèmes de description et de traitement de la poésie classique et moderne.


[1]On tend à considérer qu’en français actuel, le /ə/ final a cédé le pas partout à un /œ/ ; on n’entrera pas ici dans ce débat de spécialistes.

[2]Trad. : Certaines syllabes sont masculines comme dans ce premier vers, les autres sont féminines comme on voit dans le dernier vers.

[3]Hémistiche.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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