La perception de la poésie par les poètes du Moyen Âge

Indépendamment des observations que l’on peut trouver chez les lettrés, on trouve également chez différents poètes, bien avant le xive siècle, époque où « fleurissent » les arts poétiques, tant français que provençaux, des allusions éparses qui donnent à penser que des arts poétiques de la poésie en langue vulgaire existaient bien avant ceux dont nous avons conservé le texte, mais que leur mode de transmission devait être oral – dit autrement, on apprenait la poésie en fréquentant des poètes et en les imitant.

On trouve en effet chez les poètes médiévaux, à l’intérieur même de leurs poèmes, des allusions nombreuses à la technique poétique.

Ainsi chez Chrétien de Troyes ou en tout cas dans un roman qu’on attribue traditionnellement à Chrétien de Troyes et qui serait une œuvre de jeunesse (milieu du xiie siècle donc), le roman de Guillaume d’Angleterre, on trouve ces quelques vers qui attestent au moins l’existence d’une terminologie poétique :

Crestiens se veut entremetre,
Sans nient oster et sans nient metre,
De conter un conte par rime,
U consonant u lionime[1]
Guillaume d’Angleterre, v. 1-4

Remarque
Nous verrons plus loin le vocabulaire utilisé au Moyen Âge pour décrire la technique poétique – dont on a ici un petit échantillon : rime, consonant, lionime.

Le cas de Chrétien de Troyes ou en tout cas du prénommé Crestiens dans ces vers n’est pas isolé.

Au nombre de ceux qui évoquent le plus régulièrement leur art dans leurs œuvres, il y a Rutebeuf, qui avoue notamment avoir choisi d’être poète par incapacité à faire quoi que ce soit de ses dix doigts. Rutebeuf conclut sa Vie de sainte Elyzabel ainsi :

            Ainsi fist la bien eüree
            (Bien dut s’arme estre asseüree)
            Dont Rutebuez a fait la rime.
1994    Se Rutebuez rudement rime
            Et se rudesse en sa rime a,
            Preneiz garde qui la rima.
            Rutebuez, qui rudement euvre,
1998    Qui rudement fait la rude euvre,
            Qu’asseiz en sa rudesse ment,
            Rima la rime rudement.
            Car por nule riens ne creroie
2002    Que bués ne feïst rude roie,
            Tant i meïst hon grant estude.
            Se Rutebuez fait rime rude,
            Je n’i part plus, mais Rutebués
2006    Est ausi rudes coume bués.[2]
Rutebeuf, La vie de sainte Elyzabel, v. 1991-2006

Remarque
Le verbe rimer, avec lequel Rutebeuf s’amuse ici, est utilisé au Moyen Âge pour désigner globalement le fait de mettre en vers alors que Crestiens l’utilise dans le sens où nous l’entendons actuellement. Nous reviendrons sur cette terminologie.

Guillaume de Machaut (1300-1377) s’interrogera également sur l’art poétique, dans les « Intermèdes lyriques » du Remède de fortune, un texte composé vers 1340, et dans le « Prologue » du Dit dou vergier, texte composé vers 1370 :

            Retorique versefier
148      Fait l’amant et metrefîer,
            Et si fait faire jolis vers
            Nouviaus et de metres divers :
            L’un est de rime serpentine,
152       L’autre equivoque ou leonine,
            L’autre croisie ou retrograde,
            Lay, chanson, rondel ou balade ;
            Aucune fois rime sonant
156       Et, quant il li plaist, consonant ;
            Et li aourne son langage
            Par maniere plaisant et sage.[3]
Guillaume de Machaut, Œuvres complètes, 1, v. 147-158

Remarque
Sur ce point, voir plus particulièrement : Edmond Faral, Les arts poétiques du xiie et du xiiie siècles, Paris, Champion, 1924.

Eustache Deschamps sera le premier, semble-t-il, à structurer ses réflexions en un texte autonome, le premier art poétique de l’histoire de la poésie française – le premier que nous ayons conservé.

Les troubadours ne semblent pas accuser la même tendance que les trouvères à parler de leur art dans leurs productions poétiques. Certes, le mot coblas ‘strophes’ apparait de manière récurrente dans leurs textes ; et bien souvent, les poèmes en langue provençale contiennent dans leurs derniers vers le nom de la forme poétique adoptée (dans des formules du type « j’ai fait ce sirventes, ce tenso, cette canso… »), ce qui est très utile pour nous, mais les allusions à leur technique poétique semblent se limiter à cela, sauf peut-être chez le poète marseillais Bertran Carbonel (seconde moitié du xiiie siècle), notamment dans cette cobla (on a conservé de lui beaucoup de poèmes monostrophiques) :

            Alcun nessi entendedor,
            Cais yeu soi dels autres pus prims,
            An fag coblas en tan cars rims
4          C’om no y troba respondedor,
            Don alcus fort se glorifia.
            Mas sapchas c’aiso es folia,
            Que·l jonheyres, segon valor,
8          Deu voler a son jonhedor
            Las armas semblans que el ha !
            Atressi sel que cobla fa
            Deu donar rims segon razo
12         Que y puesca hom far responsio.[4]
Bertran Carbonel, Alcun nessi entendedor

ou plus ponctuellement, à la même époque, chez Guiraut Riquier :

            Car qui sap dansas far
            E coblas e baladas
96        D’azaut maistrejadas,
            Albas e sirventes,
            Gent e be razos es
            c’om l’apel trobador,
100      e deu aver honor
            per dreg mais de joglar,
            c’us autres se pot far
               joglars ab so saber.[5]

Guiraut Riquier, Declaratio, v. 94-103


[1]           Trad. : Christian veut entreprendre, sans rien ôter ni ajouter, de raconter une histoire en rimes, consonantes ou léonines.

[2]           Trad. : C’est ainsi qu’a agi cette bienheureuse (son âme n’a pas dû être en danger), sur laquelle Rutebeuf a rimé. Si Rutebeuf rime avec rudesse et s’il y a de la rudesse dans sa rime, prenez garde au nom de celui qui rima. Rutebeuf, qui travaille avec rudesse, qui fait avec rudesse une œuvre rude (dans sa rudesse il déçoit beaucoup), rima la rime rudement. Car rien ne me ferait croire qu’un bœuf pût faire autre chose qu’un sillon rude, quelque peine qu’on y mit. Si Rutebeuf fait des rimes rudes, je ne discute plus : Rutebeuf est aussi rude qu’un bœuf.

[3]           Trad. : La science de rhétorique fait versifier et mettre en vers l’amant et lui fait faire de jolis vers nouveaux et de mètres variés : l’un est en rimes serpentines, l’autre équivoques ou léonines, croisées ou rétrogrades, lai, chanson, rondeau ou ballade. Parfois la rime est sonnante et, quand il lui plait, consonante ; elle lui habille son langage d’une manière agréable et habile.

[4]           Trad. de Jeanroy : Quelques sots, se piquant de poésie, comme si j’étais plus subtil que les autres, ont fait des coblas en rimes si rares, qu’il ne se trouve personne qui y puisse répondre, ce dont certains se glorifient beaucoup. Mais sachez que cela est folie, car le combattant doit, selon justice, vouloir pour son adversaire des armes pareilles aux siennes. De même, celui qui fait une cobla doit donner des rimes raisonnables pour qu’on puisse y répondre.

[5]           Trad. : Car qui sait faire des danses, des poèmes, des balades, de charmants ouvrages, des aubes, des sirventes, il est bon et juste qu’on l’appelle troubadour, et il doit avoir honneur par droit, mais pour ce qui est du jongleur, le jongleur peut faire un autre usage avec cette science.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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