La perception de la poésie par les lettrés

Si le poème en langue française le plus ancien que nous ayons conservé, la Séquence de sainte Eulalie, qui daterait de 881, fait coïncider, ou presque, la date de la naissance de la poésie française avec la date de naissance de la langue française elle-même (842), l’art poétique français le plus ancien que nous ayons conservé, sous la forme d’un Art de dictier composé par Eustache Deschamps, date en revanche de la fin du xive siècle (1392) – même si on trouve des évocations de la technique poétique dans de nombreux textes antérieurs. Soit un décalage de plus de cinq siècles entre les premiers poèmes français conservés et le premier traité qui décrive le fonctionnement de la poésie française.

Pour la langue provençale, l’écart est un peu moindre, puisque les plus anciens poèmes en langue d’oc que nous ayons conservés, ceux de Guilhen de Peiteu (Guillaume IX d’Aquitaine), datent des alentours de 1100 – quelques fragments peu exploitables pourraient dater du xe ou du xie siècle ; que le plus ancien art poétique provençal que nous ayons conservé, le Doctrinal del trobar de Raimon de Cornet, a été composé en 1324 ; et que les règles de la poésie des troubadours n’ont été officiellement promulguées qu’en 1356, sous l’intitulé des Leys d’Amors (les « lois de l’amour ») composées par Guilhem Molinier. Soit plus de deux siècles entre les premiers poèmes provençaux conservés et le premier art poétique provençal connu.

Cette grande distance dans le temps ne veut évidemment pas dire que dans l’intervalle, la poésie française et la poésie provençale ont adopté un état de veille, qu’il ne s’est rien passé en poésie qui ait mérité qu’on en parle.

La poésie française n’a cessé d’évoluer depuis son émergence supposée au ixe siècle et a atteint au xiiie siècle, avec un poète comme Rutebeuf, des sommets de virtuosité qu’elle n’atteindra plus par la suite que dans des poèmes totalement artificiels, chez les « rhétoriqueurs » de la fin du xve siècle, qui cherchaient la sophistication technique en elle-même et pour elle-même. La poésie provençale culminera au xiie siècle (avec Bernart de Ventadorn ou Marcabrun), mais connaitra ensuite un déclin qui s’accusera à la fin du xve siècle (les poètes se détourneront de la langue provençale) et ne survivra (ou ne renaitra) plus ensuite que chez quelques poètes qu’on dit « baroques ».

Absence d’art poétique ne veut donc pas dire absence d’activité poétique. Mais par le fait que nous n’avons pas gardé de traces d’arts poétiques pour les premiers siècles de la poésie en langue française et en langue provençale, cette poésie médiévale pourrait donner l’impression de s’être développée en dehors de toute « règlementation ». Il n’en est rien évidemment. Même s’il a fallu attendre 1392 pour le premier art poétique français et 1324 pour le premier art poétique provençal, on trouve bien avant des indices des fondements théoriques de cette poésie.

Le plus ancien témoignage sur la poésie français est peut-être, au xiiie siècle, celui du florentin Brunetto Latini (1220-1294) – peut-être, car il reste de nombreux textes médiévaux à découvrir et à explorer. Pourquoi un Italien ? Il faut se souvenir qu’au xiiie siècle, les textes écrits en latin ne sont plus compris que de l’élite, d’une part, et que, d’autre part, la langue française jouit d’un prestige sans précédent, en partie lié à la personnalité de saint Louis. Dans un tel contexte, de nombreux Italiens ont choisi de s’exprimer en français, ce qui représentait alors pour eux la meilleure garantie d’être lus et reconnus, d’où la naissance de cette langue littéraire bâtarde, le franco-italien, dans laquelle ont été rédigés de nombreux textes médiévaux[1].

Brunetto Latini, (Brunet Latin, si on opte pour la version francisée de son nom), dans son Livres dou Tresor (composé vers 1260) donne l’un des plus anciens témoignages qu’on ait conservé de ce qu’il existait bien des fondements théoriques à la poésie en langue vulgaire et de ce que les « philosophes » (nom des savants de l’époque) avaient déjà bien perçu toutes les spécificités de la poésie en langue vulgaire :

[…] il li convient conter totes les sillabes de ses diz en tel maniere que li vers soient acordables en nombre, et que li uns n’ait plus que li autres.
Aprés ce convient il amesurer les deus derraines sillabes dou vers en tel maniere que totes les letres de la derraine sillabe soient semblables, et au mains la vocal sillabe qui va devant la derraine.[2]
Brunetto Latini, Li livres dou tresor, III, I, 10

Brunetto Latini met l’accent sur le caractère numérique du vers français et le calcul des syllabes : il faut conter totes les sillabes ; il faut que li vers soient acordables en nombre, et que li uns n’ait plus que li autres. Il met aussi l’accent sur les rimes : il faut amesurer les deus derraines sillabes dou vers ; il faut que totes les letres de la derraine sillabe soient semblables et au mains la vocal sillabe qui va devant la derraine[3]. Il poursuit avec des considérations d’ordre musical qui sont plus pertinentes pour la poésie italienne que pour la poésie française et la poésie provençale.

Dans le domaine provençal, l’écart entre les premiers poèmes et les premiers arts poétiques est également comblé, mais par les propos des grammairiens cette fois, l’ancienne langue provençale se distinguant de l’ancienne langue française en ce qu’elle a fait très tôt l’objet de descriptions.

Remarque
Les premières grammaires du provençal rédigées par ce qu’on appellerait aujourd’hui des « locuteurs natifs » datent du début du XIIIe siècle, alors que les premières grammaires du français rédigées par de tels locuteurs datent du xXVIe siècle[4].

Le Donatz proensals d’Uc Faidit, grammaire du provençal composée en latin vers 1240, s’assortit d’une table des rimes. Les Regles de trobar de Jaufré de Foxa (1290) et les Rasos del trobar de Raimon Vidal de Besaudun (1310) sont des grammaires de la langue provençale illustrées d’exemples empruntés aux troubadours et qui de ce fait tiennent autant de l’art poétique que de la grammaire (la langue décrite est celle des troubadours, et on rentre inévitablement dans des considérations poétiques). Raimon de Cornet, en 1324, et Guilhem Molinier, en 1356, dissocieront la grammaire de l’art poétique pour se centrer davantage sur ce dernier.

Le contenu de ces grammaires du provençal et de ces arts poétiques provençaux est d’une extrême richesse, nous y reviendrons de manière plus détaillée dans la suite ; mais nous pouvons déjà retenir ici que les propos des grammairiens et poéticiens provençaux rejoignent ceux des lettrés français en attirant l’attention sur le caractère numérique et rimique de la poésie provençale.


[1]           Cf. Repertorio informatizzato dell’antica letteratura franco-italiana, http://www.rialfri.eu/rialfriWP/

[2]         Trad. : Il lui [=le poète] faut compter toutes les syllabes de ses vers de telle manière que les vers concordent en nombre [de syllabes] et que l’un n’ait pas plus [de syllabes] que l’autre. Après cela, il lui faut assortir les deux dernières syllabes du vers de telle manière que tous les sons de la dernière syllabe soient semblables et au moins la voyelle de l’avant-dernière syllabe.

[3]         La ponctuation adoptée ici par l’éditeur est trompeuse, pouvant faire croire à une restriction du propos, alors que Brunetto Latini nous dit que la communauté doit porter sur l’avant-dernière voyelle et (« + » ) la dernière syllabe.

[4]         La plus ancienne grammaire du français, œuvre d’un Anglais, date du xive siècle.

Mais non, vous ne vous êtes pas perdu !

 

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